Ben White – Selon les analystes, la campagne contre la représentation de World Vision à Gaza fait partie d’une attaque systématique par Israël contre les ONG internationales.
La semaine dernière, l’Agence israélienne de sécurité (ISA) – ou Shin Bet – a lancé des accusations graves contre un employé palestinien basé à Gaza, de l’organisation caritative chrétienne mondiale, World Vision.
Selon le Shin Bet, Mohammad el-Halabi, le responsable du bureau de Gaza de cette organisation caritative, aurait canalisé des dizaines de millions de dollars de fonds d’aide en direction des Brigades al-Qassam du Hamas [résistance islamique], suivant une procédure complexe et qui a duré des années.
Les responsables israéliens n’ont pas perdu de temps pour répandre ces accusations, avec l’objectif de crédibiliser les affirmations du Premier ministre Benjamin Netanyahu selon quoi le Hamas exploiterait des groupes d’aide internationaux naïfs, ou complices.
Le ministère israélien des Affaires étrangères a écrit directement à ses agents du monde entier, reliant l’affaire à la fois à l’Iran et à l’État islamique d’Irak et du Levant (ISIL, également connu sous le nom d’ISIS), tout en inondant les médias sociaux de diverses informations. Le porte-parole de l’armée israélienne a également été actif sur le cas.
Les diplomates israéliens auraient été « spécifiquement … chargés de diffuser les nouvelles … parmi les groupes libéraux et religieux qui soutiennent World Vision ».
Confession arrachée sous la torture
Mais tout cela parait peu crédible. L’avocat représentant Halabi, Mohammad Mahmoud, a déclaré à al-Jazeera que son client n’avait pas vu un avocat pendant 21 jours, et que l’employé de World Vision avait été maltraité physiquement en prison : « Ils l’ont terriblement battu. »
Mahmoud a ajouté que Halabi « nie toutes les accusations », y compris la « confession » citée par un haut responsable israélien comme « la preuve » appuyant les accusations.
Des accusations d’usage de la torture ont également été faites par Samir Zaqout, le directeur adjoint du Centre Al-Mezan pour les droits de l’homme dans la ville de Gaza, le groupe qui a fourni un premier avocat pour Halabi. « Il a dit à notre avocat qu’ils l’ont tabassé et l’ont attaché à une petite chaise. Il a cru un moment qu’ils allaient le tuer. »
Des groupes palestiniens et israéliens de défense des droits de l’homme ont depuis longtemps soutenu que les agents du Shin Bet infligent « la douleur physique dans le cadre des interrogatoires », et que cela fait partie de leurs méthodes « routinières ». Jusqu’à 90% des prisonniers palestiniens interrogés par le Shin Bet sont empêchés de voir un avocat pendant la phase d’’interrogatoire.
Le rapport d’Amnesty International pour 2015 et 2016 révèle une nouvelle fois que le personnel du Shin Bet « torture et maltraite les détenus palestiniens … en particulier pendant l’arrestation et les interrogatoires », alors qu’une étude publiée l’an dernier dans une revue médicale, a constaté que « les mauvais traitements à caractère sexuel sont systématiques ».
Commentant la question, Sari Bashi, directeur à Human Rights Watch pour Israël et la Palestine, a expliqué à al-Jazeera comment les dispositions consistant « à « suspendre des garanties de procédure pour les suspects », destinées aux « situations d’urgence », sont utilisées « assez régulièrement contre les détenus palestiniens ».
Les charges du Shin Bet contre Halabi ont été démenties par les membres de la famille. Son père Khalil a dit aux journalistes que les accusations étaient fondées sur « la désinformation fournie par un employé mécontent de World Vision ».
Le Hamas a également nié tout lien avec Halabi, et a qualifié les accusations de « mensonges ».
Accusations incohérentes
La semaine dernière, World Vision a déclaré que « sur la base des informations dont nous disposons à l’heure actuelle, nous avons aucune raison de croire que les accusations sont vraies ». Le lundi, Kevin Jenkins, CEO de World Vision International, a souligné les incohérences dans les charges du Shin Bet : « le budget de fonctionnement cumulé de World Vision à Gaza pour les 10 dernières années a été d’environ 22,5 millions de dollars, ce qui rend le montant présumé de jusqu’à 50 millions de dollars détournés très peu crédible. »
En outre, « Mohammad el-Halabi n’est le directeur de nos opérations à Gaza que depuis octobre 2014. Avant cette période, il ne gérait qu’une partie du budget de Gaza. »
Pressé de savoir si « le gouvernement israélien maintenait ses affirmations qu’il s’agissait de 50 millions de détournés », un porte-parole du gouvernement israélien a déclaré que le montant n’était pas ce qui comptait…
Prenant la parole la semaine dernière dans le journal israélien Haaretz, l’avocat de Halabi a suggéré que les membres armés du Hamas avaient pu voler dans les dépôts de l’organisation, mais que les accusations portées contre son client ont été significativement « gonflées ».
L’ONG World Vision est depuis longtemps considérée comme un ennemi par les groupes pro-israéliens qui, selon les mots d’un lobbyiste, croient que le groupe « aide le Hamas dans sa guerre de propagande contre l’État juif ». Un think-tank pro-israélien américain a prétendu que World Vision faisait partie d’un « djihad » d’ONG contre Israël.
NGO Monitor, un groupe qui joue un rôle clé dans l’intimidation croissante des organisations et des ONG de défense des droits de l’homme en Palestine/Israël, a accusé World Vision en 2004 « d’encourager ou au moins de faire apologie du terrorisme et de l’incitation [à la résistance] ».
C’est ce contexte plus large de répression des groupes humanitaires et des défenseurs des droits de l’homme qui inquiète les Palestiniens et d’autres observateurs.
Le ministre israélien Gilad Erdan a affirmé que les accusations portées contre Halabi prouvent l’affirmation du gouvernement selon laquelle « il y a de vastes liens idéologiques et financiers entre les organisations terroristes et les organisations de délégitimation qui travaillent contre Israël ».
World Vision, comme beaucoup d’autres organisations internationales, a été claire dans son appel à Israël pour mettre fin à son blocus de la bande de Gaza, et cette organisation s’est également exprimée sur d’autres questions, telles que le transfert forcé des Palestiniens en Cisjordanie occupée.
Des procédés répugnants pour harceler les ONG
A al-Mezan à Gaza, Zaqout dit clairement pourquoi Israël a ciblé World Vision de cette manière : « Le gouvernement israélien et le [Shin Bet] utilisent des moyens répugnants dans le but de harceler et de faire pression à la fois sur la société civile palestinienne et les ONG internationales. »
Un haut responsable des Nations Unies, Robert Piper, a souligné la nécessité d’une procédure judiciaire « prompte, approfondie, indépendante, impartiale et transparente ». Certains, cependant, se demandent comment un tribunal israélien pourrait statuer « quoi que ce soit, si ce n’est quelque chose de couru d’avance », compte tenu de l’expérience des Palestiniens face aux tribunaux militaires et civils.
La semaine dernière, les autorités israéliennes d’occupation ont affirmé que dans le cadre de l’enquête sur World Vision, des informations ont été obtenues impliquant « d’autres organisations d’aide humanitaire ». Les responsables israéliens ont également accusé un employé de Save the Children d’avoir été recruté par Halabi pour le compte du Hamas.
Les autorités israéliennes auraient également « préparé une prochaine publication d’informations sur une organisation des Nations Unies qui selon Israël serait liée au Hamas ».
Un haut fonctionnaire d’une ONG britannique, familier avec la situation à Gaza, a déclaré à al-Jazeera : « Israël veut mettre les ONG internationales, qui sont de plus en plus critiques de la politique israélienne, à leur place. Il est possible que World Vision, avec sa forte base de soutien évangélique aux États-Unis, était tout simplement au sommet de la liste des cibles d’Israël. La question qui se pose aujourd’hui est : quelle est la prochaine ONG sur la liste ? »
* Ben White est journaliste indépendant, écrivain et militant, spécialiste Palestine/Israël. Il est diplômé de l’université de Cambridge. Il a notamment écrit Être palestinien en Israël – Ségrégation, discrimination et démocratie – Suivre sur Twitter : @benabyad
9 août 2016 – Al Jazeera