Info-Palestine : L’interventionnisme occidental au Moyen-Orient au cours des 25 dernières années s’est avéré particulièrement destructeur, en commençant par la première guerre contre l’Irak en 1990-91. Israël a été soit à l’origine de ce chaos, soit l’a influencé pour l’adapter à ses propres objectifs. En dernière analyse, croyez-vous qu’Israël a été le premier bénéficiaire de ces conflits ?
Ramzy Baroud : Historiquement, le chaos, qu’il soit géré ou provoqué dans son intégralité par Israël et ses partisans sionistes et néoconservateurs, a largement servi les objectifs des gouvernements israéliens successifs. Quels que soient les bénéficies récoltés par Israël dans ces conflits, ceux-ci n’existent cependant que sur le court terme. Sur le long terme, les conflits provoquent très souvent des retours de flamme.
Cela a toujours été l’objet d’un dilemme insoluble pour Israël : c’est un État qui engendre de perpétuels conflits mais cherche dans le même temps la normalisation, la sécurité et la stabilité. En réalité, la place qu’Israël a réussi à se tailler est celle d’un pays en guerre, d’un pays barbare – un scénario qui explique son essor mais aussi son inévitable chute.
L’histoire est ici la source de l’explication. Israël a été créé comme résultat direct de la guerre et du génocide. Sans conflit, et dans tout ce qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et la Nakba, ou catastrophe, que les sionistes ont imposé aux Palestiniens en 1948, il ne serait nullement question d’Israël. Un grand nombre de villes et villages palestiniens devaient être détruits et un million de personnes subir un nettoyage ethnique pour que des dizaines de villes israéliennes et de kibboutzims puissent être érigés à leur place.
Ce scénario original a été reproduit à plusieurs reprises dans les 67 dernières années : Israël provoque la guerre, engendre le chaos, nettoie ethniquement et détruit, pour ensuite exproprier illégalement des terres afin d’y installer des personnes qui n’en sont pas originaires et y construire ses colonies.
Bien que cette façon de procéder ait servi les objectifs immédiats d’Israël – le colonisateur – cela n’a jamais pu imposer la paix, la stabilité ou la coexistence souhaitées. En fait, il ne peut y avoir la moindre apparence d’une paix durable avec l’idéologie et le comportement sionistes actuels.
Les échecs d’Israël sont intrinsèquement liés à ses propres et hypothétiques succès. La barbarie de l’armée israélienne au Liban a entraîné une résistance qui a finalement libéré le Liban et maintenu les Israéliens à distance. Un scénario similaire se déroule actuellement à Gaza. Les Palestiniens y ripostent avec férocité car ils n’ont pas d’autre choix. Mais la seule solution d’Israël à la violence c’est davantage de violence, laquelle inspire encore plus de résistance et le cycle se perpétue.
Toutefois, les principes destructeurs sur lesquels est basé le modèle de l’État israélien finiront par assurer son effondrement. La même conclusion peut être tirée concernant l’intervention occidentale globale dans la région, un point qui sera abordé dans une question plus loin.
IP : Mais la Palestine restera-t-elle une question centrale au Moyen-Orient, imprégnant la conscience arabe et dépassant les divisions sectaires, ethniques et religieuses ainsi que les allégeances en œuvre dans la région en cette période ?
RB : La ainsi-nommée « question palestinienne » a été un problème central dans l’état d’esprit collectif du peuple arabe, et est en train de s’étendre au niveau d’une conscience mondiale. Elle a été et demeure vitale non seulement en raison du lien historique entre les identités palestinienne et arabe, ou en raison de la centralité de la terre sainte pour les musulmans. Mais c’est plus profond que cela, dans le sens où c’est toute la région qui ne peut parvenir à la stabilité et à la croissance alors qu’une de ses entités est subjuguée, détruite et violée.
Par exemple, si la Palestine était située dans l’hémisphère nord, le résultat serait identique. La Norvège et la Suède ne pourraient ni prospérer, ni épouser les principes d’une démocratie sociale, ni espérer se développer alors que par exemple, le Danemark vivrait sous une occupation militaire cruelle et illégale.
Donc, naturellement, le monde arabe ne peut pas être okay si la Palestine n’est pas ok.
La crise actuelle dans le monde arabe a toutefois mis de côté la tragédie palestinienne, mais seulement temporairement. Les pays arabes subissent un très lourd fardeau fait de divisions sectaires, de conflits tribaux et de rivalités régionales qui se sont imposées depuis que la plupart de ces pays ont obtenu leur indépendance au milieu du 20e siècle et dans les années qui ont suivi. Ces systèmes politiques, eux-mêmes vestiges du colonialisme britannique et français, ont été un legs hérité de l’injustice pendant des années, et c’est un impératif historique de le voir finalement tomber et se briser en mille morceaux.
Cela ne signifie pas que la Palestine n’a plus d’importance ou ne soit plus au cœur de la conscience politique arabe globale. La région connaît en cette période des traumatismes sans précédents dans son histoire moderne, à commencer par l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et tout ce qui nous amène au présent, avec ses révolutions, ses guerres et ses conflits internes – violents ou non. Une fois une nouvelle réalité installée, la Palestine va se retrouver dans une position centrale, non pas pour des raisons émotives ou sentimentales, mais simplement parce que la stabilité continuera à échapper au Moyen-Orient tant que la Palestine sera sous occupation militaire, subissant guerre et génocide. C’est tout simplement insoutenable.
IP : Si nous voulons considérer la résistance palestinienne dans le cadre des conflits régionaux, comment approcher la question, surtout du fait que chaque gouvernement a ses propres intérêts et objectifs politiques ?
RB : D’un point de vue général, les pays arabes sont non démocratiques, les régimes autoritaires sont soit sous la domination d’un seul individu – entouré de ses copains et d’une petite élite privilégiée qui se nourrissent de leurs avantages (comme en Égypte) – ou sous la domination de regroupements qui sont le fruit d’arrangements entre groupes concurrents qui se partagent le pouvoir sur la base de lignes tribales (comme en Libye) ou sectaires (comme au Liban).
Le principal objectif de ces régimes est soit de maintenir leur propre survie, soit de préserver les équilibres politiques nécessaires pour que leur pays reste à flot. Cela n’est possible qu’à la condition d’aligner leurs politiques sur celles des pays puissants qui dominent la région, en claire opposition avec un modèle démocratique idéal où c’est la voix du peuple qui domine.
La résistance palestinienne, qu’elle soit islamique, socialiste ou autre, va par définition à l’encontre de l’intérêt de pouvoirs tels que les États-Unis, la Grande-Bretagne, pour ne citer que ceux-là. Ces pays ont joué un rôle majeur dans la création et le maintien en place d’Israël. La résistance palestinienne contre Israël est en fait un élément dans une beaucoup plus grande lutte de libération contre l’impérialisme, le colonialisme et plus récemment, le néo-colonialisme.
On peut donc imaginer un scénario dans lequel un dictateur arabe, un roi ou un prince aurait à faire un choix entre le soutien à la résistance palestinienne – qui ne représente qu’un faible intérêt pour lui et son régime – ou la mise à la remorque des États-Unis et de la Grande-Bretagne, et par extension d’Israël. Pour eux, comme l’expérience l’a montré, l’alliance américano-occidentale se place toujours en premier, comme al-Sisi en Égypte l’a amplement démontré.
Le problème ne vient donc pas du Hamas en lui-même, mais essentiellement du concept de résistance palestinienne dans son ensemble. Si le Hamas modifiait son attitude envers Israël mais tout en maintenant ses caractéristiques religieuses, il serait susceptible d’être reconnu, au moins par les régimes arabes et très probablement par l’Égypte.
Nous devons nous rappeler que le conflit entre les régimes arabes et les groupes de la résistance palestinienne a été clairement apparent à de nombreuses reprises, des années avant que le Hamas ait été créé en 1987. Cela s’est produit en Égypte, en Jordanie, en Syrie, au Liban, en Libye, etc… En fait, dès les années 1960.
IP : Y a-t-il une sorte « d’OTAN arabe » en cours de formation ? Et si oui, est-ce un reflet de l’échec de l’interventionnisme occidental direct au Moyen-Orient ?
RB : Oui, les interventions sous commandement américain se sont révélées désastreuses, même si on ne les examine que sous l’angle des pertes et profits. La guerre en Irak n’a pas inauguré une montée de l’hégémonie américaine, comme espéré par certains, ni n’a garanti un contrôle américain sur les ressources de la région. Le fait que l’Irak soit courtisé par la Russie en ce moment, et que celle-ci prend les devants en Syrie, illustre bien l’échec de l’intervention militaire et de la formule du state building (construction de l’État). En d’autres termes, les États-Unis ont totalement échoué en Irak.
Parmi d’autres échecs américains se situe l’intervention apparemment timide en Libye, où le fardeau de la guerre a été réparti entre tous les membres de l’OTAN et où les États-Unis était le « leader depuis l’arrPropos recueillis et traduits par Info-Palestine.euière », comme il a été dit, soi-disant pour soutenir une révolution du cru. Aujourd’hui, la Libye est dirigée par deux gouvernements et des centaines de milices armées.
Le bombardement « occidental-OTAN-arabe » de Daesh en Syrie et en Irak était jusqu’ici la forme d’intervention militaire occidentale la plus édulcorée, et elle a aussi échoué à donner des résultats. Elle n’a pas réussi à éliminer Daesh et a tout autant échoué à donner vie à ou réaffirmer le modèle d’intervention comme un archétype qui fonctionne et qui peut être reproduit dans l’avenir.
Avec des échecs sur tous ces fronts, et en raison de la nécessité politique pour l’Occident de signer un accord nucléaire avec l’Iran, il y avait besoin d’un quatrième modèle – qui n’avait pas été testé auparavant dans la région – au moins en termes de guerre totale. Cela a été mis en œuvre par les pays arabes alliés à l’Occident, avec la guerre au Yémen.
Il est important de se rappeler que les États-Unis ont mené leur propre guerre de longue durée contre le Yémen, au nom de la lutte contre Al-Qaïda. Cela a également été un échec et al-Qaïda est plus puissant que jamais. Mais la guerre actuelle dans ce pays extrêmement pauvre vise à un changement de régime et à contrecarrer l’influence iranienne sur les Houthis, lesquels luttent contre les alliés des Saoudiens dans le pays.
Même s’il y avait une « victoire » au Yémen contre les Houthis, ce ne serait pas vraiment un succès. De mon point de vue, il est peu probable que cette guerre produise les résultats escomptés et, finalement, elle finira par affaiblir les alliés des États-Unis. Mais plus important encore, il est probable que cela prouve que même à distance et indirectement, une intervention militaire ne produit guère de dividendes.
Même si la violence ne semble pas devoir payer, l’appétit pour l’intervention ne va pas disparaître pour autant, car elle fait partie intégrante de la puissance occidentale et de son influence dans la région.
IP : Revenons plus directement à la Palestine. Comment la solidarité internationale peut-elle devenir plus efficace ? Ce mouvement de solidarité montre-t-il des signes de maturité ? Connait-il des discussions et des débats sur son rôle, sa mission globale et ses directions ?
RB : Un des principaux avantages du Mouvement de Solidarité est le fait qu’il soit décentralisé. Cela signifie qu’il représente un collectif qui défend les droits du peuple palestinien par l’engagement des sociétés civiles, tout en tenant les gouvernements du monde responsables lorsque ces droits sont violés. Un tel modèle peut éprouver des phases occasionnelles de démoralisation, mais il ne peut pas être vaincu.
Cependant, l’un des principaux défis de ce mouvement est son incapacité à aller au-delà de ces objectifs. Sachant que l’autorité morale supposée des Palestiniens es24 octobre 2015 – Version anglaiset soit corrompue (l’Autorité palestinienne), figée dans le temps et mise à l’écart (l’OLP), ou incapable de conduire une initiative universelle se servant d’un discours approprié et fédérateur (le Hamas)…
Nous avons bon espoir que la mobilisation palestinienne en Palestine elle-même puisse fournir une plate-forme alternative, de sorte que le mouvement de solidarité puisse être entièrement guidé et dirigé par les priorités et les initiatives palestiniennes. Jusque-là, la solidarité doit être canalisée de manière aussi efficace que possible, avec la capacité de se mettre en cause à travers des discussions, des débats et des critiques constructives.
Quel que soit le scénario adopté, le Mouvement de Solidarité doit trouver l’équilibre entre l’agenda du peuple palestinien et son propre environnement local. Seulement alors il pourra être fidèle à lui-même et d’atteindre aussi ses objectifs.
IP : Toujours sur le thème de la solidarité, considérez-vous l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste au Royaume-Uni comme le reflet d’un changement d’attitude de l’Occident envers le conflit israélo-arabe ?
RB : En règle générale, la société britannique a toujours été très progressiste dans sa compréhension des conflits au Moyen-Orient. Elle a toujours manifesté plus de sympathie pour les Palestiniens que son homologue aux États-Unis qui a toujours été subjuguée et largement consentante à l’égard du Congrès, du zèle religieux, de la propagande des médias etc…
En outre, la société britannique a très largement pris la rue contre la guerre en Irak et a défilé par millions pour se faire entendre avant même le début de l’occupation de l’Irak. Elle a affiché la même attitude lors des guerres contre le Liban, contre Gaza, pour ne citer que celles-ci.
Par conséquent, l’élection de Corbyn est le reflet d’un sentiment progressiste déjà existant dans la société britannique.
La même logique pourrait s’appliquer à d’autres sociétés européennes, mais la principale différence est que les électeurs britanniques ont réussi à contourner l’hégémonie des élites dirigeantes traditionnelles, des médias et des politiciens politiquement et socialement coupés de toute base sociale, en plaçant à la tête du plus grand groupe d’opposition du pays quelqu’un qui représente vraiment la majorité des électeurs travaillistes.
* Dr Ramzy Baroud écrit sur le Moyen-Orient depuis plus de 20 ans. Il est chroniqueur international, consultant en médias, auteur de plusieurs livres et le fondateur de PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Résistant en Palestine – Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest. Visitez son site personnel.
24 octobre 2015 – Version anglaise