Par Marwa Fatafta
La censure de la communication palestinienne par Israël, l’Autorité palestinienne et le Hamas augmente à une vitesse inquiétante.
Le 11 octobre 2019, Facebook a fermé, sans préavis, la page du Centre d’information palestinien, une page suivie par cinq millions de personnes. Six jours plus tard, à la demande du procureur général de l’Autorité palestinienne (AP), le tribunal de Ramallah a ordonné le blocage de 59 sites Internet sous prétexte qu’ils menaçaient “la sécurité nationale, l’ordre public et les bonnes mœurs”.
Peu après – et, ironiquement, le matin même de la Journée internationale pour en finir avec l’impunité des crimes contre les journalistes – Twitter a bloqué trois comptes du Réseau d’information de Quds News, un média palestinien indépendant qui a un large public en ligne. Metras, un autre site Web palestinien figurant sur la liste noire de l’Autorité palestinienne, a indiqué que beaucoup de ses posts sur Facebook avaient été fait l’objet d’un signalement et été supprimés, et qu’il avait été averti que sa page pourrait être fermée.
WhatsApp, l’application de messagerie qui appartient désormais à Facebook, a également bloqué ou fermé une centaine de comptes appartenant à des journalistes et des militants palestiniens, et leur a interdit de partager des informations et des mises à jour pendant les attaques militaires israéliennes contre Gaza le mois dernier.
Cette censure de l’information palestinienne en ligne s’intensifie à une vitesse inquiétante et sans précédent. Pour exprimer vos opinions politiques en tant que Palestinien, vous devez maintenant contourner trois autorités différentes : Israël, l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah en Cisjordanie, et le gouvernement de facto du Hamas dans la bande de Gaza, qui toutes les trois censurent les propos politiques en fonction de leurs propres critères d’incitation à la violence et d’opposition inacceptable.
Le masque juridique de la répression
La répression de la liberté d’expression des Palestiniens sur les médias sociaux a commencé fin 2015 suite à l'”intifada des couteaux”, pendant laquelle les plateformes de médias sociaux avaient été accusées d’avoir laissé passer des posts qui encourageaient la violence et les attaques dites “de loups solitaires” par la jeunesse palestinienne. Les autorités gouvernementales se sont donc mises à surveiller et à censurer ce qui était diffusé sur les médias sociaux.
Depuis, Israël a arrêté et interrogé des centaines de Palestiniens pour des posts qu’ils avaient rédigés ou partagés sur les médias sociaux. Grâce à des techniques de prévision et d’analyse [en anglais : predictive policy] permettant de surveiller les comptes des médias sociaux et de signaler les personnes suspectées de préparer une attaque, Israël a mis en prison des Palestiniens – des citoyens d’Israël comme des résidents de Cisjordanie occupée – après des jugements fondés sur de vagues accusations d’ “incitation à la violence”.
L’AP s’est joint à cette vague de répression en 2017 lorsque le Président Mahmoud Abbas a promulgué une loi sur la cybercriminalité qui a suscité de vives critiques et a été modifiée un an plus tard sous la pression de la société civile palestinienne. La loi fournit un masque légal à la répression croissante de l’AP contre l’opposition politique et en particulier contre ses rivaux politiques, et contre les Palestiniens ordinaires pour étouffer leurs critiques et leurs demandes de transparence.
On n’est donc pas surpris que la plupart des sites Web visés par la récente interdiction de l’AP soient des sites affiliés au Hamas, le rival du Fatah, ou des sites indépendants et critiques à l’égard des dirigeants palestiniens et qui ont dénoncé la corruption dans les structures de l’AP. La loi a également été utilisée pour poursuivre des militants palestiniens, des journalistes et même un avocat, Muhannad Karaja, le mois dernier, parce qu’il avait critiqué les relations de l’AP avec Israël sur Facebook.
La loi sur la cybercriminalité n’est pas la première tentative de censure en ligne de l’Autorité palestinienne; quelques jours à peine avant son adoption en 2017, l’Autorité palestinienne avait bloqué une vingtaine de sites Web, dont certains sont réapparus cette année sur la liste du ministère public. Mais depuis peu, la répression a augmenté dans des proportions considérables.
Le démantèlement du contenu Facebook de Metras et la suppression de tous les comptes Twitter du Quds News Network montrent que l’AP suit l’exemple d’Israël en faisant pression sur les médias sociaux pour qu’ils retirent de leurs plateformes les posts palestiniens qui ne lui plaisent pas. La chef de la division cybercriminalité du ministère public, Nisreen Zeina, a dit elle-même qu’elle contacterait Facebook pour demander la suppression de ces pages.
La situation de la liberté d’expression à Gaza est tout aussi dramatique. Le gouvernement du Hamas s’appuie sur un amendement de 2009 au code pénal qui criminalise le “mauvais usage de la technologie” et la promotion ou la diffusion de contenus “indécents” ou “qui incitent à la violence”.
Ces termes sont si vagues qu’ils permettent de s’en prendre à tous les militants et les journalistes palestiniens qui utilisent les médias sociaux pour exprimer leurs opinions ; même l’accusation d’ “indécence” permet dans les faits de sanctionner toute critique publique des responsables du Hamas, de leur gouvernance ou de leurs politiques.
La complicité des entreprises
Les entreprises de médias sociaux elles-mêmes et leur politique de “modération de contenu” sont le bras armé de cette censure. Ces dernières années, des entreprises américaines de médias sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube ont renforcé leurs règles concernant les discours et contenus haineux qui incitent à la violence, au terrorisme et à la discrimination – ou du moins, c’est ce qu’elles prétendent avoir fait.
Ces règles sont opaques et tiennent peu compte des droits humains, ce qui laisse aux entreprises toute latitude pour décider ce qui constitue ou non un discours haineux. De fait, on ne compte plus les fois où Facebook, la plate-forme la plus utilisée par les internautes palestiniens, a supprimé des contenus ou suspendu des comptes palestiniens avant de s’excuser et de les rétablir devant le tollé général.
Récemment, Facebook a mené une campagne de suppression de contenus palestiniens, qui a déclenché des appels au boycott de la plate-forme par les Palestiniens. Selon Sada Social, une association palestinienne qui surveille et documente les cas de censure sur les médias sociaux, Facebook a supprimé des centaines de messages et de comptes, dont certains datant de plusieurs années, qui contenaient les mots suivants : “Hamas”, “Jihad”, “Shaheed”, “Al Qassam”, “Al Saraya” et “Hezbollah”.
Le signalement et la suppression d’anciens et de nouveaux contenus montrent que l’intelligence artificielle (IA) est utilisée pour modérer les contenus, ce qui signifie que ces mots sont ajoutés à une liste de mots et de contenus qui sont supprimés automatiquement. Si tel est le cas, de nombreuses questions restent sans réponse : comment ces règles sont-elles élaborées ? Qui en décide ? Et comment sont-elles appliquées ?
De plus, les pratiques de Facebook trahissent une volonté politique de mettre en avant le discours israélien aux dépens du discours palestinien, en supprimant notamment les posts palestiniens.
Depuis 2015, en ce qui concerne sa politique de modération des réseaux palestiniens en ligne, Facebook a satisfait à la plupart des demandes de la cyber-unité du gouvernement israélien, créée pour contrer les posts palestiniens des médias sociaux qu’il considère comme “incitant à la violence”. Cette stratégie consistant à exercer des pressions sur les entreprises de médias sociaux pour qu’elles censurent leur propre contenu est devenue habituelle à de nombreux gouvernements, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires.
La bataille asymétrique entre les discours israélien et palestinien n’a pas commencé avec l’ère des médias sociaux, mais ils l’ont certainement aggravée. Certains mots censurés par Facebook, comme “shaheed” (martyr en arabe), sont des formes d’expressions de l’identité collective palestinienne en tant que peuple occupé. Mais ce que les Palestiniens considèrent comme l’exercice de leurs droits à la liberté et à l’autodétermination est considéré par Israël comme du terrorisme et de l’incitation à la violence.
C’est ce que l’universitaire israélien Yonatan Mendel appelle la politique de non-traduction : Les autorités, les médias et les intellectuels israéliens vident systématiquement le discours palestinien de son sens en le privant de son contexte, et le diabolisent en le faisant passer pour une glorification de la mort, de la violence et du terrorisme.
Une technologie politisée
Les employés de Facebook de la Silicon Valley ou d’ailleurs tiennent-ils compte de cet état de choses ? C’est très douteux, et pourtant ils ne peuvent pas invoquer l’ignorance comme excuse. Mais, pour Facebook et d’autres entreprises de médias sociaux, il y a un énorme avantage économique et politique à se conformer aux demandes du gouvernement israélien. Cela ajouté au fait que ces multinationales n’accordent aucune importance au “marché” palestinien, sauf lorsqu’il y a des protestations occasionnelles contre les politiques discriminatoires des entreprises qui attirent l’attention des médias internationaux.
On considère généralement l’IA comme une technologie neutre, à la différence des humains qui sont changeants et pleins de préjugés. On croit fermement qu’un algorithme peut identifier objectivement un contenu qui viole les règles d’une plate-forme, à la différence du travailleur surchargé et sous-payé qui devait autrefois prendre rapidement et au risque de se tromper, la décision de supprimer, d’ignorer ou de signaler les contenus qui violent les règles de la plateforme.
C’est une croyance fausse et dangereuse. Les programmateurs sont des êtres humains et des préjugés et de la discrimination s’infiltrent toujours, à travers eux, dans les programmes de ces technologies et dans les motifs présidant à l’interdiction de certains mots. Et dans le cas des Palestiniens, ces motifs sont intrinsèquement politiques.
Le cyberespace palestinien est donc devenu un espace dangereux pour les internautes, et la répression croissante de la liberté d’expression palestinienne sur Internet a eu un effet paralysant sur les propos politiques et la participation à la vie politique. Selon une nouvelle étude de l’organisation 7amleh, les deux tiers des jeunes Palestiniens s’abstiennent désormais d’exprimer leurs opinions politiques sur les médias sociaux par crainte de représailles et de répression.
Les attaques et les restrictions à la liberté d’expression, qui viennent de toutes les directions, rendent plus difficile la protection de l’espace en ligne et des droits fondamentaux des Palestiniens – mais cela reste néanmoins une nécessité impérieuse.
Malheureusement, au lieu de protéger la liberté d’expression, comme elle en a le devoir, l’AP, comme Israël et le Hamas, s’efforce de toujours mieux censurer la voix de son propre peuple. Si elle veut vraiment préserver “la sécurité nationale, l’ordre public et les bonnes mœurs”, comme elle le prétend, alors l’Autorité palestinienne doit commencer par détourner les yeux (et ôter ses mains) des écrans des Palestiniens ordinaires.
Auteur : Marwa Fatafta
* Marwa Fatafta est écrivain, chercheur et analyste politique palestinienne basée à Berlin.Elle est actuellement conseillère régionale MENA pour le secrétariat de Transparency International. Ses travaux portent sur les questions de gouvernance, de corruption, de responsabilité et d'espace de la société civile dans le monde arabe. Son compte Twitter.
4 décembre 2019 – +972mag – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet