Changer le récit

Nakba, 1948 - Archives
Nakba, 1948 - Archives
Deux printemps de suite, le lobby israélien a persuadé l’Université de Southampton d’interdire la tenue d’une conférence universitaire qui se proposait d’examiner la légitimité de l’état d’Israël. Les motifs fabriqués étaient des questions de sécurité, étant donné qu’une poignée de militants sionistes du coin avaient laissé entendre qu’il pourrait y avoir des perturbations.

Après que plusieurs autres universités en Angleterre et aux Pays-Bas eurent estimé que c’était un événement trop difficile à gérer, les organisateurs, universitaires de Southampton se sont tournés vers des amis universitaires de l’University College Cork, en Irlande, où la liberté d’expression est bien vivante, et au cours du week-end du 31 mars au 2 avril, 38 exposés universitaires sur le thème du ‘Droit international et l’état d’Israël : légitimité, exceptionnalisme et responsabilité’ ont finalement pu être débattus.

Richard Falk fit le discours d’ouverture, prenant appui sur son dernier rapport attestant du caractère d’apartheid d’Israël, tel que défini par le droit international. M. Falk, rapporteur spécial des Nations Unies de 2008 à 2014 sur ‘la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967’, fit remonter le début de la fragmentation de la communauté palestinienne à 1917, montra que les politiques raciales d’Israël s’appliquaient à tous les Palestiniens, pas seulement à ceux qui vivent entre le fleuve et la mer, et conclut que d’autres états étaient dans l’obligation d’y mettre un terme, ou à tout autre cas d’apartheid, par, par exemple, le boycott et des sanctions prises au niveau de l’état.

Le rapport, co-écrit par Virginia Tilley, auteure en 2005 de The One-State Solution (La solution à un état), fut aussi interdit ; l’organisme qui l’avait commandé, la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (Cesao) à Beyrouth, l’a retiré de son site internet sous la pression du Secrétaire général de l’ONU, amenant la directrice de la Cesao Rima Khalaf, à démissionner, et rendant l’accès au rapport lui-même en ligne difficile.

Droit international vs Israël

Les spécialistes du droit qui ont pris la parole ont montré qu’à l’aune d’une douzaine de principes récurrents du droit international, pour certains contraignant pour tous les états, et de nombreux documents spécifiques et conventions, la légitimité de l’état d’Israël se trouve contestée. Le colonialisme de peuplement d’Israël viole, par exemple, le droit à l’auto-détermination du peuple palestinien indigène, dont le droit à l’auto-détermination en Palestine est de très loin plus solide que celui des immigrants sionistes revendiquant la Palestine pour le peuple juif.

Ou bien, prenez le droit incontestable des millions de Palestiniens déplacés de retourner chez eux en Israël : au-delà des arguments anticoloniaux et anti-apartheid, peut-être que c’est par le recours en justice concret que le droit au retour peut être plus efficacement recherché, d’autant plus que les réfugiés, ou les personnes déplacées, sont privés de droits et souvent apatrides. Après tout, ils détenaient la nationalité palestinienne au titre du Citizenship Order (décret de citoyenneté) du Mandat britannique de 1925, mais en furent unilatéralement déchus par Israël en 1948-1952. Deux orateurs ont spécifiquement abordé cette question de la citoyenneté légitime de n’importe quel état qui gouverne la Palestine historique et le refus d’Israël de reconnaître le droit de l’homme à sa (propre) nationalité.

L’exposé si nécessaire de Salman Abu-Sitta apporta une base factuelle à la mise en pratique du droit au retour, situant sur des cartes les centaines de villages victimes du nettoyage ethnique, et évaluant à au moins 8 millions, les Palestiniens dispersés qui pourraient de façon réaliste, revenir sur les terres rendues aux propriétaires palestiniens (plus de 90% de la Palestine) sans causer de nombreux conflits avec les occupants secondaires actuels.

Il fut aussi montré que la genèse même d’Israël est une question pertinente pour juger de sa légitimité. Ghada Karmi, par exemple, critiqua la simple ‘recommandation’ des Nations Unies que faisait la Résolution 181 de l’Assemblée Générale du 29 novembre 1947, celle de partager la patrie des Palestiniens. Cette idée dont les États-Unis sont à l’origine, non seulement viola les dispositions de la Charte de l’ONU et les principes de la succession des états, mais ré-ouvrit la question fondamentale du déni de l’auto-détermination par le Mandat britannique, qui n’a même jamais fait l’objet d’une enquête de la Cour Internationale de Justice.

Comme il est fort probable que Zed Books publie un livre contenant un grand nombre des interventions, et comme le site de la conférence apporte d’autres informations, y compris une déclaration de clôture résumant l’événement, je vais me contenter de relater quelques points principaux qui m’ont frappé en ma qualité de participant.

Des propos francs et courageux

L ‘intitulé de l’exposé du co-organisateur Oren Ben-Dor évoque trois évolutions majeures dans notre façon de parler du conflit qui oppose la Palestine et le sionisme que cette conférence a initiées ou renforcées: « Comment le droit d’exister pour un état juif peut-il ne pas être synonyme du droit de commettre un crime international ? » Ou des crimes : l’apartheid, le racisme et le remplacement par la force de la culture indigène par une autre.

Premièrement, ne plus parler de la Palestine comme s’il ne s’agissait que de la Cisjordanie et de Gaza, avec un statut flou pour Jérusalem, et on peut l’espérer ne plus adopter le terme ‘occupation’ en référence seulement à ce qui s’est produit en 1967, même si parler des ‘Territoires palestiniens occupés’ est une habitude difficile à perdre. L’évolution se fait dans le sens de toujours s’enquérir de tous les droits de tous les Palestiniens – la totalité des quelques treize millions qui vivent à l’intérieur ou à l’extérieur de la Palestine historique – après avoir ignorer pendant des décennies les Palestiniens d’Israël et les déplacés hors de Palestine.

Deuxièmement, cesser de répertorier et de condamner les agissements d’Israël plutôt que de dénoncer son existence. C’est son essence auto-déclarée (juive), en l’occurrence, qui est la cause de tous ses actes illégaux et immoraux, que ce soit préserver la suprématie démographique des juifs, déposséder quotidiennement de leur dignité ceux qui se trouvent sous sa juridiction, voler à d’autres leur terre, ou les éliminer périodiquement lors d’attaques meurtrières, petites ou grandes. Ainsi plusieurs orateurs ont examiné en détails les documents fondateurs d’Israël et son autodéfinition répétée d’état ethno-religieux. De ces objectifs, de son identité, découle la souffrance des Palestiniens. En d’autres termes, une fois de plus nous parlons du sionisme.

Troisièmement, l’abandon de la solution indésirable des deux états, de la partition qui, depuis 100 ans est universellement rejetée par les indigènes, du sionisme sur quatre cinquième de la Palestine. Ceci dit, l’autre solution, celle d’un état unique démocratique ne fut abordée que brièvement, principalement sa version ‘bi-nationale’ plutôt que la version démocratique progressiste qui ne prévoit pas de droits juifs collectifs en Palestine. Il demeure des tensions, bien-sur, entre l’approche basée sur les droits et l’approche basée sur les différents solutions, certains soutenant que la discussion des solutions devrait rester une question exclusivement palestinienne.

Autres domaines de tension : Est-ce Israël, ou seulement le ‘régime’ israélien, qui n’est pas compatible avec les droits politiques et de l’homme des Palestiniens et avec la majeure partie du droit international ? Allons-nous engager le débat du monde réel, sans détour ou avec circonspection, sur le ‘droit à l’existence’ d’Israël – dont le déni serait impliqué par son illégitimité ? La question est après tout existentielle pour l’état juif en Palestine, tandis que la vue partagée par tous les participants était qu’aucune personne juive ne doit être expulsée ou privée de ses droits.

Un appel au retour et la solidarité internationale

Élément crucial, un orateur a dénoncé l’eurocentrisme de tout notre discours, affirmant clairement que trop peu d’espace est accordé à des points de vue et catégories de pensée juridique et constitutionnelle distinctement palestiniens, ou peut-être d’Asie occidentale. La question implicite étant, qui est ‘propriétaire’ du cadre ou du point de départ de notre approche antisioniste. Quelle est la bonne proportion entre un sio-centrisme et son judéo-centrisme implicite et une orientation plus positive autour d’autodéfinitions palestiniennes et de solutions ancrées dans l’histoire arabe de la Terre Sainte. Cette vue est compatible peut-être avec celle d’un autre orateur qui a exposé l’opposition juive au sionisme, à la fois ashkénaze et misrahim, y compris des juifs locaux présents en Palestine depuis des siècles.

On peut distinguer un autre type de tension, entre les approches juridique et éthique. Etant donné que la loi n’est pas sui generis, mais résultant plutôt d’une combinaison de questions éthiques et de pouvoir, aucun orateur n’a contesté le fait que la loi soit ancrée dans la morale et les droits de l’homme. Ceux qui connaissent moins bien le droit international ont apprécié en savoir plus afin de l’utiliser comme outil pour atteindre des objectifs éthiques.

Débat de la vie réelle

La conférence était-elle ‘équilibrée’ ? En ce qui concerne la proportion des orateurs juifs par rapport aux orateurs palestiniens d’origine, à mon avis la discussion bénéficierait d’un plus grand nombre des seconds. L’Autre palestinien est invisible et inaudible depuis si longtemps, et si fondamentalement, qu’il pourrait être salutaire d’effectuer une correction dans l’autre direction. De plus, je ne pense pas qu’il y avait à la conférence de place pour la colère palestinienne, ou même la haine. Tandis que tous s’accordaient à dire que la paix sans justice comme pré condition est un objectif indigne, l’incorporation de justice punitive par opposition à une justice réparatrice ou transitoire n’a pas été discutée.

Mais le problème soulevé avant la conférence par ses opposants du lobby israélien est qu’il s’agissait d’une critique unilatérale d’Israël. En tant que description, c’est bien sûr juste. Mais cette critique n’a aucun sens à moins de se demander pourquoi.

Tous les universitaires intéressés ont été invités à soumettre un exposé. Si deux seulement ont accepté, c’est le problème des sionistes. En fin de compte, un seulement s’est présenté, tandis que l’autre, Alan Johnson du Centre de Recherche et de Communication d’Israël en Grande Bretagne (BICOM), a annulé sa participation à la dernière minute. Au moins un bloggeur pro-Israël était présent, ainsi que plusieurs sionistes modérés et un rédacteur du Jewish Chronicle d’Angleterre. Mais dans sa conception et en pratique la conférence était ouverte et respectueuse de tous les points de vue.

Plus globalement toutefois, toutes les conférences universitaires penchent dans un sens ou un autre. Une conférence sur la psychologie freudienne n’inclue jamais plus d’un ou deux orateurs qui fondamentalement rejettent le cadre freudien. Des conférences sur l’économie écologique auxquelles j’ai assisté n’ont jamais attiré ceux qui nient les changements climatiques et qui croient que les ressources de la terre et sa capacité à absorber la pollution sont illimitées. Critiquer cette conférence en particulier est, bien, illégitime. Et, bien sûr, d’autres conférences lui feront suite, qui peut-être seront plus centrées et auront plus de profondeur et laisseront plus de temps à l’autocritique et à une argumentation défensive de la part des apologistes d’Israël eux-mêmes.

Matière à réflexion

En somme, si un état qui est, hors du doute raisonnable, colonialiste, raciste et pratique l‘apartheid, on ne peut éviter de le qualifier d’illégitime que si le colonialisme, l’apartheid et le racisme sont proclamés légitimes –ou à moins que ces crimes internationaux soient après tout légitimes dans certaines circonstances, ce qui nous amène à la justification usée jusqu’à la corde du mauvais comportement d’Israël pour des raisons d’exceptionnalité.

Personnellement, je crois que, outre une victoire de la liberté d’expression – grâce à la ténacité et aux principes des organisateurs et d’ailleurs de tous les participants, et des gens de Cork – ça n’a pas été un mince exploit que de faire un pas vers la normalisation du discours sur l’existence d’Israël, sa légitimité ou son absence de légitimité, sur le fait qu’il situe en Asie occidentale la solution à un problème européen, et sur la question de savoir si il est ‘juste’ qu’il existe là où il existe et au détriment des Palestiniens. Non seulement cela permet d’aborder le sujet tabou, mais cela permet le contact avec la résistance palestinienne centenaire à l’imposition par la Grande Bretagne du projet d’un foyer national juif.

On peut compter sur les doigts d’une main le nombre de Palestiniens qui se disent eux-mêmes sionistes. Le discours porte une fois encore sur le sionisme, sur l’état juif en Palestine, au niveau des causes des problèmes de la région et du remède qu’il est possible d’y apporter en utilisant le droit international.

* Blake Alcott est économiste de l’environnement et directeur du “One Democratic State in Palestine (Angleterre) Limited”. Il a écrit ce compte rendu pour PalestineChronicle.com.

9 avril 2017 – Palestine chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – MJB