Par Ghada Karmi
Entre le 30 mars et le 11 mai les forces israéliennes ont abattu plus de 40 palestiniens non armés et en ont blessé plus de 2 000 au cours de la série de manifestations de la Grande Marche du Retour à Gaza. Rien que le 14 mai, lors de manifestations coïncidant avec l’ouverture de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, les soldats israéliens ont tué 58 autres Palestiniens et en ont blessé près de 2800.
Les Palestiniens ne sont pas la seule cible. Le 12 avril, un haut responsable israélien, le ministre du logement Yoav Galant, a une fois de plus appelé publiquement à l’assassinat du président syrien Bashar al-Assad, appel qu’il avait déjà lancé l’an dernier. Le 10 mai, Israël a attaqué ce qu’il prétendait être des lance-missiles en Syrie, état souverain, lors de la dernière de plus d’une centaine d’attaques de ce genre contre des cibles situées sur le territoire syrien au cours des dernières années.
De tels propos et actes – énoncés et perpétrés en toute impunité, qu’aucune sanction internationale ou même réprimande n’entrave – sont la manifestation de la confiance en soi arrogante d’un État qui ne craint ni loi ni châtiment.
Israël possède aujourd’hui l’une des armées les plus puissantes du monde, l’une des technologies drone les plus sophistiquées et figure parmi les premiers exportateurs mondiaux d’armes. Il bénéficie du soutien de tous les États occidentaux, notamment des États-Unis, et a réalisé des avancées politiques significatives en Afrique, en Inde et dans une certaine mesure en Chine. Son pouvoir militaire, économique, politique n’a jamais été aussi grand.
Personne n’imaginait en 1948 que l’État créé sur la patrie d’un autre peuple et à ses dépens – nettoyage ethnique justifié comme acte moral pour soulager la conscience du monde pour les crimes commis contre le peuple juif – deviendrait ce géant régional terrifiant et belliqueux.
Traumatisme toujours sous-estimé
Certes, nous n’avions pas à l’esprit ce genre de pensée lorsque nous avons fui nos maisons pendant la Nakba de 1948. Ma famille était une famille ordinaire qui menait une vie ordinaire jusqu’au jour où nous nous sommes retrouvés projetés dans un cauchemar sans fin. Enfants, nous étions trois frères et sœurs qui ne comprenaient pas pourquoi nous devions quitter tout ce qui nous était familier et qui constituait la vie que nous connaissions – notre maison, notre école, notre chien.
Mes souvenirs de cette époque, aussi fragmentés soient-ils, sont tous des souvenirs de peur et d’anxiété, reflétant les sentiments de mes parents. Comme tous les Palestiniens de l’époque, nous pensions que nous reviendrions bientôt, une fois que les choses « se seraient calmées ». L’idée que nous perdions tout ce que nous possédions pour faire place à un peuple qui nous était étranger afin qu’il puisse trouver refuge dans les maisons que nous avions quittées était absurde et impensable.
Nous nous sommes d’abord enfuis à Damas, puis à Londres. Mes parents s’accrochaient à l’idée que notre exil était temporaire et que nous reviendrions bientôt. Mais au fil des années, l’espoir s’est estompé et s’est transformé en un idéal auquel nous aspirions, mais que nous craignions ne jamais voir se réaliser.
Je me demandais parfois ce que les immigrants juifs qui se sont installés dans notre maison à Jérusalem avaient fait de nos biens. Les ont-ils jetés ou conservés ? Et ont-ils ressenti quelque chose pour la famille dont ils avaient si manifestement pris la place ? Des centaines de milliers d’autres Palestiniens comme nous ont dû se poser les mêmes questions.
Dans les premières années qui ont suivi la Nakba, les Palestiniens n’ont fait que lutter pour survivre. C’était un traumatisme d’une gravité encore sous-estimée à ce jour, une période de chagrin et de désarroi. Nous étions vaincus et sans amis jusqu’à la création de l’Organisation de libération de la Palestine et la résurrection du mouvement national palestinien.
Il s’en est suivi une période d’espoir et d’auto-affirmation enivrante. Elle a atteint son apogée à la fin des années 70, mais l’invasion de Beyrouth par Israël en 1982 a entraîné un déclin de l’Organisation de libération de la Palestine, et les accords d’Oslo de 1993 ont aggravé ce déclin. Les 20 dernières années de l’histoire palestinienne ont été ponctuées de soulèvements palestiniens et d’une répression israélienne brutale, tandis que la colonisation israélienne s’est poursuivie sans relâche. Les Palestiniens ont été incapables de l’arrêter, leurs dirigeants étant divisés et faibles.
Une vague qui ne peut être refoulée
Aujourd’hui, les Palestiniens, qui étaient une société homogène à ma naissance, sont fragmentés : près de 5 millions vivent sous occupation israélienne en Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est et Gaza ; environ 1,5 million sont des citoyens de seconde classe en Israël ; il y a plus de 3 millions de réfugiés dans les pays arabes enregistrés auprès de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA, et un nombre inconnu d’exilés ailleurs dans le monde. Entre-temps, Israël, pour nous, usurpateur illégitime et affront à tout ce qui était décent, n’a fait que gagner en force et en acceptation internationale. Sa défaite, étant donné sa prospérité économique et l’adulation américaine dont il jouit, semble lointaine.
Maintenir une perspective optimiste face à l’impunité totale d’Israël est un défi difficile à relever. Un observateur désintéressé de cette scène en 2018 pourrait bien conclure que la cause palestinienne est désespérée.
Mais ce serait une erreur.
Alors qu’Israël consolide son pouvoir, les Palestiniens, là où ils se trouvent, affirment de plus en plus leur existence et leur droit de résister. C’est comme s’ils s’étaient réveillés d’une longue torpeur.
La dernière décennie a vu un extraordinaire renouveau de la conscience nationale. Chaque localité où vivent les Palestiniens a développé sa propre forme d’activité de résistance, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la Palestine. Le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions n’est que l’une d’elles. Un ferment de créativité dans l’art, la littérature et la culture palestiniennes s’est implanté, et le militantisme politique a pris de nouvelles formes.
Cette vague, qu’on ne peut aujourd’hui refouler s’appuie sur les jeunes, une génération de sympathisants frais et engagés de la cause de leurs parents et grands-parents. Voir cela en action a été l’expérience la plus réconfortante de ma vie. Elle a insufflé une nouvelle énergie à une cause qui a pu vaciller de temps en temps, mais qui n’est jamais morte.
Auteur : Ghada Karmi
* Ghada Karmi est une ancienne chargée de recherche à l'Institut des études arabes et islamiques de l'université d'Exeter. Elle est née à Jérusalem et a été forcée de quitter sa maison avec sa famille à la suite de la création d'Israël en 1948. La famille a déménagé en Angleterre, où elle a grandi et a fait ses études. Ghada Karmi a exercé la profession de médecin pendant de nombreuses années en tant que spécialiste de la santé des migrants et des réfugiés. De 1999 à 2001, elle a été membre associé de l'Institut royal des affaires internationales, où elle a dirigé un important projet sur la réconciliation israélo-palestinienne. Son compte Twitter.
17 mai 2018- The Electronic Intifada – Traduction: Chronique de Palestine – MJB