En tant que médecin vivant et travaillant à Gaza tout au long de ma vie, je pensais avoir tout vu. J’imaginais que je connaissais les limites de ce que Gaza pouvait endurer
Mais les six derniers mois ont été les plus difficiles que j’ai vécus au cours de mes 15 années avec MSF à Gaza. Et j’ai vécu et traversé trois guerres : en 2008, 2012 et 2014.
La souffrance humaine et la dévastation dont j’i été le témoin au cours des derniers mois ont atteint un nouveau sommet. Le nombre choquant de blessés a été accablant.
Je n’oublierai jamais le lundi 14 mai. En l’espace de 24 heures, les autorités sanitaires locales ont enregistré un total de 2271 blessés, dont 1359 blessés par balles réelles. Ce jour-là, je travaillais avec l’équipe chirurgicale de l’hôpital al-Aqsa, l’un des principaux hôpitaux de Gaza.
À 15 heures, nous avons commencé à recevoir les premiers blessés de la manifestation. Plus de 300 personnes sont arrivées aux portes en moins de quatre heures. Je n’avais jamais vu autant de blessés dans ma vie.
Des centaines faisaient la queue pour entrer dans la salle d’opération; les couloirs étaient pleins; tout le monde pleurait, criait et saignait.
Malgré tous nos efforts, nous ne pouvions pas faire face au grand nombre de blessés. C’était trop. Coup de feu après coup, notre équipe a travaillé 50 heures d’affilée pour tenter de sauver des vies.
Cela m’a rappelé les souvenirs de la guerre de 2014. Mais en réalité, rien n’aurait pu nous préparer à ce que nous avons vu le 14 mai. Et à ce que nous voyons encore aujourd’hui.
Chaque semaine, de nouveaux cas de traumatismes continuent d’arriver, dont la majorité sont de jeunes hommes blessés par balle à la jambe et présentant un risque élevé d’incapacités pouvant changer leur vie. La cohorte de patients de MSF continue d’augmenter et nous traitons actuellement environ 40% des personnes blessées par balle à Gaza, soit plus de 5000 personnes.
Mais plus nous progressons dans le traitement de ces blessures par balle, plus nous voyons la complexité de ce qui doit être fait. C’est difficile, médicalement et du point de vue de la logistique. Les structures médicales à Gaza s’effondrent face à la forte demande de services de santé et aux pénuries incessantes; une grande partie des patients ont besoin d’une intervention chirurgicale spécialisée reconstructive du membre, ce qui signifie plusieurs opérations. Certains de ces protocoles ne sont actuellement pas possibles à Gaza.
Ce qui me terrifie le plus, c’est le risque d’infection. L’ostéomyélite est une infection profonde de l’os. Si elle n’est pas traitée, cela peut entraîner des blessures qui ne guérissent pas et augmenter le risque d’amputation. Ces infections doivent être traitées de toute urgence car elles s’aggravent rapidement si aucun médicament n’est appliqué.
Mais l’infection n’est pas facile à diagnostiquer et il n’existe actuellement aucune structure à Gaza pour analyser des échantillons d’os afin de l’identifier. MSF travaille à la création d’un laboratoire de microbiologie, fournissant du matériel et une formation, afin de pouvoir analyser des échantillons d’os pour détecter l’ostéomyélite. Mais une fois que nous sommes en mesure d’identifier l’infection, les soins nécessitent un traitement anti-biotique long et complexe pour chaque patient et une intervention chirurgicale répétée.
En tant que médecin, je voyage dans toute la bande de Gaza et je vois de plus en plus de jeunes hommes portant des béquilles avec des fixateurs externes sur les jambes, ou en fauteuil roulant. Cela devient de plus en plus un spectacle normal. Beaucoup d’entre eux essaient d’être optimistes et persévérants, mais moi, en tant que médecin, je sais que leur avenir est sombre.
L’une des choses les plus difficiles dans mon travail est de devoir parler à des patients, pour la plupart des hommes jeunes, sachant qu’ils pourraient perdre leur jambe à la suite d’une balle qui leur a brisé les os en même temps que leur avenir. Beaucoup d’entre eux me demandent: “Est-ce que je pourrai marcher à nouveau comme je voudrai ?”
Faire face à cette question est très difficile pour moi parce que je sais qu’en raison de la situation dans laquelle nous travaillons, beaucoup d’entre eux ne pourront plus marcher normalement. Et il est de ma responsabilité de leur dire que nous faisons de notre mieux, mais le risque qu’ils perdent la jambe blessée est élevé.
Dire cela à un jeune homme qui a la vie devant lui est vraiment difficile. Et c’est une conversation que j’ai eu à plusieurs reprises au cours des derniers mois.
Bien sûr, nous continuons d’essayer de trouver un moyen de traiter ces personnes malgré les difficultés auxquelles nous sommes confrontés : des hôpitaux surchargés et, à cause du blocus, quatre heures par jour d’électricité, des pénuries de carburant, des fournitures médicales épuisées, un manque de chirurgiens et médecins spécialisés, des infirmières et des médecins épuisés qui ne perçoivent un salaire incomplet depuis des mois, les restrictions imposées aux patients quittant Gaza pour se faire soigner ailleurs, et la liste n’est pas close.
Et tout cela alors que la situation socio-économique autour de nous continue de se détériorer quotidiennement. Nous voyons maintenant des enfants mendier dans la rue – chose que nous n’avons jamais vue il y a un an ou deux.
MSF est confrontée à d’énormes défis et nous ne pouvons y arriver seuls. Nous essayons. Nous faisons notre maximum. Nous devons continuer. Pour moi, c’est une question d’éthique médicale. Ces blessés doivent recevoir le traitement dont ils ont besoin.
En ce moment à Gaza, regarder vers le futur, c’est comme regarder dans un tunnel opaque et je ne suis pas sûr d’entrevoir une lumière au bout.
* Mohammed Abu Mughaiseeb est un médecin palestinien et médecin référent pour MSF (Médecins Sans Frontières) à Gaza.
1e octobre 2018 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine