Par Romana Rubeo, Ramzy Baroud
La guerre israélienne contre le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) a pris un sérieux tournant l’an dernier lorsque le gouvernement d’ultra-droite du Premier ministre Benjamin Netanyahu a investi environ 72 millions de dollars pour vaincre la campagne menée par la société civile.
Instrumentalisant le gouvernement américain toujours bien disposé pour renforcer ses manoeuvres anti-BDS, Tel-Aviv est assuré que ses initiatives contre le BDS aux États-Unis auront un départ prometteur. Mais ce n’est que récemment qu’Israël a commencé à développer plus largement la composante européenne de sa stratégie à l’échelle mondiale.
Naturellement, Israël ne s’intéresse guère à la lutte contre le BDS en prenant des initiatives sur le terrain, qui est la colonne vertébrale du mouvement de boycott palestinien depuis des années. En lieu et place, le gouvernement israélien investit dans l’assujettissement des élus américains, européens et autres à l’Ouest, des partis politiques et des gouvernements, dans l’espoir que ceux-ci désignent le mouvement BDS – et tout appel au boycott – comme antisémite et tombant sous le coup de la loi.
La conférence de Bruxelles
Lors d’une conférence de deux jours à Bruxelles plus tôt ce mois-ci, des responsables israéliens et leurs seconds couteaux européens ont lancé leur vaste campagne européenne anti-BDS.
Organisée par des institutions sionistes bien connues, telles que l’Association juive européenne (EJA) et le groupe Europe Israel Public Affairs (EIPA), la conférence des 6 et 7 novembre a été pleinement soutenue par le gouvernement israélien, avec la présence du ministre israélien d’extrême-droite des Affaires de Jérusalem, Ze’ev Elkin.
Sous le prétexte habituel de s’attaquer au danger de l’antisémitisme en Europe, les participants ont délibérément confondu le racisme avec toute critique d’Israël, de son occupation militaire et de la colonisation de la terre palestinienne.
Bien qu’assimiler la condamnation des pratiques illégales d’Israël au racisme contre tous les Juifs est au cœur de la hasbara [propagande] israélienne, instiller de la propagande officielle dans les programmes politiques des gouvernements occidentaux est un exercice périlleux.
La conférence annuelle de l’EJA a placé la manipulation du terme “antisémitisme” par Israël à un tout autre niveau, en rédigeant un texte qui devrait être présenté aux futurs membres du Parlement européen, exigeant leur signature avant de se présenter aux élections de mai prochain.
Ceux qui refuseront de signer – ou pire encore, dénonceront l’initiative israélienne – risquent fort d’avoir à se défendre contre des accusations de racisme et d’antisémitisme.
Définissant le boycott d’Israël – donc tout soutien du mouvement BDS – comme équivalent à de l’antisémitisme, le texte israélien constituera probablement un pas en avant vers la criminalisation de toute critique du gouvernement israélien.
Les pays européens ont jusqu’à présent refusé de tenir Israël pour responsable de ses pratiques illégales à l’encontre des Palestiniens. Cependant, il existe un mouvement émergeant et en croissance rapide – centré sur les campus, les syndicats, les églises et les partis politiques progressistes – qui mobilise les organisations de la société civile du monde entier dans le but de faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à son occupation militaire et à ses lois discriminatoires à l’égard des Palestiniens.
Bien que la criminalisation du BDS ne mette pas un terme au débat sur Israël et la Palestine en Europe, elle s’opposera assurément à la liberté d’expression et aux autres principes démocratiques dont le vieux continent est si fier.
Et, si l’on pense que l’interdiction de la critique et du boycott d’Israël est une réelle possibilité, il faut alors y réfléchir sérieusement.
Lois anti-BDS en préparation
L’EJA, ainsi que les autres partisans sionistes d’Israël, sont enhardis par leur précédent succès en Europe.
En décembre 2016, le Parti chrétien démocrate de la chancelière allemande Angela Merkel a adopté une résolution assimilant le boycott à Israël et des points de vue et pratiques antisémites.
Trois ans plus tôt, en 2013, un groupe de militants français avait été inculpé en vertu de la loi anti-discrimination “Loi Lellouche” pour son soutien au mouvement BDS. Leur crime était d’appliquer des autocollants pro-palestiniens sur des produits importés d’Israël dans un supermarché de la ville de Mulhouse.
Les mesures de répression prises par le gouvernement à l’encontre des partisans du BDS se sont même étendues à des pays européens traditionnellement considérés comme particulièrement sensibles à la lutte palestinienne.
Dans le cas de l’Italie, qui est maintenant sous l’emprise des partis politiques d’extrême droite, le projet de loi 2043 décrit le boycott d’Israël comme un “antisémitisme masqué”. Si cette loi est approuvée, la législation fournira une justification légale pour inculper et condamner les militants du BDS.
Il semble que l’Europe ne soit pas loin derrière ses homologues américains. Aux États-Unis, 25 États ont déjà adopté une législation anti-BDS ou émis des décrets prenant pour cible les réseaux de soutien au BDS, tandis que d’autres États sont en train de faire de même.
Au niveau du gouvernement fédéral américain, la loi anti-boycott présentée au Congrès a été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme par les législateurs américains, et elle promet de soumettre à de fortes amendes et d’emprisonner ceux qui boycottent Israël.
Alors que la société civile s’oppose fermement à de telles violations flagrantes des principes fondamentaux de la liberté d’expression, les militants pro-israéliens n’ont plus aucune retenue ni limite… Dans la ville texane de Dickinson, dévastée par l’ouragan Harvey l’an dernier, les victimes de l’ouragan ont été invitées à signer un engagement de ne pas boycotter Israël en échange d’une aide humanitaire vitale.
La “Macchabée Task Force
Depuis sa création officielle le 9 juillet 2005, le BDS a déstabilisé Israël plus que toute autre initiative de la société civile dans le passé. Dès le début, le mouvement a été structuré de manière à représenter un modèle de résistance populaire non centralisé, non hiérarchisé, qui ne peut pas être facilement démantelé, réduit à néant ou simplement “neutralisé”.
Au niveau national palestinien, le modèle était cohérent avec les précédents mouvements de mobilisation populaire palestiniens qui rassemblaient les énergies de tous les secteurs de la société, quelles que soient leurs affiliations politiques ou idéologiques.
Au niveau international, le mouvement BDS a été créé en s’inspirant du mouvement sud-africain anti-apartheid, qui a été l’un des principaux canaux de résistance qui ont finalement entraîné l’effondrement du régime d’apartheid dans ce pays.
Israël n’a guère de succès à son actif face à la mobilisation de la société civile. Malgré la vulnérabilité des Palestiniens vivant sous l’occupation israélienne, il a fallu sept longues années au gouvernement et à l’armée israéliennes pour réduire l’Intifada [soulèvement populaire] de 1987. Même à ce moment-là, il n’existait pas d’accord réel sur ce qui a réellement mis fin à l’Intifada – une mouvement décentralisé qui a contrecarré et défié la violence aveugle israélienne, les bouclages militaires et les couvre-feux prolongés.
Il va sans dire qu’une Intifada mondiale est beaucoup plus difficile à éradiquer, et même à contenir.
Pourtant, quand Israël a commencé à ressentir le danger représenté par le BDS, il a réagi de la façon habituelle et prévisible, multipliant les arrestations et le recours à la violence, avec un flot de lois criminalisant la dissidence intérieure, tout en lançant une campagne internationale d’intimidation et de diffamation des militants et organisations du mouvement de boycott.
Les partisans fortunés d’Israël ont généreusement réagi au bruit des tambours de guerre de Tel-Aviv. Le nabab des casinos, Sheldon Adelson, est rapidement entré en action en créant la “Macchabée Task Force”, qui a permis de collecter des millions de dollars pour lutter contre ce que les responsables israéliens définissent comme une menace existentielle pour Israël et la délégitimation du pays qui se proclame “État juif”.
Mais Israël n’est pas la seule cible. Le BDS a également dénoncé l’échec du prétendu “processus de paix” en choisissant de tracer une nouvelle voie pour la résistance palestinienne, indépendante de négociations sans fin et sans valeur. Cela fait également du BDS une menace pour l’Autorité palestinienne et pour l’ensemble des propagandistes de la “solution à deux États” qui a été la pièce maîtresse de la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient.
Yossi Kuperwasser, l’un des principaux experts en matière de renseignement et de sécurité, est l’un des premiers activistes israéliens contre le BDS. Il y a près de dix ans, il a mis en garde contre la réponse insuffisante de Tel Aviv aux militants du BDS.
Peu après la guerre d’Israël de 2008-2009 qui a tué et mutilé des milliers de Palestiniens, principalement des civils, dans la bande de Gaza sous blocus, Kuperwasser écrivait : “Le problème fondamental n’est pas de savoir s’ils vont nous boycotter ou ne pas nous boycotter. ils vont réussir à implanter dans le discours international qu’Israël est illégitime en tant qu’État juif.”
Kuperwasser, à l’instar d’autres experts israéliens, doit avoir été mécontent, pour ne pas dire quelque peu déconcerté, par la forte réaction internationale face aux crimes de guerre perpétrés par Israël à Gaza, qui a conduit à l’enracinement du BDS dans de nombreuses communautés à travers le monde. Il a affirmé que “l’antisionisme et l’antisémitisme sont la même idée sous un nouveau manteau” et que, par conséquent, tous les partisans de la lutte palestinienne sont avant tout antisémites, fondés sur les critères dits à trois “D” de l’antisémitisme.
La “théorie”, inventée par Natan Sharansky, suggère que l’antisémitisme peut s’exprimer par “la délégitimation, la diabolisation et le double sens” à l’encontre d’Israël. Selon ce raisonnement tordu, le BDS s’inscrit parfaitement dans toutes ces catégories, de sorte que tous ses partisans sont racistes et antisémites.
Les théories de Kuperwasser sont désormais la stratégie principale adoptée par le gouvernement israélien, où le ministère des Affaires stratégiques, dirigé par Gilad Erdan, est avant tout un bureau anti-BDS, doté aujourd’hui d’un budget de 72 millions de dollars.
L’euphorie anti-BDS qui a balayé Israël ces dernières années a donné lieu à plusieurs conférences à forte participation et passionnées dans des hôtels de luxe, où des responsables israéliens ont ouvertement menacé des militants du BDS, tels que Omar Barghouti. Lors d’une conférence à Jérusalem en 2016, un haut responsable israélien avait menacé Barghouti d’un “assassinat civil” pour sa responsabilité dans l’organisation du mouvement de boycott.
En mars 2017, la Knesset israélienne a adopté l’interdiction d’accès “anti-BDS”, qui permet au ministre de l’Intérieur d’interdire l’entrée dans le pays à tout ressortissant étranger qui “a sciemment lancé un appel public au boycott de l’État d’Israël”.
Depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction, de nombreux partisans du BDS ont été arrêtés, expulsés et interdits d’entrer dans le pays.
Une guerre perdue
Alors qu’Israël a démontré sa capacité à mobiliser des politiciens américains ou européens pour qu’ils soutiennent sa cause, rien ne prouve que le mouvement BDS soit impacté ou en train de s’affaiblir.
Au contraire, la stratégie israélienne a soulevé la colère de nombreux militants de la société civile et des groupes de défense des droits civils, choqués par la tentative israélienne de saper la liberté d’expression dans les pays occidentaux.
Ce n’est que récemment que l’Université de Leeds au Royaume-Uni s’est associée à de nombreux autres campus à travers le monde pour se désinvestir d’Israël.
Cet échec évident d’Israël a obligé Elisha Levy, écrivaine et ancien soldat israélien, à remettre en question les efforts anti-BDS de son gouvernement dans un article récemment publié dans le journal israélien de droite, le Jerusalem Post.
“Au début, je me sentais excité à l’idée que le gouvernement israélien ait finalement reconnu la nécessité de s’attaquer au BDS”, a-t-elle écrit. Cette “excitation” s’est rapidement transformée en déception, alors qu’elle se rendait compte que la campagne du gouvernement n’était pas en mesure de répondre au récit beaucoup plus engageant présenté par les partisans du BDS.
Levy pense que la solution consiste à faire en sorte que chaque étudiant juif, en Israël et partout ailleurs, “comprenne les raisons pour lesquelles Israël n’est pas un État d’apartheid, raciste”. Cela ne peut se faire que par un processus d’endoctrinement, dans lequel les étudiants juifs deviennent de “fiers sionistes”, capables de “s’intégrer dans n’importe quel environnement social”, de manière à pouvoir opposer un contre-récit au BDS.
Levy est l’une des nombreuses voix israéliennes qui voient l’inutilité de l’approche centralisée de leur gouvernement en matière de BDS. Mais ces voix critiques sont elles-mêmes inconscientes du fait que des décennies d’endoctrinement sioniste ont également échoué, non seulement pour renverser l’opinion publique en pleine mutation sur la lutte palestinienne pour la liberté et les droits, mais même pour préserver le sentiment pro-israélien autrefois solide chez les jeunes Juifs, notamment aux États-Unis.
Mais pour les partisans du BDS, chaque stratégie israélienne représente une opportunité de sensibiliser l’opinion publique aux droits des Palestiniens et de mobiliser la société civile du monde entier contre l’occupation israélienne et le racisme.
Le succès de la campagne BDS est dû à la raison même pour laquelle Israël ne parvient pas à contrer ses efforts : il s’agit d’un modèle raisonné de résistance civile populaire basée sur l’engagement, le débat ouvert et les choix démocratiques, tout en étant fondé sur le droit international et humanitaire.
Le “trésor de guerre” israélien finira par se tarir, car aucune somme d’argent n’aurait pu sauver le régime raciste d’apartheid en Afrique du Sud lorsqu’il s’est écroulé il y a plusieurs décennies. Inutile de dire que 72 millions de dollars ne renverseront pas la tendance générale face à l’apartheid en Israël et ne changeront pas non plus le cours de l’Histoire, qui ne peut appartenir qu’aux peuples qui ne ménagent pas leur volonté de parvenir à une liberté tant attendue.
* Romana Rubeo est traductrice freelance et vit en Italie. Elle est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures étrangères et spécialisée en traduction audiovisuelle et journalistique. Passionnée de lecture, elle s’intéresse à la musique, à la politique et à la géopolitique.
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.
21 novembre 2018 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Traduction : Lotfallah