« Obliterated Families », le web-documentaire qui porte la voix des victimes gazaouies de 2014

Famille al-Louh - Deir al-Balah- Photo : Anne Paq
Famille al-Louh - Deir al-Balah- Photo : Anne Paq

Par Hassina Mechaï

« Obliterated families », web-documentaire réalisé par les journalistes Ala Qandil et Anne Paq qui vient de remporter le prix AFD de la meilleure œuvre multimédia, met un visage sur les froides statistiques des morts et des blessés gazaouis de la guerre de 2014.

C’est à l’Institut du monde arabe, lors d’une projection dont Middle East Eye était partenaire, qu’a été présenté « Oblitared Families », web-documentaire sur la guerre israélienne de 2014 contre Gaza. Réalisé par Ala Qandil et Anne Paq, il vient de remporter le prix AFD de la meilleure œuvre multimédia.

« Selon Israël, cette offensive de 2014 avait pour but de lutter contre le terrorisme, alors qu’elle a été une attaque punitive menée dans le silence de la communauté internationale », a déclaré Sylvain Cypel, longtemps correspondant du journal Le Monde en Israël/Palestine et animateur du débat qui a suivi la projection. « Le but était de mettre fin au projet de programme commun entre le Fatah et le Hamas, projet qui avait été bien accueilli par Washington ».

Les dégâts sont terribles, comme le rappelle le journaliste : « Amnesty International a dans un rapport montré qu’ont été visées les infrastructures civiles et qu’Israël a montré une ‘’froide indifférence’’ pour la vie des Palestiniens ».

Les chiffres sont en effet là pour en témoigner : 2 104 morts palestiniens selon l’ONU et 2 150 selon certaines ONG palestiniennes. Mahmoud Abu Rahma, responsable des relations internationales au Centre Al Mezan des droits humains à Gaza, présent lors de la projection, égrène des chiffres proches : 2 219 morts palestiniens, dont 70 % de civils. Parmi eux, 556 enfants, 299 femmes, plus de 200 personnes âgées ou handicapées. En outre, 8 hôpitaux et 6 abris de l’ONU ont été détruits. Du côté israélien, comme le souligne la journaliste à Orient XXI Warda Mohamed, organisatrice de l’événement, les chiffres de l’ONU font état « de 6 morts civils » et 67 soldats.

Autre réalité : en 2017, un enfant de 11 ans aura connu 3 guerres sans jamais avoir pu sortir de Gaza.

Mettre un visage sur des statistiques anonymes

La Palestinienne Ala Qandil et la Française Anne Paq ont choisi le format web-documentaire pour pouvoir mêler photos, texte et vidéos. Elles ont choisi de suivre 10 familles parmi les 142 qui ont perdu au moins 3 proches lors de la guerre. Des visages d’hommes ou de femmes défilent, souriants ou figés. Beaucoup d’enfants aussi. Quelques photos éparses portant encore mémoire de ces morts.

Anne Paq souhaitait avant tout « donner de la visibilité à cette statistique terrible ». « Des familles entières ont été décimées », a-t-elle déclaré à Middle East Eye. « Une famille a ainsi perdu 25 membres, dont 18 enfants. C’est une statistique épouvantable mais qui reste une statistique. Cela ne reflète rien de la souffrance des survivants ».

Une multitude de témoignages viennent exprimer cette souffrance dans ce web-documentaire qui n’a vu le jour que grâce au financement participatif. Chacun des Gazaouis interrogés sait exactement où il se trouvait, la date, l’heure quand le missile israélien a frappé sa famille.

Cette souffrance suscite encore l’incompréhension des victimes : « De quoi les enfants sont-ils coupables pour qu’Israël les tue d’un missile ? », demande ainsi un habitant.

Mais aussi un sentiment de désespoir : « Personnellement, je ne crois pas qu’on nous rendra justice », martèle un autre.

Et puis, il y a cet homme qui constate : « Nous avons l’air vivants, mais ce n’est qu’une apparence. Les plaies sont toujours ouvertes ».

Oblitération physique, psychologique et médiatique

Pour la coréalisatrice Ala Qandil, qui se trouvait à Gaza avec sa collègue Anne Paq à l’été 2014, les plaies visibles et invisibles sont effectivement encore à vif. « Les psychologues de Gaza nous ont dit qu’on ne surmonte pas ce genre de traumatisme, on doit seulement apprendre à vivre avec. Pour les enfants, demeure la peur constante de perdre leurs parents : un père a dû aller pendant 50 jours à l’école avec sa fille et s’assoir à côté d’elle sur un banc. D’autres enfants ont des séquelles physiques, des amputations. Pour les enfants gazaouis, l’école devient un problème car ces traumas affectent leur mémoire et leur concentration » explique-t-elle à Middle East Eye.

Parmi les intervenants, Ramsis al-Kilani, citoyen palestino-allemand de 25 ans, témoigne d’une histoire tout aussi douloureuse. Son père, sa belle-mère et leurs cinq enfants âgés de 4 à 12 ans ont tous été tués par les bombardements israéliens.

« Mon père était venu en Allemagne pour étudier l’architecture ; il a alors rencontré ma mère, de nationalité allemande. Mes parents ont ensuite divorcé. Mon père est alors retourné à Gaza, a fondé une autre famille. Tous mes demi-frères et sœurs avaient la nationalité allemande, à part le petit dernier. Pourtant, il n’y eut aucune réaction des autorités allemandes, aucune condoléances ». Le seul objectif de Ramsis est désormais de réclamer justice pour sa famille. « Personne ne les a avertis qu’ils allaient être bombardés, contrairement à ce qu’Israël prétendait », a-t-il constaté.

Cette guerre a aussi aggravé la situation déjà catastrophique de pénurie de logements dans une bande de Gaza déjà au bord de l’asphyxie. Selon Ela Qilani, « plus de 120 000 foyers ont été endommagés ou détruits. La reconstruction est lente, il reste encore des milliers de personnes déplacées », a-t-elle indiqué à MEE.

Anne Paq renchérit, soulignant un paradoxe : « Beaucoup de Gazaouis vivent encore dans les ruines. Moins de 10 % des maisons détruites ont été reconstruites. Mais la communauté internationale a donné les clés de cette reconstruction à Israël, qui laisse passer les matériaux au compte-gouttes ».

Mahmoud Abu Rahma semble pessimiste et constate qu’un véritable « processus de dé-développement » est en cours à Gaza dans tous les domaines : santé, éducation, infrastructures…

Les deux réalisatrices s’étonnent en outre du peu d’empressement des médias « mainstream » vis-à-vis de ces événements. « Ce sujet fait peur, explique Ala Qandil à MEE. Il n’y a aucun moyen de justifier tant de morts. En ces temps d’islamophobie, c’est encore plus difficile de présenter les Palestiniens comme des êtres humains et de casser les stéréotypes à leur encontre ».

Une analyse que partage Anne Paq, qui précise : « La guerre de 2014 et ses conséquences actuelles sont un angle mort dans le traitement médiatique. Ce traitement a pu donner l’impression qu’il y avait là deux parties d’égale force. Or Israël est la puissance occupante, il continue à occuper Gaza. Il a donc des responsabilités de protection de ces populations ». En effet, malgré le « désengagement » décidé en 2005 par le gouvernement Sharon, la Cour pénale internationale (CPI) a récemment réaffirmé le statut de « territoires occupés » pour Gaza et Jérusalem-Est.

La France au banc des accusés

Les deux réalisatrices souhaitent par ailleurs que les données qu’elles ont récoltées puissent servir « aux chercheurs, journalistes, activistes et juristes » pour documenter les crimes commis durant cette guerre.

Selon les chiffres d’Ala Qandil, « 35 000 obus normalement utilisables uniquement dans des zones de combat ont été tirés sur Gaza ».

Pour Anne Paq, cette guerre a aussi permis à Israël de faire valoir son savoir-faire militaire sur le terrain : « 37 % des Gazaouis tués l’ont été par un missile tiré d’un drone. Israël est le premier exportateur de drones : 67 % des drones sur le marché sont produits par Israël. L’industrie de l’armement israélienne fait valoir que les drones ont été testés sur le terrain. Gaza est devenu un terrain de test », explique-t-elle.

Anne Paq se souvient particulièrement de ce Gazaoui qui, apprenant qu’elle était française, lui a alors apporté un morceau de missile qui comportait une inscription en français.

Hélène Legeay, responsable Maghreb et Moyen-Orient de l’ONG française de défense des droits de l’homme, ACAT, poursuit : « Cette même pièce avait été retrouvée sur trois sites de crimes de guerre. Nous avons fait appel à des experts en armements qui ont identifié la pièce comme étant un capteur de position. Nous avons déposé plainte en France au nom de la famille Shouheibar », dont trois enfants ont été emportés par les bombardements.

Le porte-parole de l’ONG gazaouie Al Mezan, à l’origine de cette plainte, précise : « Puisqu’une partie de ce missile a été fabriquée en France, nous avons déposé plainte contre la société française Exxelia, qui a racheté la société Eurofarad, laquelle avait fourni cette pièce à l’armée israélienne ».

Anne Paq dispose pour sa part d’une vidéo authentifiée liée à ce dossier qui confirme l’usage de matériaux vendus par l’entreprise française Exxelia Technologies dans les attaques contre Gaza – et particulièrement dans celle qui a coûté la vie aux enfants de la famille Shuheibar.

Comme le note Hélène Legeay, cette plainte pour homicide involontaire et complicité de crimes de guerre a un triple but : obtenir la justice et une indemnisation pour les victimes ; permettre une vraie enquête indépendante pour les crimes de guerre d’Israël à Gaza par le biais de l’enquête spécifique sur Exxelia ; enfin, « mettre la France devant ses responsabilités. Car ce pays est resté silencieux devant les crimes de guerre commis à Gaza. Il faut aussi poser la question des ventes d’armes de la France pas seulement à Israël mais aussi à l’Arabie saoudite ».

Plus largement, cette plainte devant les instances judiciaires françaises fait partie de la stratégie de judiciarisation entreprise par certaines ONG palestiniennes, dont Al Mazan.

Pour Mahmoud Abu Rahma, il s’agit d’une lutte pacifique motivée par la défense des droits humains : « Nous saisissons les juridictions de nombreux pays. L’un est Israël. Nous demandons au système judiciaire israélien d’enquêter. Mais il ne le fait pas et protège ses soldats. Nous essayons aussi devant d’autres cours en Europe mais aussi devant l’ONU et la Cour pénale internationale. C’est une partie de l’action judiciaire et pacifiste que nous menons. Pour ce qui concerne [la guerre de] 2014, nous avons monté 107 dossiers [seuls] et 27 autres dossiers avec d’autres ONG étrangères. Mais jusque-là, aucune action n’a été entreprise par Israël ».

Anne Paq insiste aussi sur ce point : « Israël allègue son propre système juridique pour décourager toute enquête. Les autorités indiquent avoir lancé des enquêtes mais celles-ci n’aboutissent jamais. Les seules enquêtes qui ont abouti l’ont été pour simple vol par des soldats ».

Une situation qu’a également dénoncée récemment l’ONG israélienne B’Tselem. Sylvain Cypel note « que moins de 0,3 % des signalements déposés par cette ONG auprès de l’armée israélienne avaient été suivis d’une action. L’ONG a annoncé qu’elle cessait désormais d’informer l’armée de ses enquêtes pour crimes de guerre afin de faire cesser la fiction selon laquelle les autorités militaires font quoi que ce soit ».

Certaines ONG palestiniennes de défense des droits de l’homme regardent aussi du côté de la CPI, dont la Palestine est membre depuis avril 2015. La cour internationale a ouvert une enquête préliminaire portant sur d’éventuels crimes de guerre, dont des allégations contre Israël. Un examen préliminaire est la première démarche pour décider d’ouvrir ou non une enquête approfondie qui pourrait conduire à des inculpations et des poursuites. Les témoignages apportés par « Obliterated Families » pourraient conduire à une telle hypothèse.

16 décembre 2016 – Middle East Eye