Lire la première partie : La crise de l’islam politique (I) : Problèmes de terminologie
Face aux révolutions, les élites dirigeantes ne voulaient pas faire de compromis, ne montrant aucune hésitation à organiser des massacres ou même à détruire des pays entiers dans les cas de la Syrie et de la Libye, afin de rester au pouvoir.
Mais pour leur part, les élites qui étaient dans les différents mouvements d’opposition ont vu les révolutions comme une occasion de se hisser à ce même pouvoir.
Les élites de l’opposition ne comprenaient pas ou ne voulaient pas comprendre que les objectifs de toute révolution contre la tyrannie, avec la liberté, la justice et la dignité comme fins, ne peuvent être relativement assurés que par des systèmes démocratiques, et que la construction de tels systèmes était une exigence pour le renversement des régimes tyranniques.
Par conséquent, pour prendre le pouvoir, ces opposants étaient trop disposés à concourir dans des élections avant de consolider la démocratie – dans le cas des islamistes – ou dans le cas des soi-disant laïques, à s’allier aux restes des anciens régimes contre les islamistes.
En d’autres mots, ils choisissaient ce qui leur convenait des révolutions, tout en laissant de côté les principes démocratiques que les manifestants avaient revendiqués lors des soulèvements civils et pour lesquels la jeunesse avait fait de nombreux sacrifices.
La responsabilité de la détérioration des situations qui en découlent réside donc à la fois dans les échelons dominants qui se maintiennent au pouvoir à tout prix, et dans l’étroitesse d’esprit des forces d’opposition organisées qui ont pris le dessus après que les places publiques se soient vidées.
Le but des masses qui se sont soulevées était de renverser la tyrannie et de gagner la liberté et la dignité, ce qui ne peut être garanti que par une constitution démocratique.
Sauf dans quelques rares exceptions, les mouvements islamistes ont évité de prendre un engagement sans équivoque envers les principes démocratiques, sauf pour défendre la loi de la majorité exprimée dans les urnes.
Le fait est, cependant, que la démocratie devance les élections comme mécanisme de gouvernance, et non l’inverse.
En dehors du cadre d’un système démocratique convenu par tous, les élections en elles-mêmes pourraient mener à la démocratie mais aussi mener au chaos et à des formes de dictature.
Échec démocratique
Après les révolutions arabes, les islamistes n’ont pas compris la nécessité de forger des alliances avec d’autres forces politiques sur la base des principes démocratiques afin d’assurer l’unité nationale contre l’ancien régime.
Ils ont cédé à l’influence d’autres islamistes plus radicaux, craignant que ces derniers ne leur volent leur soutien électoral.
Ayant choisi les élections dans le cadre d’une conception approximative de la démocratie, les islamistes n’ont pas réussi à persuader la société de la pureté de leurs intentions concernant les libertés civiles, sans lesquelles aucune démocratie moderne ne pourrait fonctionner.
Il y avait deux raisons à cela. Premièrement, les islamistes n’étaient pas assez convaincus de l’importance des libertés pour les peuples de notre époque, y compris les libertés individuelles. Ils ont faussement imaginé que ce n’était une question importante que pour les classes moyennes supérieures.
Deuxièmement, ils ont sous-estimé le poids des individus concernés par les libertés individuelles et le poids de la classe moyenne elle-même dans les milieux urbains et les institutions étatiques, où cette classe moyenne faire sentir son poids relatif dans la population.
Les islamistes estimaient que les personnes ne se souciaient que des questions d’identité et des moyens de subsistance au quotidien, et ils ont néanmoins mal géré cette dernière question car ils manquaient d’une vision particulière à ce sujet.
En l’absence d’une vision précise à cet égard, l’unité nationale devrait au moins avoir été voulue pour lutter contre les crises socio-économiques, la corruption et les forces qui contrôlent l’économie et qui résistent généralement au changement. Mais cela ne s’est pas produit.
Institution religieuse versus parti politique
De plus, les islamistes n’ont pas compris comment fonctionnent les États modernes, la nature de leurs appareils bureaucratiques, leurs centres de pouvoir et les divers intérêts qui s’y dissimulent.
Les islamistes se comportaient comme une secte religieuse plutôt que comme un parti politique, bien que certains partis extrémistes à l’idéologie non-religieuse agissent de même.
Sous une domination tyrannique, les islamistes vivaient comme une unité cohésive basée sur la solidarité entre ses membres qui cherchaient à obtenir le soutien d’un modèle particulier de religiosité pour résister aux épreuves.
Cette esprit partisan, associé à des symboles religieux, aux nombreux martyrs du mouvement et à une mémoire collective des persécutions et des victimes, a souvent inciter les islamistes à se comporter comme une institution religieuse plutôt qu’un parti politique que les gens puissent rejoindre ou quitter en fonction du programme politique.
En effet, des générations entières sont nées dans l’organisation des Frères musulmans, comme des générations sont nées dans une religion donnée. Dans une action politique ouverte, cela entraîne le risque de diviser le monde entre ses partisans et les autres, parce qu’il y a une base solide pour cela.
En réalité, cette faiblesse est exactement ce que l’ancien régime a exploité pour stigmatiser et isoler les islamistes du reste de la société.
Si nous ajoutons à cette structure fermée la revendication des islamistes de posséder une vérité religieuse absolue, nous comprendrons à quel point il est difficile pour eux de forger des alliances sur la base d’objectifs communs.
Alliances opportunistes
Certes, toutes les alliances recherchées ne sont qu’un moyen de parvenir à une fin – celle-ci étant la réalisation de leurs propres objectifs – et bientôt, les alliés sentiront qu’ils ne sont que des outils à écarter à la première occasion.
Les mouvements idéologiques fermés [laïques et religieux] montrent rarement de la solidarité avec leurs alliés dans leurs épreuves, mais demandent à tous la solidarité. Ils accusent d’anciens alliés souvent d’apostasie, d’opportunisme et de trahison au premier signe de désaccord : on est soit avec eux, c’est-à-dire asservis, soit contre eux.
D’autre part, la méfiance à l’égard de tous ceux qui ne sont pas islamistes pourrait facilement être exploitée parmi certains islamistes naïfs par n’importe quel imposteur prétendant être religieux. Cela facilite l’infiltration des groupes islamistes et permet de les influencer politiquement à l’aide de moyens non politiques.
Une des faiblesses des mouvements politiques religieux est d’accepter n’importe qui se prétendant religieux – même si cette personne est peu recommandable – et de rejeter des personnes compétentes et intègres uniquement parce qu’elles ne sont pas religieuses.
Sans comprendre cette question qui découle de l’ethos du mouvement, plutôt que de mauvaises intentions, il est difficile d’expliquer comment le président égyptien Mohammed Morsi a pu être ainsi berné par le général Abdel-Fattah al-Sisi, – le chef terriblement opportuniste du renseignement militaire qui prétendait être pieux et docile – et l’avoir nommé son ministre de la défense.
Ces considérations non politiques et non professionnelles qui minent la politique, sont aussi souvent la justification avancée pour les nominations faites par les islamistes.
Il est possible d’énumérer les nombreux facteurs qui ont permis aux forces des anciens régimes de forger des alliances avec les forces d’opposition non islamistes contre les islamistes. Mais ce qui précède reste néanmoins vrai.
Coups de force et répression
Le programme démocratique soutenu par la majorité a été abandonné, et les jeunes révolutionnaires ont été écartés, bien qu’ils représentent la génération qui gouvernera les pays arabes dans l’avenir.
J’avais la ferme conviction que la participation des islamistes au processus politique démocratique était une condition nécessaire à la réussite de la transition politique. Cette participation les aurait également aidés à s’éloigner de leur culture d’opposition et à se rapprocher d’une position de responsabilité pour les États et les sociétés, ainsi qu’à adopter les principes de la culture démocratique.
Les forces de la contre-révolution annihilèrent cette précieuse occasion en excluant, persécutant et opprimant les islamistes, exacerbant ainsi la polarisation sociale et politique qui est plus proche d’une situation de guerre civile que du pluralisme.
Pourtant, aujourd’hui, il est impossible pour les forces religieuses de revenir au processus politique sans s’engager clairement sur les principes des systèmes démocratiques, d’une manière sans équivoque et qui ne définirait pas la citoyenneté sur une base religieuse.
Mais d’autre part, il est difficile de prêcher aux gens d’adopter des principes démocratiques lorsqu’ils sont derrière les barreaux, opprimés, persécutés et diabolisés par une dictature militaire.
L’échec des mouvements islamistes dans la phase de transition en Égypte, délibérément freinée, corrobore les conclusions du mouvement Ennahdha tunisien qui a suivi une évolution différente.
Le mouvement Ennahdha était ouvert aux alliances les plus larges possibles pour préserver la stabilité sociale et éviter la polarisation et la guerre civile, pour préserver la transition démocratique d’un coup de force militaire toujours possible.
L’ouverture et la réforme, en même temps que le respect d’une séparation entre la prédication religieuse et l’action politique civile, ont été les conclusions auxquelles sont parvenus d’autres islamistes de la nouvelle génération.
Mais la violence de la contre-révolution, la persécution et la torture dans les prisons, et surtout le sentiment d’avoir été trahis par la “ruse démocratique”, sans aucun respect des choix de la majorité électorale, sont à tous les points de vue un climat propice pour que de telles conclusions s’imposent.
Pendant ce temps, certains des islamistes de la nouvelle génération ont glissé dans la voie de la violence, le sujet du prochain article de cette série.
* Azmi Bishara est un intellectuel palestinien, universitaire et écrivain. Consultez son site personnel et suivez-le sur Twitter: @AzmiBishara
12 juin 2016 – Azmi Bishara – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah