Par Ali Abusheikh
Les gens en dehors de la Palestine ont probablement l’impression que tous les Palestiniens ou peut-être tous les Gazaouis sont des combattants ou des rebelles, qu’ils protestent constamment d’une manière ou d’une autre. Mais ce n’est pas le cas.
Beaucoup des 2 millions d’habitants de Gaza sont trop épuisés par la lutte quotidienne pour soutenir leurs familles ou ont peur de la violence meurtrière pour participer à des activités comme la Grande Marche du Retour qui a débuté le long de la clôture avec Israël le 30 mars.
Pour ma part, dans le passé, je restais chez moi lors des manifestations – principalement à cause de ma méfiance instinctive à l’égard des luttes intestines politiques et les pratiques musclées qui ici, dominent généralement nos tentatives de protester. Et beaucoup de jeunes ici ressentent la même chose.
Mais je suis arrivé à la conclusion que la Grande Marche du Retour était différente et digne de participation. Elle vise à rappeler au monde notre droit garanti internationalement de retourner sur les terres ancestrales d’où nos familles ont été expulsées en 1948, ainsi qu’à exiger la levée du blocus israélien illégal de 12 ans.
L’idée de cette manifestation est venue de citoyens ordinaires, pas d’un parti politique. elle ne se déroule pas dans les rues en se limitant à marcher, crier et brandir des pancartes. Cette protestation concerne les frontières et la confrontation directe mais pacifique avec l’occupation israélienne. Et l’un des aspects que j’aime le plus, c’est que c’est aussi conçu pour montrer au monde le côté positif de notre culture, de notre histoire, de notre pensée et de notre humanité, qui sont rarement mentionnées dans les médias occidentaux. Les danses de Dabka, les échanges et séance de lecture, les peintures murales et d’autres activités culturelles n’ont pas été beaucoup couvertes par la presse internationale, mais elles font tout autant partie de la Marche que les pneus en feu.
Je crois qu’en moyenne, au moins une personne de chaque famille a participé aux manifestations à un moment donné, contrairement aux manifestations précédentes. Pour moi, ma première participation était le 6 avril – le deuxième vendredi de mars – lorsque je me suis dirigé vers la manifestation avec un groupe de membres de We Are Not Numbers, où nous avions prévu de tourner une courte vidéo.
Mon premier jour à la manifestation
Ce vendredi a été l’un des jours les plus aventureux que j’ai jamais vécus. Les Occidentaux ont peut-être du mal à le croire mais, aussi petit que soit Gaza, je n’ai jamais été aussi proche de la “barrière de sécurité” israélienne que je l’étais ce jour-là. La zone est généralement considérée comme trop dangereuse. Mais ce jour-là, je me suis suffisamment approché pour voir les jeeps de l’armée israélienne et le sommet de la colline où les tireurs d’élite israéliens se cachaient, prêts à tirer sur quiconque s’approchait. Cependant, quelques manifestants ont été assez courageux pour escalader la clôture et y accrocher le drapeau palestinien. J’ai été vraiment ému par un groupe d’enfants palestiniens courageux qui sans crainte faisaient voler leurs cerfs-volants colorés à proximité – pas avec des cocktails Molotov attachés au bout, comme cela a été fait par certains jeunes plus en colère, mais avec de simples symboles de leur désir de liberté. Je pouvais voir l’espoir briller dans leurs yeux.
Ma participation à la Grande Marche du Retour m’a rappelé à quel point notre foyer ancestral est important pour tous les Palestiniens – même si nous ne pouvons pas le visiter, et encore moins y vivre librement. L’occupation israélienne a essayé de rendre notre concept de “foyer” vide de sens, mais nous refusons de céder à l’abandon. Nous ne cesserons jamais de protester. Ce jour-là, grâce à We Are Not Numbers, j’ai retrouvé mon courage et ma profonde connexion avec la Palestine.
La première chose que j’ai vue à la marche était une ambulance qui se précipitait dans la zone près de la clôture pour sauver les manifestants blessés. L’image d’un jeune homme blessé qui saignait sur une civière alors que les sirènes d’ambulance hurlaient me hantera pour toujours. Cela m’a fait comprendre d’une manière très personnelle à quel point nos vies sont insignifiantes et sans valeur pour les soldats israéliens. Une balle israélienne vole la vie d’un Palestinien en une seconde, et toute sa famille et ses amis pleureront sa disparition pour toujours.
Les manifestants ont construit une ville virtuelle près de la limite orientale de Gaza avec Israël. Ils ont même construit des camps avec des tentes semblables à celles installées pour les réfugiés palestiniens, mes ancêtres, quand ils ont été forcés de fuir leurs maisons pour faire place à la création d’Israël. Mais ces nouveaux camps ont été construits avec espoir et détermination, et non avec peur et frustration. J’aime la façon dont les manifestants accrochent les noms de leurs villages et villes d’origine sur les côtés des tentes. Et comment ils portent fièrement des vêtements traditionnels palestiniens.
Une des scènes encore gravées dans ma mémoire est celle d’une famille assise entre des tiges de céréales tout en bavardant et mangeant des noix. Un de leurs membres priait dans la tente. Et un coiffeur portant un costume traditionnel palestinien offrait ses services. J’adore le fait que les manifestants résistent pacifiquement à l’occupation israélienne en essayant de créer une atmosphère normale et positive dans la même zone où ils sont confrontés aux gaz lacrymogènes et aux balles des Israéliens. La Grande Marche du Retour me rassure sur le fait que les Palestiniens ne se briseront ni ne reculeront jamais. Nous sommes prêts à sacrifier nos vies pour la liberté et la dignité.
Le prix du patriotisme
Mais je dois admettre qu’en même temps ma participation à la marche remplissait mon cœur d’une profonde déception et de peur. J’ai été déprimé pendant presque une semaine après avoir participé à la manifestation. Je peux mieux l’expliquer en décrivant un moment où un groupe de We Are Not Numbers attendait que le cameraman commence à filmer. Nous n’étions pas près de la clôture, nous ne pouvions même pas la voir. Nous avons parlé et pris des photos jusqu’à ce que, soudainement, nous avons entendu des bruits forts qui ont rapidement été reconnus comme des tirs de balles. Les soldats israéliens tiraient sur les gens ou dans les airs, nous ne pouvions pas le dire. Tout le monde a commencé à se disperser et à courir, et mon cœur a cogné dans ma poitrine. Je me sentais comme si c’était le jour du jugement ! Je ne sentais plus mes genoux après avoir arrêté de courir. Nous avons passé plus de 30 minutes à essayer de nous retrouver après que tout se soit calmé. L’image des gens désespérés qui s’enfuient ne me quittera jamais.
Et pourtant, certains jeunes se sont approchés de la clôture intentionnellement et ont délibérément risqué ce qui reste de leur vie. La plupart des agences de presse rapportent comment les jeunes gens meurent ou sont blessés dans les manifestations, mais ne disent jamais pourquoi ils sont prêts à “jeter par-dessus bord” leur vie. La réponse est la suivante : ils ont fini par croire que leur vie n’avait pas de sens. Ils sont piégés à Gaza sans possibilité de voyager (émigrer ou s’échapper autrement) ou même gagner leur vie pour pouvoir réaliser le plus simple de leurs rêves. Leur passé est rempli de deuil, leur présent est misérable et leur avenir est inconnu. Par conséquent, ils préfèrent la mort à la vie. Je les appelle encore “courageux”, bien que je ne ferais jamais ce qu’ils font.
Je n’ai pas osé aller aussi près de la clôture que quelques-uns l’ont fait quand j’ai participé à la manifestation. Je marchais très lentement et prudemment vers la clôture, mais je ne me suis jamais suffisamment rapproché pour que le risque d’être abattu soit élevé. Pourquoi suis-je resté en retrait ? Après avoir retourné cette question dans mon esprit, je suis arrivé à cette conclusion : les gens à l’arrière, comme moi, ont probablement une meilleure vie que ceux qui sont à l’avant. Ceux qui sont à l’avant n’ont rien à perdre.
Et les snipers israéliens ? Je m’interroge… Pour eux, est-ce juste comme jouer à un jeu d’ordinateur tel que Counter-Strike ? Est-ce un simple exercice de tir ? Pensent-ils même aux gens qu’ils tuent, ou rentrent-ils simplement dans leur famille le soir, et dînent-ils et dorment-ils paisiblement ?
* Ali Abusheikh est étudiant en maîtrise en sciences humaines et sociétés numériques à l’Université Hamad Bin Khalifa (HBKU) à Doha, au Qatar.
17 juin 2018 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine