Réfugiés oubliés : les survivants des massacres de Sabra et Chatila

Photo : Fred Bourcier
Photo : Fred Bourcier

Par Swee Chai Ang

Lorsque des réfugiés palestiniens ont été massacrés à Beyrouth en 1982, le Dr Swee Chai Ang, une réfugiée vivant en Grande-Bretagne, travaillait comme jeune médecin bénévole dans le camp. À l’occasion du 35ème anniversaire, Ang parle de ses souvenirs et de ses questions restées sans réponses.

Il y a trente-cinq ans, alors qu’Israël avait envahi Beyrouth ouest, des miliciens chrétiens libanais sont entrés dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Pendant plus de trois jours, les forces israéliennes ont bouclé le camp et leur ont permis de massacrer plusieurs milliers de réfugiés.

J’étais alors une jeune stagiaire en orthopédie qui avait démissionné de l’hôpital St. Thomas à Londres pour rejoindre une équipe médicale de Christian Aid qui aidait les blessés pendant l’invasion israélienne du Liban quelques mois plus tôt. Beyrouth était assiégé. L’eau, la nourriture, l’électricité et les médicaments étaient bloqués. L’invasion avait déjà fait des milliers de morts et de blessés, et on estimait que 100 000 personnes étaient sans abri.

J’ai été détachée auprès du Croissant-Rouge palestinien pour prendre en charge le département orthopédique de l’hôpital Gaza dans le camp Sabra et Chatila à Beyrouth ouest. J’ai rencontré des réfugiés palestiniens dans leurs maisons bombardées et j’ai appris comment ils étaient avant cela devenus des réfugiés dans l’un des 12 camps palestiniens au Liban. Jusque là, je ne savais pas que les Palestiniens existaient.

Ils m’ont rappelé comment ils ont été chassés de leurs maisons en Palestine en 1948, souvent par la force des armes. Ils ont fui avec tous les biens qu’ils pouvaient transporter et se sont retrouvés dans le Liban voisin, la Jordanie et la Syrie.

Les Nations Unies les ont logés sous des tentes alors que le monde leur promettait qu’ils rentreraient bientôt chez eux. Cette promesse n’a jamais été tenue. C’est leur 69e année de vie en tant que réfugiés. La Palestine a été effacée de la carte du monde. Les 750 000 réfugiés, environ la moitié de la population palestinienne de 1948, sont aujourd’hui devenus 5 millions.

Peu de temps après mon arrivée à Beyrouth, l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat (OLP) a quitté la ville. C’était le prix demandé par Israël pour arrêter ses bombardements sur le Liban et lever le blocus militaire qui durait depuis 10 semaines. Quatorze mille hommes et femmes ont quitté le Liban après avoir reçu la garantie des puissances occidentales que leurs familles, laissées derrière eux, seraient protégées par une force multinationale de maintien de la paix.

Ceux qui partaient étaient des combattants, des employés administratifs, des médecins, des infirmières, des universitaires, des syndicalistes, des journalistes, des ingénieurs et des techniciens. L’OLP était un véritable gouvernement palestinien en exil et le plus grand employeur. Des milliers de familles palestiniennes, dont beaucoup avaient perdu certains des leurs dans l’invasion, étaient maintenant sans leur soutien de famille, souvent le père ou le frère aîné.

Le cessez-le-feu n’a duré que trois semaines. La force multinationale de maintien de la paix, prévue par l’accord de cessez-le-feu pour protéger les civils, s’est retirée brusquement. Peu de temps après le président chrétien du Liban nouvellement installé, Bashir Gemayel, a été assassiné.

Puis, le 15 septembre, plusieurs centaines de chars israéliens sont entrés Beyrouth ouest. Certains d’entre eux ont construit des monticules de terre aux entrées des camps et scellé Sabra et Chatila, empêchant les habitants de s’enfuir. Un groupe de miliciens chrétiens, formés et armés par Israël, est ensuite entré dans le camp. Lorsque les chars se sont retirés du périmètre du camp le 18 septembre, plusieurs milliers de civils ont été retrouvés morts, tandis que d’autres avaient été enlevés et avaient disparu.

Notre équipe de l’hôpital, qui a travaillé sans arrêt pendant 72 heures, a été contrainte sous la menace des armes d’abandonner ses patients et a dû quitter le camp le 18 septembre. À mesure que je m’éloignais de la salle d’opération du sous-sol, j’ai appris la douloureuse vérité. Alors que nous luttions pour sauver quelques dizaines de vies, des milliers de personnes étaient massacrées.

Certains corps étaient déjà en putréfaction sous le soleil de Beyrouth. Les images du massacre se sont profondément imprimées dans ma mémoire. Elles incluent des corps sans vie et mutilés bordant les allées de camp… Seulement quelques jours auparavant, c’étaient des êtres humains plein d’espoir et de vie, persuadés qu’ils seraient laissés en paix pour élever leurs enfants après l’évacuation de l’OLP.

Ce sont des personnes qui m’ont accueillie dans leurs maisons bombardées. Elles m’ont servie du café arabe et de la nourriture qu’elles avaient pu trouver, des présents simples mais donnés avec chaleur et générosité. Elles ont partagé avec moi leur vie brisée. Elles m’ont montré des photographies fanées de leurs maisons et de leurs familles en Palestine avant 1948 et les grandes clés de la maison qu’elles gardaient encore. Les femmes ont partagé avec moi leur belles broderies, chacune avec des motifs des villages qu’elles avaient laissés derrière elles. Beaucoup de ces villages ont été détruits après leur départ.

Au cours du massacre, certaines de ces personnes sont devenues des patients que nous n’avons pas réussi à sauver. D’autres sont décédés dès leur arrivée. Ces gens ont laissé derrière eux des orphelins et des veuves. Une mère blessée nous suppliait de lui retirer la dernière perfusion disponible de l’hôpital pour la donner à son enfant. Elle est morte peu de temps après. Les enfants qui ont vu leur mère et leurs sœurs victimes de viols et assassinées portent toujours leur traumatisme.

Les visages terrifiés des familles encerclées par des hommes armés en attendant la mort; la jeune mère désespérée qui a essayé de me donner son bébé pour le mettre en sécurité; la puanteur des corps en décomposition alors que des fosses communes étaient découvertes; les cris perçants des femmes qui identifiaient les restes de leurs proches à partir de morceaux de vêtements ou de cartes d’identité de réfugiés – ces souvenirs ne me quitteront jamais.

Les survivants sont revenus dans les mêmes maisons où leurs familles et leurs voisins ont été massacrés. Ils sont un peuple courageux, et il n’y avait nulle part ailleurs où aller.

Aujourd’hui, les réfugiés palestiniens au Liban sont exclus de 30 professions et seulement 2% des Palestiniens dans des emplois de l’économie informelle ont des permis de travail appropriés. Ils n’ont pas de passeport. Ils n’ont pas le droit de posséder et d’hériter de propriétés. Interdits de retourner chez eux en Palestine, ils ne sont pas seulement des réfugiés, ils grandiront en tant que réfugiés et mourront comme réfugiés.

Quant à moi, j’ai encore des questions douloureuses auxquelles il faut répondre. Pourquoi ont-ils été massacrés ? Le monde a-t-il oublié les survivants ? Comment pouvons-nous permettre une situation où la seule affirmation d’humanité d’une personne est de disposer d’une carte d’identité de réfugié ? Ces questions m’ont hantée depuis que j’ai rencontré les réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Je n’ai pas encore reçu de réponse.

15 septembre 2017 – Newsdeeply – Traduction : Chronique de Palestine