Par Daniel Vanhove
Albert Aghazarian, né en août 1950, était d’origine arménienne et racontait que ses parents avaient fui leur terre natale en proie aux conditions terribles de la guerre menée par la Turquie et qui allait décimer plus d’un million d’Arméniens.
Avec ironie lorsqu’il narrait ces faits, il m’expliquait l’idée ‘lumineuse’ qu’avait eu son père de choisir un endroit plus calme, la Palestine, pour destination… avec les suites que l’on connaît.
« …en arrivant ici en 1919, mon père ne savait pas qu’après les Turcs nous allions vivre l’arménisation des Palestiniens… », disait-il lors d’un échange.
Pour ceux qui ont eu le privilège de le rencontrer, Albert avait un humour décapant et ne ratait jamais l’occasion d’en émailler ses interventions. Polyglotte, il parlait sept langues, ajoutant pour ceux que cela étonnait : « Oui, mais… une seule à la fois ! »
Historien, professeur à l’université de Birzeit avant d’en devenir le porte-parole pendant de nombreuses années, Albert était reconnu pour son savoir et l’étendue de ses connaissances. Son érudition lui a permis un parcours incroyable, au point d’avoir été l’une des figures hors du commun de la culture palestinienne. Jusqu’à être invité à plusieurs reprises par l’Autorité palestinienne à la rejoindre, ce qu’il refusa chaque fois, préférant garder sa liberté de parole. Autre signe de la grandeur d’esprit qui le caractérisait.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Albert Aghazarian lors de mon premier voyage en Palestine avec Pierre Galand, président de l’Association belgo-palestinienne de Bruxelles, en décembre 2001. Pierre m’avait glissé à l’oreille de l’accompagner pour une rencontre en-dehors du programme de la délégation, que je n’étais pas prêt d’oublier et qui fut le début d’une amitié et d’échanges épistolaires entre Albert et moi, par la suite. En voici les circonstances :
« Mardi 04 décembre 2001 : Il fait mauvais, la pluie très drue et le vent nous glacent. La nuit tombe rapidement. Enfin, nous nous trouvons devant une maison que Pierre croit reconnaître. Terminant sa toilette, Albert Aghazarian nous reçoit, une serviette sur la tête.
Les retrouvailles entre les deux amis sont chaleureuses. Nous sommes d’emblée invités dans la cuisine où la femme et la fille d’Albert s’activent pour nous offrir à boire et à manger. Je suis surpris par la convivialité de l’accueil.
(…) Albert Aghazarian a été professeur d’Histoire et porte-parole de l’université de Birzeit. D’origine arménienne, il a la parole aisée et s’exprime parfaitement en français. Son sens de l’humour présuppose une intelligence fine. Son analyse du ‘conflit’ est sans appel: Israël viole quantité de Conventions internationales et se met dès lors hors la Loi.
Nous sommes dans une discussion informelle, ponctuée de temps à autre par une plaisanterie qui rend l’échange vibrant et dynamique. A plusieurs reprises, avec cet accent coquin dans la voix, Albert m’invite à émettre mon avis.
La cuisine est dans un doux désordre et atteste d’une vie simple. Les quelques affaires qui encombrent la table sont repoussées, nous sommes servis de boissons chaudes et d’une préparation de fruits secs mélangés à un yaourt tiède délicieusement parfumé. L’ambiance détendue et amicale est bonne à partager. Je me sens bien au milieu de ces gens que je viens de rencontrer. Et lorsqu’il faut se séparer pour la rencontre avec Monseigneur Sabbah (Patriarche latin de l’époque), j’ai l’impression d’être privé d’un lien qui commençait à se nouer et qui se déchire trop vite.
Au moment de se quitter, Albert se tourne vers moi et me lance:
– Daniel, si tu es un ami de Pierre, tu es toujours le bienvenu !
– …euh, merci…
– Et, avec tout ce que tu as vu ici, tu penses vraiment revenir un jour en Palestine ?…
– …ben oui, plus que jamais !…A priori insignifiante, sa question a touché quelque chose de fort, au fond de moi.
Au moment de sortir, la pluie a redoublé de violence. Albert se propose de nous accompagner, protégés par son parapluie trop étroit pour nous trois. Je souris, tant la scène doit être cocasse: ces trois messieurs agrippés l’un à l’autre, cherchant à s’abriter au mieux d’une pluie diluvienne… » (*)
Je reviendrai plusieurs fois en Palestine, et à chaque occasion, je rencontrais Albert qui répondait toujours ‘présent’ lorsque je lui demandais de prendre un moment de son temps pour expliquer aux délégations que j’accompagnais, un aspect de la guerre coloniale menée par les gouvernements sionistes, qu’ils soient de gauche ou de droite.
Je garde en mémoire l’un de ses thèmes favoris et d’une force qui ne cédera jamais aux facilités de langage ou de mode. Albert aimait à répéter :
« …j’ai compris la différence qu’il y a entre le pouvoir de la culture et la culture du pouvoir. L’un est salvateur, l’autre mortifère… Et il semble que ni les USA, ni Israël n’aient compris cela. C’est pour cette raison que ces deux hégémonies, si elles ne se ressaisissent pas, vouent à l’échec les politiques qu’elles s’entêtent à mener… Le pouvoir de la culture sortira toujours vainqueur de ce combat. »
Au vu des évènements, et malgré les efforts déployés dans les effets de communication du petit cercle politico-médiatique de plus en plus isolé, il semble bien que les propos d’Albert lui donnent raison…
Note :
(*) « Si vous détruisez nos maisons, vous ne détruirez pas nos âmes » 2004 – ed. M. Pietteur
Plusieurs interventions d’Albert Aghazarian y sont rapportées, ainsi que dans le DVD inclus dans le livre.
3 janvier 2020 – Transmis par l’auteur