Par Samah Jabr
Lorsque j’ai choisi de me spécialiser en psychiatrie, un collègue a fait une caricature de « La Clinique du Dr Samah Jabr ». Le dessin montrait une toile d’araignée sur la porte du bureau, laissant entendre que jamais personne n’y entrerait pour une aide psychiatrique.
Qu’il (ou elle) se trompait ! Quand j’ai commencé à pratiquer, je fus surprise par l’éventail de problèmes cliniques que les patients s (nombreux et nombreuses!) présentaient, souvent des douleurs somatiques pour lesquelles les médecins ne trouvaient aucune cause.
Certains consultaient pour des troubles d’humeur qui affectaient leurs relations et leur fonctionnement au quotidien, tandis que d’autres cherchaient de l’aide pour faire face à des comportements étranges ou incohérents, pour lesquels les médecins traditionnels n’avaient trouvé ni explication ni traitement.
« Cela m’a rendu fou »
J’ai également traité de nombreuses personnes qui m’avaient été adressées parce qu’elles ne correspondaient pas aux attentes de la société, notamment une femme qui avait une relation amoureuse hors mariage, un homme qui ne voulait ni se marier ni élever une famille, un garçon qui n’était pas « obéissant » à l’école, et un adolescent qui voulait changer de religion. Je devais diagnostiquer ces personnes et les aider à « s’intégrer ».
Beaucoup de ceux et celles qui trouvent le chemin jusqu’à ma clinique ont subi la poigne écrasante de l’occupation israélienne.
Parfois, cela saute aux yeux lorsque les patients arrivent en retard avec une jambe dans le plâtre, ou ne viennent pas du tout parce qu’ils ont été bloqués à un point de contrôle, maltraités ou arrêtés.
Dans d’autres cas, l’occupation manifeste sa présence indirectement, par exemple lorsqu’un patient m’avertit : « N’écrivez pas mon vrai nom dans votre dossier. Vous êtes un médecin connu et les Israéliens ont dû s’intéresser aux données de votre ordinateur ». Ce patient n’était pas psychotique et ses préoccupations n’avaient rien de « paranoïaques ».
L’occupation peut aussi se présenter démasquée, dans toute sa laideur, comme lorsqu’un jeune militant m’a dit : « J’étais prêt à signer n’importe quoi — même avouer avoir empoisonné Arafat si c’est cela qu’il voulaient. Je voulais juste faire cesser la torture sans fin et la douleur atroce. La privation de sommeil m’avait rendu fou . »
De la même façon, un homme âgé est venu dans mon bureau avec des idées suicidaires qu’il avait développées après avoir été forcé de démolir – de ses propres mains – la maison qu’il avait construite 20 ans plus tôt.
L’occupation cachée
Plus souvent, je rencontre l’occupation au bout d’un long récit, tapie derrière la plainte principale. Je parviens à identifier cette occupation sous-jacente si je suis assez patiente pour attendre que la confiance s’établisse et que l’histoire complète finisse par émerger.
Une femme est venue me voir pour des manifestations d’angoisse qui ne cessaient de s’aggraver. Au fil des séances, alors que sa confiance en moi s’installait, elle a commencé à révéler la véritable cause de ses symptômes : « Je vous ai parlé de mon mari, emprisonné depuis 13 ans. Il sera maintenant libéré dans quelques mois. Tout le monde se réjouit de sa libération, mais je ne peux pas partager cette joie. Il est un étranger pour moi. Il s’est passé tellement de choses au cours des 13 dernières années. Nous ne sommes plus les mêmes que ceux qui s’aimaient jadis ».
Un père de 47 ans est venu me voir pour des symptômes dépressifs qui l’empêchaient de travailler. Il niait tout épisode antérieur et ne voulait pas parler avec moi. Il souhaitait uniquement un médicament lui permettant de retourner au travail.
Avec le temps, cependant, sa femme a fini par me révéler les causes de la dépression de son mari. « Tu n’es pas un homme », avait dit leur fils de 17 ans à son père lorsque celui-ci a tenté de l’empêcher de brutaliser son jeune frère. « Où était ta virilité quand les soldats sont venus m’arrêter? » avait raillé le fils.
Faire des choix judicieux
Personne n’est à l’abri des effets délétères de l’occupation. « Je n’ai plus envie de lui », s’est écriée une femme d’âge mûre, riche, belle et aisée. « Imaginez, docteur – il veut mettre nos enfants dans des écoles publiques. Ma vie avec lui est devenue insupportable depuis qu’il a perdu son travail. »
Cet homme était au chômage depuis que l’aide de l’USAID1 avait été réduite dans le cadre des pressions politiques exercées sur les Palestiniens.
En tant que médecin psychiatre, et à la différence de mes patients, j’ai un certain pouvoir. Je peux diagnostiquer et prescrire. Si nécessaire, je peux rédiger un rapport pour limiter ou exempter les personnes de leur responsabilité légale.
Souvent, je n’ai pas d’autre choix que de résumer l’histoire complexe d’un patient par le code réducteur de la Classification internationale des maladies (CIM), car l’institution ne comprend que le code diagnostique.
Mais chaque fois que je peux, je tente d’utiliser autrement mon pouvoir, lui donner du sens.
Mais je prends le risque de négocier avec le pouvoir pour lui injecter de la raison.
Mes expériences cliniques m’aident à comprendre l’effet de l’oppression sur la santé mentale des gens. Chaque jour, je vois à quel point une « autorité professionnelle » mal utilisée peut être le complice du pouvoir oppressif et contribuer à exacerber la souffrance des individus en disant aux gens que leurs problèmes ne sont que dans leur tête.
Tous ceux qui viennent me voir ne sont pas des « patients ». Toute douleur ou plainte n’est pas un « symptôme ». Toute « crise » n’est pas trouble mental.
Plutôt que de les étiqueter avec un code diagnostique, j’essaie d’aider les gens à donner du sens à leurs expériences douloureuses en co-créant un récit qui explique, valide, et rassemble les éléments de leur situation complexe, leur permettant de négocier leur conflit avec des puissances oppressives. J’essaie de les aider à explorer le champ de bataille qui constitue leur réalité, afin qu’ils fassent un choix éclairé dans le cadre de leur propre lutte pour prendre la parole face au pouvoir avec une chance d’être entendus.
* Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem, et Professeur adjoint de clinique, Université George Washington. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts : Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
3 juin 2019 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah