Nakba: « Le chagrin et la douleur consument toujours les cœurs des Palestiniens »

Photo : Jaclynn Ashly/Al Jazeera
«Tout est mauvais dans le camp et tout était beau dans notre village», dit le petit-fils de Lahham - Photo : Jaclynn Ashly/Al Jazeera

Par Soud Hefawi, Jaclynn Ashly

Jaclynn Ashly & Soud HefawiUn aïeul palestinien raconte comment la création d’Israël a détruit sa vie en même temps que son village, il y a près de 70 ans.

Bethléhem, occupée, Cisjordanie – Abd al-Qader al-Lahham se souvient du délicieux goût des fruits, des collines couvertes d’oliviers, des bouillonnantes sources d’eau fraîche, et des moutons, des vaches et des chameaux qui paissaient jusqu’au coucher de soleil, sur sa terre, dans le village palestinien maintenant détruit de Beit Itab à Jérusalem.

Lahham a maintenant 97 ans et il est le plus ancien résident du camp de réfugiés de Dheisheh. Sa vie, dans le labyrinthe de béton du plus grand camp de réfugiés palestinien de Bethléem, est tout le contraire de la vie pastorale dont il jouissait autrefois, avant l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens lors de la création de l’état d’Israël en 1948. Les Palestiniens ont donné le nom de Nakba ou catastrophe, à ces douloureux événements.

“C’est dans mon village que j’ai été le plus heureux”, dit Lahham à Al Jazeera. “La nuit, je rêve de ce temps-là”.

Lahham possédait environ 100 Dunams (25 acres) de terre à Beit Itab. À ce jour, il détient toujours un titre officiel de propriété.

“Nous mangions ce que nous cultivions. Notre terre nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. La vie était belle en ce temps-là”, raconte-t-il.

Aujourd’hui, ses journées se passent en allers et retours à la mosquée du camp où il va cinq fois par jour, en marchant lentement dans les rues étroites aux maisons couvertes des noms et des portraits peints des Palestiniens tués par les forces israéliennes.

En 1948, Lahham, alors âgé de 28 ans, gardait ses moutons dans un village voisin lorsque le bruit des bombes a interrompu sa soirée tranquille. En traversant le village, il a vu les habitants s’enfuir de chez eux, chassés par les milices sionistes qui envahissaient la région. Dans son village, il ne restait plus personne, sa famille et les autres villageois avaient déjà dû s’enfuir, alors Lahham a continué sa route avec ses moutons jusqu’au village d’Al-Khader, dans la région de Bethléem.

Il a fallu trois jours à Lahham pour retrouver sa famille cachée dans une mosquée du village d’Artas. La famille a loué une maison à Artas pendant un certain temps, puis, un jour, Lahham a pris sa hache et ses outils et il est parti à Bethléem. Il a construit deux maisons sur une colline qui allait devenir le camp de réfugiés de Dheisheh.

“Notre vie a été amère”, confie Lahham, en montrant les ruines des deux maisons qu’il avait construites des dizaines d’années auparavant. “On n’avait rien à manger, pas le plus petit morceau de pain. Il faisait si froid à Bethléem que beaucoup de gens sont partis dans un camp de réfugiés de Jéricho [Aqabat Jaber], où quatre à cinq familles vivaient déjà dans une tente. Les gens vivaient dans la misère aussi là-bas.”

Photo : Soud Hefawi/Al Jazeera
Lahham visite les ruines des maisons qu’il a construites avant que le camp de réfugiés de Dheisheh ne soit créé – Photo : Soud Hefawi/Al Jazeera

Après la guerre de 1948, les Nations Unies ont commencé à installer les Palestiniens déplacés dans la partie ouest de la colline. Un représentant de l’ONU a donné une tente et 7 dollars à Lahham et sa famille et leur a promis une chambre dans le nouveau camp de réfugiés, mais Lahham a refusé.

Mais, à force d’élargir le camp, l’ONU est bientôt arrivée à l’endroit où habitait Lahham. Au cours de cette période, certaines familles palestiniennes en étaient réduites à découper les auvents, ou d’autres parties colorées non indispensables des tentes, pour faire des robes à leurs filles et leurs femmes; d’autres ramassaient des herbes autour du camp pour les vendre.

L’ONU a finalement fourni à Lahham et à sa famille une chambre dans le camp et a continué à construire à l’est de la colline. Au moins 3000 réfugiés palestiniens se sont installés dans le camp après sa construction. Le camp abrite aujourd’hui environ 15000 habitants, selon l’ONU.

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Lahham est le dernier membre de la famille à avoir vécu dans leur village, Beit Itab – Photo : Jaclynn Ashly/Al Jazeera

Les quelques 750 000 Palestiniens qui ont été chassés de leurs terres en 1948 croyaient qu’ils pourraient bientôt retourner chez eux et que leur installation dans les camps de réfugiés était seulement provisoire.

“Quand on a subi une pareille épreuve, on espère pouvoir un jour tout oublier. Mais je ne pourrai jamais oublier ce qui s’est passé. Le chagrin et la douleur me mangent toujours le cœur”, avoue Lahham.

Le petit-fils de Lahham, Hisham, aujourd’hui âgé de 27 ans, avait 18 ans lorsqu’il est allé à Beit Itab pour la première fois.

“J’avais l’impression que mon village était très très loin du camp où nous vivons maintenant. Je croyais que ce serait comme d’aller en Europe”, a déclaré Hisham à Al Jazeera. Mais en réalité, Beit Itab n’est qu’à une heure de route de la ville de Bethléem.

Hisham explique alors que son grand-père n’avait jamais cessé de lui répéter que le camp de réfugiés de Dheisheh n’était pas, et ne serait jamais, sa vraie maison, que la maison de la famille se trouvait loin des bâtiments où s’entasse la population du camp, loin des soldats israéliens et de la violence qui caractérise les 50 ans d’occupation de la Cisjordanie.

Leur maison était un endroit où les légumes poussaient sans avoir besoin d’être arrosés, où l’air frais et léger nourrissait l’esprit et où les moutons pouvaient paître librement.

“Quand j’ai vu mon village, je me suis Immédiatement senti chez moi. Je n’avais jamais ressenti cela dans le camp”, a dit Hisham.

Hisham a ajouté qu’il avait trouvé Beit Itab, en parti détruit par les Israéliens, exactement comme son grand-père le lui avait décrit, avec ses maison de pierre en ruines et les figuiers et les orangers plantés par son grand-père et son oncle. Grâce aux souvenirs de son grand-père, il a même été capable de localiser les restes de l’ancienne maison familiale.

“Quand je me suis perdu dans le village, j’ai appelé mon grand-père. Il m’a tout décrit comme s’il ne l’avait jamais quitté.”

Mais Saleh Abd al-Jawad, professeur d’histoire et de science politique à l’Université de Birzeit, a dit à Al Jazeera que le sort de Beit Itab était assez exceptionnel.

“Si certains villages n’ont été que partiellement détruits, la plupart des 418 à 530 villages ont été complètement rasés par les Israéliens qui ont planté de la forêt à leur place” a expliqué Jawad. “Même les anciens qui y ont vécu seraient incapables de dire à quoi leurs villages ressemblent maintenant.”

Hisham n’a pas de souvenirs personnels du village où vivait son grand-père à opposer à la vie que sa famille mène aujourd’hui, “mais”, dit-il, “je crois que si nous étions de retour dans notre village, nous serions plus heureux … Tout est laid dans le camp et tout était beau dans notre village.”

Selon Jawad, ces récits qui font partie de de la tradition orale palestinienne apportent un certain réconfort aux réfugiés dont la vie dans les camps est très dure.

“Grâce à leurs grands-parents, les jeunes générations de Palestiniens comprennent qu’ils ont eu une vie très différente avant d’être chassés de leurs terres” dit-il. “Ils comparent ce passé heureux avec leur misère actuelle dans les camps”.

Le grand-père d’Hisham est le dernier membre de la famille à avoir des souvenirs personnels de leur village, mais Hisham est bien déterminé à transmettre ce qu’il sait aux générations futures.

“Avec mon grand-père, nous perdrons une partie importante de notre histoire”, a confié Hisham. “Je ne pourrais pas raconter comme lui les histoires qu’il racontait. Mais de même que nous nous transmettons l’histoire de la Palestine de génération en génération, de même je transmettrai ce qu’il m’a dit de l’histoire de notre famille à mes enfants.”


15 mai 2017 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet