Lisez la première et seconde et quatrième parties.
Abdalhadi Alijla
Chercheur et écrivain palestino-suédois. Depuis avril 2018, il est chercheur associé au Centre de recherche post-conflit de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine. Il est membre du comité exécutif élu de la Global Young Academy pour 2018-2019, directeur de l’Institute for Middle East Studies, Canada (IMESC) et directeur régional de l’Institut des variétés de la démocratie (Université de Göteborg) pour les pays du Golfe. Ses travaux ont été publiés entre autres dans OpenDemocracy, Huffpost, Qantara, Your Middle East, Jaddaliya.
Gaza a deux avenirs possibles : l’avenir que les Palestiniens de Gaza veulent pour eux-mêmes : un Gaza délivré de la peur et ouvert sur le monde, et l’avenir qui semble leur être destiné : la poursuite de la vie misérable qu’ils mènent actuellement. Quand je suis parti de Gaza, il y a plus d’une décennie, il me semblait déjà que je quittais en quelque sorte une autre planète où le taux de chômage était élevé, où la division interne palestinienne s’approfondissait et où le siège israélien ne faisait que commencer. Aujourd’hui, la situation à Gaza est catastrophique, littéralement.
Les Palestiniens de Gaza paient le prix de l’occupation israélienne et des politiques désastreuses du Hamas et du Fatah. Les récents incidents à Ramallah et dans la bande de Gaza, où les forces du Hamas et d’Abbas ont dispersé les manifestations de protestations contre les sanctions de l’Autorité Palestinienne contre Gaza, ont prouvé que les deux entités politiques sont de-facto des forces de contrôle au service d’Israël.
Les Palestiniens de Gaza veulent pouvoir se déplacer librement, étudier et avoir accès aux soins sans être traités comme des sous-humains. L’avenir que veulent les Gazaouis, c’est un avenir où les pépinières de start up se développeront et les industries détruites par Israël, notamment l’industrie textile, reviendront. Un avenir bien évidemment sans occupation, sans siège et sans divisions politiques.
L’autre avenir, que je considère comme le plus probable, est la poursuite des souffrances et de la déshumanisation des Palestiniens de Gaza par les colons israéliens, assorties du mépris des dirigeants palestiniens pour les demandes d’unification et d’élections de leurs citoyens. Cet avenir est celui que personne ne veut sauf les occupants israéliens. C’est un avenir caractérisé par des taux de suicide élevés, un massacre tous les quatre ans et des conditions économiques et sociétales misérables.
Huwaida Arraf
Avocate palestinienne-américaine et militante des droits de l’homme. Au cours des deux dernières décennies, Huwaida a participé à un certain nombre d’initiatives juridiques et populaires en faveur des droits des Palestiniens. Elle est coéditrice du livre Peace under Fire : Israel, Palestine, and the International Solidarity Movement (Verso, 2004) et ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des revues du monde entier. Elle travaille actuellement comme spécialiste du droit civil à Detroit.
Ce 23 août 2018 marquera le dixième anniversaire de la traversée de la Méditerranée par deux petits bateaux de pêche réaménagés pour contester frontalement le siège draconien et meurtrier de la bande de Gaza par Israël. A l’époque, les rapports des agences internationales sur les effets de la politique israélienne étaient catastrophiques – augmentation rapide du chômage, pauvreté, malnutrition, retard de croissance chez les enfants, décès dus au manque de médicaments ou à la possibilité de quitter Gaza pour se soigner. Des appels ont été lancés à Israël pour qu’il lève son blocus, des inquiétudes ont été exprimées concernant la situation humanitaire, il y a eu des mises en garde sur une crise potentielle, mais Israël a tout ignoré ; et il peut se le permettre. Après tout, qui demande des comptes à Israël pour les palestiniens dont il contrôle la vie et la mort ? Personne.
Donc, un petit groupe d’entre nous a décidé d’agir. Personne n’espérait atteindre Gaza ; il s’agissait de montrer au monde entier que la politique d’Israël n’a pas pour but d’assurer sa sécurité, mais bien plutôt d’étrangler une population civile pour la soumettre. Il s’agit d’une punition collective illégale et la communauté internationale n’aurait pas pu continuer à rester les bras croisés sans rien faire. Nous espérions provoquer un scandale qui obligerait d’autres personnes à agir.
À notre grande surprise, Israël a reculé à la 11ième heure et n’a pas mis ses menaces d’intercepter nos bateaux à exécution. Nous avons « brisé le siège » ce jour-là et avons été accueillis par des dizaines de milliers de Palestiniens qui s’étaient précipités au port pour nous rencontrer. Si nous avons été reçus avec tant de chaleur et de joie, ce n’est pas parce que nous apportions des fournitures dont les Gazaouis avaient désespérément besoin (nous avions un petit nombre de prothèses auditives et quelques ballons gonflables) ; nous ne représentions pas non plus des gouvernements ou de grandes organisations qui pouvaient leur promettre quoi que ce soit. Nous étions 44 civils sans statut spécial, la plupart venant des États-Unis et d’Europe – des pays dont le soutien encourage Israël à mener ses politiques violentes, répressives et inhumaines. Nous n’avions rien d’autre à offrir que notre solidarité et la promesse de continuer à œuvrer pour mettre fin au blocus illégal de Gaza et libérer la Palestine; pour ce geste d’humanité, nous avons été traités comme des superstars.
Dix ans plus tard, non seulement la bande de Gaza est toujours hermétiquement scellée, mais elle est au bord de l’effondrement. Depuis que nos deux bateaux ont accosté à Gaza au cours de l’été 2008, Israël a lancé trois terribles attaques sur Gaza, qui ont tué plus de 3500 Palestiniens, et détruit des dizaines de milliers de maisons, écoles, entreprises, usines, hôpitaux et lieux de culte, et il a restreint encore davantage l’entrée des fournitures nécessaires à la reconstruction. Israël a limité l’électricité de Gaza à seulement quatre heures par jour ; le taux de chômage est de 46 % ; 70 % de la population dépend de l’aide alimentaire ; 95 % de l’eau n’est pas potable.
Qu’arrive-t-il à 2 millions de personnes lorsque le territoire dans lequel elles vivent devient inhabitable et qu’elles n’ont nulle part où aller ? Que faut-il penser de nous, sans parler du droit international et de l’ordre international, qui laissons une chose pareille se produire sous nos yeux sans rien faire ? Il ne s’agit pas ici de faire un geste humanitaire. Les Palestiniens ne veulent pas d’aide humanitaire ; ils veulent que leurs droits humains soient respectés. Gaza, aujourd’hui, dévasté, est un territoire riche en ressources naturelles. Il y a notamment du gaz naturel, au large des côtes, qu’Israël leur interdit d‘exploiter. Mais la plus grande ressource de Gaza, ce sont ses habitants. Ils sont incroyablement débrouillards. Les Gazaouis, qu’on tente par tous les moyens d’empêcher de vivre, aiment passionnément la vie. Si le blocus était levé, Gaza pourrait se reconstruire et prospérer.
Toufic Haddad
Il a terminé son doctorat en études du développement à la School for Oriental and African Studies (SOAS) à Londres en 2015 et a récemment entrepris des recherches postdoctorales pour le Conseil arabe des sciences sociales, explorant l’économie politique du siège et la résilience dans la bande de Gaza. Il est l’auteur de Palestine Ltd : Neoliberalism and Nationalism in the Occupied Territory. (I.B. Taurus, 2016).
L’avenir de Gaza n’est pas difficile à prévoir : que peut devenir un territoire de 360 km2 peuplé de deux millions de personnes, dont les deux tiers sont des réfugiés ; dont l’eau est entièrement empoisonnée ; dont l’infrastructure civile s’est effondrée ; dont la dépendance alimentaire dépasse 80 % et où le chômage est le plus élevé du monde ? L’ONU qui avait prédit en 2012 que le territoire deviendrait « inhabitable » d’ici 2020, a déclaré en 2017 que c’était déjà le cas.
La situation de Gaza est depuis longtemps qualifié de « catastrophe humanitaire » avérée par toutes les organisations locales et internationales spécialistes de ces questions.
Mais le problème réside justement en partie dans le fait que ces organismes présentent la situation du « ghetto de Gaza » soit comme une catastrophe humanitaire qui s’aggrave sans cesse et nécessite une aide humanitaire internationale, soit comme un problème sécuritaire épineux.
C’est cette double approche qui est en grande partie responsable du calvaire de Gaza, car le « problème de Gaza » est en réalité un problème politique. Et c’est la tentative délibérée de ces acteurs de contourner ou de nier la nature politique de Gaza qui a conduit à une aggravation persistante de la situation.
Après tout, qu’est-ce c’est que la « bande de Gaza ? Le territoire n’a pas une origine naturelle, c’est un territoire croupion créé à la suite du nettoyage ethnique des plaines côtières et méridionales de la Palestine lors de la création de l’État d’Israël.
La liste des injustices historiques et politiques subies par Gaza est trop longue pour être résumée en 400 mots. La « prison à ciel ouvert » où sont actuellement enfermés les Gazaouis, hante et hantera longtemps la conscience de l’humanité.
Malheureusement absente, car occultée, des données qui documentent les difficultés de Gaza, il y a l’histoire de la façon dont ce détestable frère de la Cisjordanie a constamment engendré l’avant-garde politique du mouvement palestinien, militant pour le retour des réfugiés, un État, et la libération nationale. Aujourd’hui ce sont des nationalistes islamistes (Hamas) qui dirigent ce mouvement ; il y a des années, c’était des communistes, des nasseristes, des nationalistes de gauche (FPLP) et des nationalistes laïques (Fateh).
Le mythe selon lequel la situation peut durer ad infinitum et être résolue par des « solutions technologiques », de l’aide, et des moyens militaires toujours plus sophistiqués – des drones, des mitrailleuses télécommandées ou des murs souterrains – est précisément un mythe.
Les Palestiniens et leurs alliés vont finir par développer des moyens de s’opposer plus efficacement aux épreuves qui leur sont infligées, que ce soit par la violence ou la non-violence.
La question qui se pose, en fin de compte, est celle de savoir combien de sang doit être versé d’ici là, et peut-être plus important encore, comment l’histoire jugera ceux qui ont perpétué ce bain de sang volontairement par intérêt ou en laissant faire par lâcheté.
Magid Shihade
Professeur adjoint d’études internationales à l’Université de Birzeit. Son livre, Not Just a Soccer Game: Colonialism and Conflict among Palestinians in Israel a été publié en 2011 par Syracuse University Press. Ses articles récents incluent : Global Israël : Settler Colonialism, Ruptures and Connection, Borderlands, 2015, Education and Decolonization : On Not Reading Ibn Khaldun in Palestine, et Décolonisation : Indigénéité, Education et société, 2017.
Quand on s’interroge sur l’avenir de Gaza, il faut tenir compte de l’histoire de la Palestine moderne et de la fondation de l’État colonial israélien en 1948, qui a conduit à un processus d’anéantissement de la société palestinienne autochtone par le déplacement de populations, la séparation, la mutilation, les camps, l’emprisonnement et l’assassinat.
L’État israélien est un État raciste et racialiste qui maltraite non seulement les Palestiniens autochtones, mais aussi les Juifs d’origine non occidentale et les migrants d’Afrique et d’Asie. Depuis sa création, il agresse sa population autochtone palestinienne et les peuples des États voisins. Les guerres qu’il mène, les armes qu’il exporte et le soutien qu’il apporte à des régimes criminels sèment le chaos dans le monde entier. En général, l’impact délétère des États coloniaux est local, mais dans le cas d’Israël, plus que dans tout autre cas, il s’agit d’un problème mondial depuis le tout début.
L’état d’Israël est un état d’occupation colonial d’origine européenne comme les États-Unis et d’autres pays, mais il a des caractéristiques spécifiques. Son caractère unique réside dans sa prétention à représenter le judaïsme mondial – obligeant les Juifs, où qu’ils vivent, à prendre position soit en faveur du sionisme, soit contre une idéologie et un État racistes – ainsi que dans sa prétention à être le fer de lance de l’Occident en Asie et en Afrique. Mais Israël est aussi unique en ceci que, depuis 1948, il a chassé des millions de Palestiniens qui se sont réfugiés dans de nombreux pays dont les populations les soutiennent. Et, en s’associant à l’Occident pour vendre des armes et semer la violence dans le monde entier, il a provoqué une opposition internationale massive.
Bref, l’État d’Israël et son traitement de Gaza et de la Palestine doivent être examinés dans le cadre du contexte international et de la suprématie des politiques capitalistes, coloniales et impérialistes racistes occidentales. Israël et sa colonisation font partie d’un vaste réseau d’intérêts économiques et politiques qui mènent une guerre sans merci aux plus faibles partout dans le monde, à tous ceux qu’ils jugent inassimilables ou inutiles, et aussi à la nature et à ses ressources.
Ainsi, l’avenir de Gaza et de la Palestine fait partie de l’avenir du monde. Il s’agit d’échapper aux conditions de vie actuelles pour créer un avenir meilleur avec tous ceux qui souffrent dans le monde. Il faut remettre à l’honneur le concept d’asabiyya (solidarité sociale) défini par Ibn Khaldoun, un érudit du 14-15ième siècle. Dans son analyse de la façon dont les sociétés parviennent à survivre, Ibn Khaldoun soutient qu’un sentiment d’appartenance doit relier les membres d’un groupe, et que la coopération n’est pas seulement une question morale mais une nécessité pratique.
Si on applique ce concept à l’échelle mondiale, on peut penser que la majorité des gens ont en commun le respect de la vie humaine, de la dignité humaine, de l’égalité, de l’équité salariale, de la qualité de vie, du droit de circulation, ainsi que le désir de vivre dans un monde où sont respectés la nature et les ressources naturelles sans lesquelles nous ne pouvons survivre. Pour que Gaza et la Palestine aient un avenir meilleur, nous devons travailler à créer un autre monde, un monde meilleur.
28 juin 2018 – State of Nature – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet