Gaza – Le médecin mal rasé aux yeux cernés entre dans le pavillon pour enfants de l’hôpital Al Nassar à Gaza. C’est un jeudi soir, presque le week-end. La salle est sombre et étrangement silencieuse, mais on entend de temps en temps les pleurs d’un bébé.
À chaque box, séparé des autres par des rideaux, il y a une image similaire : un bébé est allongé seul dans un lit, relié à des tubes, des fils et un générateur; une mère est assise – témoin silencieux – au chevet du lit.
Le Dr Mohamad Abu Samia, directeur de la médecine pédiatrique de l’hôpital, échange quelques mots à voix basse avec une mère, puis soulève délicatement la robe du nourrisson, révélant une cicatrice sur presque la moitié de son corps résultant d’une opération du cœur.
Au box suivant, il s’occupe d’une toute petite fille souffrant d’une sévère malnutrition. Elle est immobile, son corps minuscule connecté à un système d’assistance respiratoire. Comme l’électricité ne fonctionne que quatre heures par jour à Gaza, le bébé doit rester ici où des générateurs la maintiennent en vie.
“Nous sommes très occupés”, dit le médecin débordé. “Les bébés souffrent de déshydratation, de vomissements, de diarrhée, de fièvre.” Le taux de montée en flèche de la diarrhée, la deuxième cause de mortalité chez les enfants de moins de cinq ans dans le monde, est une raison suffisante pour nous alarmer.
Mais ces derniers mois, le Dr Abu Samia a constaté une forte augmentation des cas de gastro-entérite, de néphropathie, de cancer, de marasme – une maladie liée à une forte malnutrition chez les nourrissons – et de “syndrome du bébé bleu”, une maladie qui rend bleuâtres les lèvres, le visage et de la peau et donne au sang la couleur du chocolat.
Le médecin explique qu’auparavant il avait été le témoin d’un “ou deux cas” de syndrome du “bébé bleu” [méthémoglobinémie] en l’espace de cinq ans. Maintenant, c’est l’inverse : ce sont cinq cas en un an.
Quand on lui demande s’il dispose d’études pour étayer ses conclusions, il répond: “Nous vivons à Gaza, dans une situation d’urgence… Nous n’avons que le temps de traiter le problème, pas de procéder à des recherches.”
Pourtant, les chiffres du ministère palestinien de la Santé appuient les conclusions du médecin. Ils montrent un “doublement” des maladies diarrhéiques, atteignant des niveaux épidémiques, ainsi que des pics l’été dernier dans les cas de salmonelles et même de fièvre typhoïde.
Des revues médicales indépendantes et examinées par des pairs ont également documenté une augmentation de la mortalité infantile, de l’anémie et d’une “ampleur alarmante” du retard de croissance chez les enfants de Gaza.
Une étude de Rand Corporation a révélé que la mauvaise qualité de l’eau était une des principales causes de mortalité infantile à Gaza.
En termes simples, les enfants de Gaza font face à une épidémie mortelle d’une ampleur sans précédent.
“Tant de souffrances…”, a déclaré le Dr Abu Samia. C’est, dit-il, une question de “vie ou de mort”.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de la crise sanitaire, mais les experts médicaux s’accordent sur un coupable : l’eau rare et contaminée de Gaza, en raison du siège économique d’Israël, de ses bombardements répétés d’infrastructures comme les aqueducs et les systèmes d’égout, et d’un aquifère de qualité médiocre qui fait que 97% des puits d’eau potable à Gaza sont en dessous des normes minimales de santé pour la consommation humaine.
Le docteur Majdi Dhair, directeur de la médecine préventive au ministère palestinien de la Santé, a fait état d’une “augmentation considérable” des maladies d’origine hydrique, “directement liée à l’eau potable” et à la contamination par les eaux usées non traitées qui se déversent directement dans la Méditerranée.
Une visite au camp surpeuplé de réfugiés de Shati (ou “La Plage”), à Gaza, permet de comprendre pourquoi. Dans ces lieux, 87 000 réfugiés et leurs familles – expulsés de leurs villes et villages lors de la création d’Israël en 1948 – sont entassés dans un demi-kilomètre carré de structures en blocs de ciment le long de la Méditerranée.
“De l’eau et de l’électricité ? Oubliez cela”, dit Atef Nimnim, qui vit avec sa mère, sa femme et deux générations plus jeunes – 19 Nimnims en tout – dans un petit logement de trois pièces à Shati.
L’aquifère de Gaza qui coule de leurs robinets est beaucoup trop salé, presque plus personne n’en boit à Gaza. Pour boire de l’eau potable, le fils d’Atef âgé de 15 ans, empile des récipients en plastique sur un fauteuil roulant et les transporte à la mosquée, où il remplit les récipients de la famille, avec la permission du Hamas.
La plupart des familles, même dans les camps de réfugiés, consacrent jusqu’à la moitié de leur modeste revenu à l’eau dessalée des puits non réglementés de Gaza. Mais même ce sacrifice a un coût.
Contamination fécale
Les tests de l’Autorité palestinienne de l’eau montrent que jusqu’à 70% de l’eau dessalée fournie par une petite armée de camions privés et stockée dans les citernes situées sur le toit des camps, est exposée à la contamination fécale.
Même des quantités microscopiques d’E. Coli [Escherichia coli] peuvent déclencher une crise.
La raison – explique Gregor von Medeazza, spécialiste de l’eau et de l’assainissement à Gaza pour l’UNICEF – c’est que plus le colibac reste longtemps dans l’eau, plus “il commence à croître” et plus il s’aggrave. Cela conduit à une diarrhée chronique, ce qui peut entraîner un retard de croissance chez les enfants de Gaza, comme l’a récemment rapporté un journal médical britannique. Un effet, dit von Medeazza, concerne le “développement du cerveau” et un “effet mesurable sur le QI” des enfants affectés.
La salinité élevée et les niveaux de nitrates de l’aquifère en train de s’effondrer à Gaza – tellement sur-pompée que l’eau de mer y pénètre – sont à l’origine de nombreux problèmes de santé à Gaza. Des niveaux élevés de nitrates entraînent une hypertension et une insuffisance rénale, et sont liés à la montée du syndrome du “bébé bleu”. Les maladies d’origine hydrique telles que la diarrhée infantile, la salmonelle et la fièvre typhoïde sont causées par la contamination fécale – à la fois par l’eau dessalée sur les toits et par les 110 millions de litres d’eaux usées brutes et mal traitées qui se déversent chaque jour dans la Méditerranée.
Parce que l’électricité y est coupée 20 heures par jour, la station d’épuration de Gaza est pour l’essentiel du temps inutile. Par conséquent, une eau brune se déverse dans la mer, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, par de longues conduites au-dessus d’une plage située juste au nord de la ville de Gaza. Pourtant, en été, les enfants continuent de se baigner sur les plages de Gaza.
En 2016, Mohammad Al-Sayis, âgé de 5 ans, a avalé de l’eau de mer mélangée à des eaux usées, ingérant une bactérie fécale qui a entraîné une maladie cérébrale fatale. Mohammad est le premier cas répertorié à Gaza de mort par eaux des égouts.
Pour aggraver les choses : des missiles et des obus israéliens ont endommagé ou détruit des puits d’eau et des pipelines, des puits et des stations d’épuration de Gaza, causant des dommages estimés à 34 millions de dollars. Cela a paralysé la distribution d’eau salubre et propre, aggravant ainsi la catastrophe sanitaire. Le blocus économique israélien a un impact encore plus grand, que le Dr Abu Samia attribue directement à la malnutrition croissante de la région.
Les graves pénuries d’eau et d’électricité, ainsi que la pauvreté croissante, ont détérioré les niveaux de nutrition, a déclaré le Dr Abu Samia.
“Cela affecte les bébés.”
Avant le siège, explique-t-il, il n’avait aucun patient souffrant de malnutrition. Maintenant, il voit fréquemment des enfants atteints d’une maladie nutritionnelle.
“Nous voyons des bébés atteints de marasme” – une maladie nutritionnelle grave. “Ces deux dernières années, le nombre de cas ne fait qu’augmenter.”
Les Gazaouis se souviennent très bien des paroles cyniques du ministre israélien Dov Weissglas en 2006, lorsqu’il avait tristement comparé le blocus à “une réunion avec une diététicienne … Nous devons les rendre beaucoup plus minces, mais pas assez pour mourir”.
Gaza deviendra inhabitable d’ici 2020
Aujourd’hui, mis à part les milliers de morts causées par des missiles, des obus et des balles au cours des trois guerres les plus récentes à Gaza, des enfants tombent malades et meurent des suites d’une eau mauvaise et des maladies infectieuses qui en résultent.
“L’occupation et le siège sont les principaux obstacles au maintien d’une santé publique dans la bande de Gaza”, a déclaré une étude publiée en 2018 dans le Lancet, qui cite “des effets importants et néfastes sur les soins de santé.”
Sans une intervention majeure de la communauté internationale – et rapidement – les groupes humanitaires avertissent que Gaza deviendra inhabitable d’ici 2020 – dans à peine un an.
Adnan Abou Hasna, porte-parole de l’UNRWA à Gaza, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, a récemment vu son financement réduit par le gouvernement Trump.
Dans moins de deux ans, dit-il : “Gaza ne sera pas un lieu où vivre.”
Et pourtant, vivable ou pas, la grande majorité des deux millions d’habitants de Gaza n’a nulle part où aller. La plupart essaient simplement de mener une vie aussi normale que possible dans des circonstances extrêmement anormales.
Au crépuscule, une nuit d’été, sur une pointe de roche et de terre au milieu du port de Gaza, cinq de ces deux millions de personnes tentent de profiter de quelques minutes de calme.
Autour d’Ahmad et de Rana Dilly et de leurs trois jeunes enfants, le port vibre de vitalité. Les pêcheurs tirent leurs filets. Des enfants posent pour des selfies sur des blocs de béton brisés et des restes d’armature métallique – vestiges d’un ancien bombardement israélien.
Rana verse du soda à la mangue; Ahmad insiste pour distribuer des gaufrettes au chocolat.
“Vous êtes avec les Palestiniens”, rit-il, plaisantant ceux qui rejettent son offre. Leurs trois jeunes enfants grignotent des chips.
Les Dillys ont les mêmes problèmes que beaucoup de familles de Gaza.
Ahmad, un agent de change, a dû reconstruire son magasin en 2014 après qu’un missile israélien l’ait détruit.
Comme la plupart des habitants de Gaza, la famille doit se préoccuper de l’eau salée des robinets et des risques de maladies inhérents à l’eau transportée par camion dont elle dépend. Mais ces problèmes sont peu de choses face à leur désir de se sentir en sécurité et de profiter de moments fugaces de la vie d’une famille normale.
“Je sais que la situation est terrible, mais je veux simplement que mes enfants aient un peu de changement de temps en temps”, avoue Ahmad. “Je veux qu’ils voient quelque chose de différent. Je veux que ma famille se sente en sécurité.”
Au loin, une explosion fait écho. Ahmad fait une pause pendant un court moment, puis l’ignore. Il conclut : “Je viens ici à la mer et j’oublie tout le reste du monde.”
* Sandy Tolan est l’auteur du best-seller international The Lemon Tree et du célèbre livre Children of the Stone, sur le rêve d’un Palestinien de créer des écoles de musique sous l’occupation militaire israélienne. Il est professeur à la Annenberg School for Journalism and Communication de l’Université de Californie du Sud.
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29 octobre 2018 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine