Par Yoav Litvin
Non, « l’empathie » ne peut pas « briser le cycle de la violence en Palestine-Israël ».
Le “processus de paix” entre les dirigeants israéliens et palestiniens est mort depuis longtemps, mais les funérailles officielles n’ont jamais eu lieu. Israël continue de priver les Palestiniens de leurs droits, de les persécuter et de les déplacer, tout en resserrant ses liens avec les forces fascistes du monde entier, notamment les États-Unis, la Hongrie, les Philippines et le Brésil.
En 2005, déçue par les politiciens, la société civile palestinienne a lancé à la communauté internationale un appel au Boycott, Désinvestissement et Sanction (BDS) de l’Etat israélien, jusqu’à ce qu’il reconnaisse pleinement leurs droits. Le mouvement BDS a obtenu un large soutien parmi les Palestiniens et leurs alliés, et a remporté plusieurs victoires importantes en matière de relations publiques, y compris la récente réaffirmation d’un prix à Angela Davis, icône des droits civiques, après son annulation due aux pressions de groupes sionistes qui n’appréciaient pas son soutien au mouvement BDS.
Malgré l’appel au BDS et l’échec de décennies de négociations, il y a des gens pour affirmer qu’il est encore possible de parvenir à la paix et la justice par le dialogue et le compromis entre Palestiniens et Sionistes.
Dans un récent éditorial du Guardian, le professeur Simon Baron-Cohen, chercheur sur l’autisme, parle de l'”empathie” comme d’un moyen naturel de combler le fossé entre des peuples en conflit pour bâtir un avenir commun. Il dit que l’empathie entre les victimes est le premier pas vers la réconciliation entre les sociétés israélienne et palestinienne qui se sont déshumanisées au contact l’une de l’autre.
Baron-Cohen reconnaît qu’il n’est pas un expert en la matière, ce qui explique sans doute pourquoi son propos s’apparente à de la propagande sioniste de gauche.
La propagande sioniste
Le but ultime de la propagande d’un appareil nationaliste quel qu’il soit est de faire fusionner la perception du « moi » avec celle de la « nation » chez les individus, pour en faire des créatures entièrement dévouées à la classe dirigeante. Dans un contexte où l’État considère la critique comme une menace existentielle, il est nécessaire de lutter pour garder sa liberté de pensée et ne pas se laisser happer par la psyché collective.
Le mouvement sioniste est une expression moderne de suprématie blanche depuis toujours. Les sionistes ont repris des éléments du judaïsme et du libéralisme et les ont reconditionnés pour en faire des outils de propagande identitaire au service de leur expansion coloniale.
L’État d’Israël est construit sur le mensonge inscrit dans une Loi fondamentale, selon laquelle ce serait un état tout à la fois juif et démocratique.
Toutefois, Israël n’est pas un État démocratique, comme en témoigne la longue liste de mesures anti-palestiniennes, y compris la récente loi sur l’État-nation juif.
Ce n’est pas non plus un État juif, comme le montre le ciblage systématique par Israël des Juifs antisionistes, et ses préjugés contre les Juifs séfarades, mizrahi * et africains, ainsi que sa collaboration continue avec des forces antisémites qui veulent instaurer un apartheid mondial.
Le lien artificiel entre le sionisme et le judaïsme permet de saper la résistance anti-coloniale en faisant passer la critique du sionisme et des politiques israéliennes envers les Palestiniens pour des attaques contre tous les Juifs et donc pour de l’antisémitisme, et en présentant une lutte politique pour un territoire et ses ressources entre une force d’occupation et un peuple occupé comme un “conflit” entre deux camps relativement égaux.
Le flanc de gauche libérale du sionisme a pour rôle d’atténuer et de corriger l’essence réactionnaire, colonialiste et suprémaciste blanche du mouvement, et de masquer ses objectifs réels, à savoir l’expansionnisme et l’apartheid.
Il présente fallacieusement le sionisme comme une idéologie compatible avec les valeurs démocratiques et progressistes et avec les droits humains, qui serait empreinte d’une véritable volonté de paix, de justice et d’intégration au Moyen-Orient.
Le sionisme « de gauche »
Les libéraux de la gauche sioniste veulent faire croire qu’il y a en Israël un échiquier politique qui va de la gauche à la droite. Mais les différences entre les extrêmes des deux camps ne sont que tactiques et cosmétiques, et uniquement destinées à maintenir l’illusion d’une société jouissant d’une saine démocratie.
Les partis sionistes « d’extrême gauche » et « de gauche libérale » militent pour les libertés civiles des membres de la classe privilégiée mais n’osent pas aborder la nature même du sionisme, dont les adeptes terrorisent les Palestiniens autochtones depuis plus de 70 ans.
Dans un total déni de la vérité historique, les sionistes libéraux présentent les versions israéliennes et palestiniennes de la réalité actuelle comme deux vérités opposables, et les deux peuples comme des victimes dont les revendications et les griefs légitimes doivent faire l’objet de longues négociations assorties de concessions difficiles avant qu’un compromis ne soit trouvé.
Cette vision coloniale est à la base du récit révisionniste des sionistes de la gauche libérale qui assimile les colons oppresseurs, qui détiennent tous les leviers du pouvoir, à leurs victimes palestiniennes.
Cette fausse équation que l’article de Baron-Cohen entérine, est aussi à la base de l’adhésion sioniste libérale à la « solution de deux États » qui résoudrait « le conflit » en divisant le territoire conformément aux intérêts « sécuritaires x israéliens pour officialiser les bantoustans palestiniens existants, et au refus d’Israël d’accorder un État souverain viable aux Palestiniens, comme il en a le pouvoir à la différence des Palestiniens qui n’en ont aucun.
Enfermés dans un cadre de pensée malhonnête et impérialiste, les sionistes de la gauche libérale estiment qu’insister sur la vérité historique et la nécessité de rendre des comptes est inutile, puéril, voire mesquin, et prétendent résoudre les problèmes grâce à leur vision soi-disant « pragmatique » de l’avenir plutôt qu’en s’inspirant des leçons du passé.
De plus, les sionistes de la gauche libérale, comme le défunt romancier Amos Oz, ont l’immoralité de considérer les crimes de guerre israéliens comme des réponses justifiées à la résistance violence des Palestiniens contre une colonisation qu’ils sortent de son contexte.
Un cadre alternatif
Les victimes de violence domestique et d’autres formes de maltraitance ont besoin de prendre confiance en elles pour mettre fin à leur calvaire en portant plainte contre leurs oppresseurs. Loin d’être un premier pas vers la libération, l’empathie pour l’agresseur constitue, au contraire, une forme de perpétuation de l’exploitation. Elle donne du pouvoir à l’agresseur et cimente la dynamique de la maltraitance en niant l’inégalité même de la relation.
La notion d’empathie de Baron-Cohen est oppressive car il l’applique de la même manière aux victimes palestiniennes qu’à leurs agresseurs sionistes. Sa présentation décontextualisée de l’empathie comme premier pas vers la réconciliation est une spécieuse démonstration sioniste libérale, qui consolide le statu quo de l’oppression et de la dépossession, en passant sous silence le soutien incroyable qu’Israël reçoit des forces impérialistes, dont son propre pays, la Grande-Bretagne.
Il n’est pas surprenant qu’il cite à l’appui de sa thèse deux éminents apologistes sionistes libéraux : Amos Oz et le journaliste déchu Ari Shavit, tout en ignorant complètement les universitaires palestiniens et les appels au rejet de la normalisation.
Pour que l’égalité, la paix et la justice règnent en Israël/Palestine, tant pour les Palestiniens que les Juifs, il ne faut surtout pas, comme le fait Baron Cohen, présenter les récits palestiniens et sionistes comme deux vérités opposables, il faut, au contraire que le sionisme disparaisse complètement car c’est une force hégémonique coloniale et suprémaciste blanche.
À cet effet, il est essentiel d’approfondir les fondements, les motivations et les forces qui structurent le sionisme, en adoptant une approche par étapes qui s’appuie sur l’expérience des autres mouvements anti-coloniaux et antiracistes, et sur l’alliance avec ces groupes.
Les militants pro-palestiniens doivent réserver leur empathie aux autres victimes de l’oppression patriarcale suprémaciste blanche, comme les personnes de couleur, les femmes, les groupes autochtones, les Juifs, les musulmans, les immigrants, les LGBTQI et autres.
Une fois la structure oppressive déconstruite, elle peut être effectivement détruite, après quoi un processus de réhumanisation et de réconciliation par l’empathie peut avoir lieu. L’expression orale ou écrite et l’art en général sont de puissants moyens de réaffirmer son identité et de construire des ponts.
C’est pourquoi, les œuvres d’art israéliennes qui remettent le sionisme en question sont critiquées, voire censurées et interdites, et les artistes même parfois arrêtés et emprisonnés, comme l’a été Dareen Tatour.
L’analyse du sionisme en tant que mouvement colonialiste permet de connaître ses motivations sous-jacentes, ses objectifs et ses techniques de propagande. Une dynamique sans cesse croissante de traumatismes et d’agressions sert à normaliser l’oppression sioniste/israélienne par un processus de déshumanisation de “l’autre”, et rend pratiquement impossible la réconciliation du fait qu’elle divise la société en deux groupes, l’un qui subit l’apartheid et l’autre qui en profite.
L’étude de la vérité historique permet de demander des comptes aux responsables et de dépersonnaliser les normes structurelles oppressives.
Une approche intersectionnelle peut alors favoriser l’apparition d’un leadership efficace dans une communauté de victimes qui incarnent l’oppression sous toutes ses formes.
Les leaders palestiniens et les sauveurs blancs
A la fin de son article, Baron-Cohen tente de démontrer la capacité de l’empathie à créer des liens aboutissant à la réconciliation, en utilisant un exemple décontextualisé : Siham, une Palestinienne symbolique dont le frère « a été tué par une balle israélienne » (et non pas tuée par un soldat sur l’ordre d’un régime d’apartheid illégal) se lie avec Robbie, une Israélienne dont le fils « a été tué par une balle palestinienne » (et non par un Palestinien ayant le droit légal de mener la lutte armée contre l’occupation).
Dans le – fallacieux -cadre sioniste libéral de gauche, ces deux femmes sont présentées comme des victimes comparables liées par une douleur partagée.
Cette notion d’empathie a été largement utilisée pendant les années des accords d’Oslo, lorsque Palestiniens et Israéliens ont été réunis pour dialoguer.
Cependant, comme la vérité historique a été ignorée et que rien n’a été fait pour empêcher les abus à venir, tout le monde est ensuite retourné dans les mêmes communautés du même système d’apartheid : Les Israéliens à leurs privilèges et les Palestiniens à leur oppression.
En tant qu’outil de propagande efficace, le sionisme de gauche prône une normalisation qui colonise l’esprit. L’ « empathie » sert à normaliser, dissimuler et maintenir l’oppression continue des Palestiniens. Elle donne une fugace impression mensongère de progrès.
Tant que l’oppression sioniste durera, l’empathie fondée sur la co-résistance, et non la coexistence, est la seule forme d’empathie appropriée. Tous ceux qui veulent libérer les Palestiniens de l’oppression doivent écouter les leaders palestiniens et ne pas compter sur les Blancs pour les sauver, car cela ne ferait que normaliser l’oppression suprémaciste blanche et retarder l’avènement de la justice pour ses victimes.
Les Palestiniens et les autres victimes de la suprématie blanche doivent avoir la sagesse de rejeter toutes les tentatives de normalisation jusqu’à ce qu’ils aient conquis tous leurs droits (voir ici).
Note :
* Originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du nord
Auteur : Yoav Litvin
* Yoav Litvin est un médecin américano-israélien en psychologie et neurosciences. Il est également crivain et photographe.
2 février 2019 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet