L’industrie d’armement israélienne est deux fois plus importante que son homologue américaine en volume d’exportations par habitant et elle emploie un pourcentage de la main-d’œuvre nationale deux fois plus important que celui des États-Unis ou de la France, deux des plus grands exportateurs mondiaux d’armements.
Au cours de notre voyage en 2016, nous n’avons pas tardé à concentrer notre attention sur certains des industriels les plus entreprenants d’Israël qui nous ont expliqué comment ils procédaient tout en contrôlant une zone de la taille du New Jersey.
Lors de notre premier jour là-bas, alors que nous assistions à une conférence annuelle sur les drones, nous avons rencontré Guy Keren, PDG charismatique et d’âge moyen d’une société de sécurité intérieure israélienne appelée iHLS. C’est la société iHLS de Keren qui avait organisé la conférence sur les drones.
Quelques jours plus tard, nous avons rencontré Keren dans le tout nouveau siège social de iHLS dans la ville côtière méditerranéenne de Raanana, connue pour son parc industriel de haute technologie. Nous lui avons parlé dans la salle de conférence, au-dessus du laboratoire informatique de sa société.
Au-dessous de nous, les technologues en herbe étaient collés à leurs claviers. Selon Keren, ce complexe phare pourrait accueillir jusqu’à 150 startups.
Keren a expliqué à quel point la bande de Gaza offrait à Israël – et à iHLS – un avantage concurrentiel par rapport aux autres pays en raison des possibilités de tester en temps réel de nouveaux produits toute l’année. Israël a gagné le surnom de “nation startup” parmi les élites du monde des affaires à travers le monde.
Une boîte de Pétri humaine
Nous avons demandé à Keren pourquoi l’industrie technologique israélienne avait un niveau de productivité époustouflant, en particulier dans le secteur militaire.
“Parce que nous vérifions nos systèmes en temps réel”, a-t-il déclaré. “Nous sommes tout le temps en situation de guerre. Si cela ne se produit pas maintenant, cela se fera dans un mois.”
“Il ne s’agit pas seulement de produire de la technologie” et de devoir attendre des années avant d’essayer les systèmes, nous a dit Keren. Le secret du succès du secteur israélien de technologie, a-t-il expliqué, réside dans “l’utilisation de la technologie plus rapidement que tout autre pays en situation réelle”.
Keren n’est pas le premier à établir cette relation de cause à effet. Gaza est largement perçue comme une boîte de Pétri humaine [petit récipient pour expérimentation en laboratoire] – pour améliorer la capacité de mise à mort et pour cultiver des méthodes de “pacification” – parmi les acteurs des secteurs militaire et de haute technologie israéliens.
Lorsque Roei Elkabetz, un brigadier général de l’armée israélienne, s’est adressé à un congrès de spécialistes en technologie de contrôle des frontières organisé à El Paso (Texas) en 2012, il a cliqué sur une photo du mur construit par Magal Systems qui isole Gaza du monde extérieur.
“Nous avons beaucoup appris de Gaza”, a-t-il déclaré. “C’est un excellent laboratoire.”
Leila Stockmarr, une universitaire danoise, a assisté aux mêmes types de présentations sur la sécurité israélienne que Todd Miller et moi-même. “La plupart des représentants des sociétés que j’ai interviewés ont expliqué que les nouvelles technologies étaient au cœur des capacités militaires et policières d’Israël. Elles sont développées et testées dans une situation concrète de contrôle d’une population, comme dans la bande de Gaza”, écrit-elle dans son essai de 2016 : Beyond the Laboratory Thesis: Gaza as Transmission Belt for War and Security Technology.
Mise au point en temps réel
Un représentant d’une grande société de sécurité a déclaré à Stockmarr : “Une fois que l’armée israélienne a passé une commande et après son déploiement initial sur le terrain, les services techniques de la société sont souvent contactés pour traiter des corrections et des ajustements en fonction de l’expérience. Ainsi, chaque fois que l’armée utilise la technologie israélienne HLS [Homeland Security], elle la teste automatiquement. Les entreprises en tirent un grand bénéfice et chaque fois qu’une nouvelle commande est passée, cette réactivité sur le champ de bataille est prise en compte pour améliorer le processus d’appel d’offres et garantir la qualité et l’efficacité.”
Opportunité exceptionnelle pour l’industrie de l’armement d’un pays, Israël dispose d’un laboratoire dans un territoire qu’il occupe – Gaza – très proche des installations de production d’armes et de sa technologie de surveillance. Comme le notait Stockmarr en 2016, l’engagement dans la bande de Gaza aide les entreprises à générer et à peaufiner de nouvelles idées et à améliorer leurs gammes de produits.
En avril 2018, Saar Koursh, alors PDG de Magal Systems – un candidat en lice pour les extensions proposées par le président Donald Trump à l’infrastructure de surveillance à la frontière américano-mexicaine – aurait même décrit Gaza comme une “salle d’exposition” pour les “barrières intelligentes” de la société, “dont les clients” apprécient le fait que les produits soient testés au combat.”
Stockmarr note que les Palestiniens à Gaza jouent eux-mêmes un rôle dans la phase de test, assumant un “rôle crucial” dans ce cycle de l’industrie de la sécurité intérieure : “Pour évaluer un produit donné, l’inclusion systématique des réponses des populations ciblées aux nouvelles technologies de sécurité est cruciale pour les acheteurs étrangers.”
Beaucoup de clients à travers le globe en sont convaincus, surtout si la marge bénéficiaire est en hausse. “Les actions de Magal aux États-Unis ont bondi à la fin de 2016 alors que Trump parlait d’un mur à la frontière mexicaine”, selon Bloomberg.
Et pendant le premier mois de l’attaque israélienne contre Gaza en 2014, le cours de l’action de la plus grande entreprise d’armement israélienne, Elbit Systems, a augmenté de 6,1%. Plus de 2200 Palestiniens ont été tués dans cette attaque.
Une expérience à durée illimitée
Cette année, depuis le début des manifestations du 30 mars de la Grande Marche du Retour, la dernière série de drones israéliens de contrôle des foules à faire ses débuts à Gaza, comprend le drone Sea of Tears [Mer de larmes…] – un drone de fabrication chinoise équipé d’une caméra et modifié par la police israélienne pour décharger des gaz lacrymogènes sur la foule humaine en-dessous – et le drone Shocko qui libère de l’eau contaminée et fétide sur les manifestants.
Le ministère de la Santé à Gaza a observé au cours des six derniers mois les effets sur les humains des “balles papillon” israéliennes – qui explosent à l’impact. Ce sont parmi les balles les plus meurtrières jamais utilisées par Israël.
Le personnel de Médecins sans frontières a traité des blessures produites par des balles papillon chez 50% des plus de 500 patients traités lors des manifestations.
De nombreux manifestants qui n’ont pas été tués sur le coup ont été grièvement blessés, ce qui a valu aux “balles papillon” une nouvelle place dans la longue histoire des pratiques de tirs à balles réelles de l’armée israélienne. Jasbir K. Puar en donne les détails dans son ouvrage The Right to Maim: Debility, Capacity, Disability.
Au 1er octobre, plus de 150 Palestiniens avaient été tués dans la Grande Marche du Retour, dont plus de 30 enfants. Plus de 10 000 personnes ont été blessées, dont la moitié par des tirs à balles réelles.
De retour dans le parc industriel de Raanana, Keren et ses collaborateurs des bureaux climatisés de iHLS s’emploient à développer les prochains acteurs de l’industrie de l’armement en Israël, à mettre à jour leurs systèmes et à accroître leurs marges bénéficiaires.
* Gabriel M. Schivone est Professeur invité à l’Université d’Arizona et auteur du livre à paraître : “Making the New ‘Illegal’: How Decades of US Involvement in Central America Triggered the Modern Wave of Immigration“(Prometheus Books).
5 octobre 2018 – The Electronic Intifada – Traduction : Chronique de Palestine