Par Jonathan Cook
La journaliste chevronnée de la BBC Orla Guerin s’est trouvée dans une situation critique d’un type de plus en plus courant.
Lors d’un reportage sur les préparatifs de la commémoration du 75ième anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz, elle a brièvement fait référence à Israël et encore plus brièvement aux Palestiniens. Son reportage coïncidait avec l’accueil par Israël la semaine dernière, des dirigeants du monde entier à Yad Vashem, son Centre de Commémoration de l’Holocauste à Jérusalem.
Voici ce qu’a dit Orla Guerin lors de la séquence montrant Yad Vashem :
“Dans le Hall of Names (la salle des noms) de Yad Vashem des photos de morts. De jeunes soldats [israéliens] s’y rassemblent pour partager la tragédie qui lie le peuple juif. L’État d’Israël est désormais une puissance régionale. Il occupe les territoires palestiniens depuis des décennies. Mais certains ici verrons toujours leur nation à travers le prisme de la persécution et de la survie.”
Des dirigeants de la communauté juive de Grande Bretagne et d’anciens cadres de la BBC se sont jetés sur ses propos “offensants”, l’accusant même d’antisémitisme. Orla Guerin avait osé, contrairement à tous ses collègues des médias occidentaux, faire allusion au terrible prix qu’a infligé au peuple palestinien la décision de l’Occident d’aider le mouvement sioniste à créer un état juif peu de temps après l’Holocauste. Les Palestiniens furent dépossédés de leur patrie en guise de dédommagement apparent – du moins pour les juifs qui sont devenus citoyens d’Israël – pour les crimes génocidaires commis par l’Europe.
L’Allusion de Mme Guerin était une référence très modeste – voire neutre – à la situation difficile des Palestiniens suite au soutien, depuis la Déclaration Balfour de 1917, à un état juif sur leur patrie. Il n’y avait aucune mention de la souffrance indéniable des Palestiniens de plusieurs décennies ni des crimes de guerre bien documentés d’Israël contre eux. Tout ce que Mme Guerin a mentionné c’est l’occupation incontestable qui a suivi la création d’Israël, et dont on pourrait argumenter qu’elle en est un héritage.
L’Holocauste comme arme
En fait, comme nous allons le voir dans un instant, la création d’Israël est aujourd’hui nécessairement et invariablement justifiée par l’antisémitisme et son effroyable expression ultime dans l’Holocauste. Les deux sont désormais inextricablement enchevêtrés. Ainsi donc, le lien que fait Mme Guerin entre les deux évènements est non seulement légitime, il est requis pour toute analyse correcte des conséquences de l’Holocauste et du racisme européen.
En fait, le tollé au sein des groupes juifs en Grande Bretagne semble d’autant plus pervers que les médias israéliens ont largement rendu compte des efforts explicites du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour faire des commémorations actuelles de l’Holocauste une arme pour s’attaquer aux Palestiniens.
Il espère tirer profit de la sympathie générée par l’Holocauste et gagner l’aide des capitales occidentales pour intimider la Cour Pénale Internationale et l’amener à déclarer que les territoires palestiniens qu’occupe Israël ne font pas partie de sa juridiction. Ceci empêcherait la Cour de faire appliquer le droit international en enquêtant sur les crimes de guerre perpétrés par Israël contre les Palestiniens. (En fait, conscients des enjeux diplomatiques, les procureurs de la CPI n’ont montré jusqu’à présent aucun désir de poursuivre ces enquêtes).
Cet extrait d’un commentaire du célèbre militant des droits de l’homme israélien, Hagai El-Ad, publié dans le quotidien progressiste israélien Haaretz (version israélienne du New York Times), donne une bonne idée de l’insuffisance de la référence aux Palestiniens orpheline de Mme Guerin, et montre à quel point ses collègues sont complices d’Israël en lui permettant par leur silence de se servir de l’antisémitisme et de l’Holocauste comme armes pour opprimer les Palestiniens.
« Comme c’est déshumanisant [de la part de Netanyahou et du gouvernement israélien], de refuser opiniâtrement à un peuple le dernier recours à même un minimum de justice tardive et incertaine [à la CPI]. Comme c’est dégradant de se livrer à cet exercice tout en prenant appui sur les survivants de l’Holocauste, en insistant que cela est fait en quelque sorte en leur nom…
« Il nous appartient de décider si nous laissons les leçons douloureuses du passé être bafouées afin de renforcer l’oppression – ou si nous restons fidèles à une vision de liberté et de dignité, de justice et de droits, pour tous.»
L’histoire laissée dans l’ombre
En ne s’alignant pas sur le reste des média occidentaux qui suppriment totalement les Palestiniens de l’histoire européenne post-Holocauste, Mme Guerin s’est retrouvée isolée et vulnérable. Aucun de ses collègues – journalistes soi-disant d’investigation intrépides – ne semblent prêt à voler à son secours. On a fait d’elle un bouc-émissaire, une victime sacrificielle, qui servira d’exemple à l’avenir pour rappeler à ses collègues ce qu’ils sont autorisés à mentionner, quelles parties de l’histoire européenne ils peuvent examiner et quelles parties doivent rester à jamais dans l’ombre.
Le commentaire de Mme Guerin a été dénoncé comme étant « offensant » par son ancien patron, Danny Cohen, qui était auparavant le directeur de BBC television. Personne, bien sûr, ne se soucie du fait que l’expérience des Palestiniens qui ont été effacés de l’histoire européenne récente et ses répercutions au Moyen-Orient soient profondément offensantes. Les Palestiniens sont ce que l’historien Mark Curtis appelle les « Unpeople » (les non-personnes).
Ce que M. Cohen et d’autres voulaient dire par « offensant » a été rendu explicite par la Campagne contre l’Antisémitisme (CAA en anglais), qui a fait valoir que les propos de Mme Guerin étaient antisémites.
Le CAA est l’un des groupes qui, utilisant une logique similairement retorse, ont mené les attaques contre le parti travailliste sur des allégations d’antisémitisme dans ses rangs sous la direction de Jeremy Corbyn. Il a contribué à imposer au parti une nouvelle définition très problématique de l’antisémitisme qui rétrograde les préoccupations concernant le racisme envers les juifs pour donner la priorité à un crime prétendument plus grave : la critique d’Israël. La définition de la International Holocaust Remembrance Alliance (L’Alliance internationale de la mémoire de l’Holocauste) fournit 11 exemples d’antisémitisme, dont 7 font référence à Israël plutôt qu’aux juifs.
Absurdement, le CAA prétend que Mme Guerin aurait violé l’un de ces exemples. Il dit que son reportage incluait une « comparaison entre la politique d’Israël et les nazis ». Très clairement, elle n’avait rien fait de tel.
Effacer les données
Deux choses, tout au plus, peuvent être déduites de la remarque très vague, exagérément prudente de Mme Guerin. D’abord, qu’Israël justifie la nécessité d’un état juif par les menaces que l’antisémitisme fait peser sur les juifs (pour preuve l’Holocauste). Puis, que l’état d’Israël qui en a résulté a infligé un prix très élevé aux Palestiniens, qui ont dû être délogés de leur patrie pour que cet état puisse voir le jour. A aucun moment Mme Guerin n’a comparé les souffrances des juifs dans l’Holocauste et les souffrances des Palestiniens.
Elle a simplement, et à juste titre, fait allusion à une chaîne d’évènements connexes : le racisme européen envers les juifs a culminé dans l’Holocauste ; l’Holocauste a été utilisé par le mouvement sioniste pour justifier le parrainage européen d’un état juif sur les ruines de la Palestine ; les Palestiniens et leurs défenseurs prennent mal le fait que l’Holocauste est devenu un prétexte pour ignorer leur sort et réprimer toute critique d’Israël. Tous ces liens sont vrais et irréfutables. Et à moins que la vérité ne soit maintenant antisémite – et il y a de plus en plus de preuves que c’est ainsi que la présentent Israël, ses lobbyistes et les gouvernements occidentaux – ce qu’a dit Mme Guerin ne saurait être qualifié d’antisémite.
Il peut paraître évident pourquoi Israël et ses lobbyistes souhaitent museler les critiques, voire empêcher une compréhension historique élémentaire, du contexte et des conséquences de la création d’Israël. Mais pourquoi les représentants officiels des pays occidentaux sont-ils manifestement si désireux d’aider Israël dans son entreprise de suppression des données historiques ?
Israël n’aurait jamais pu être fondé sans l’expulsion de 750 000 Palestiniens de leur patrie et la destruction de centaines de leurs villages pour empêcher tout retour. C’est pourquoi un nombre croissant d’historiens ont, au risque de s’attirer les foudres du lobby d’Israël, qualifié ces évènements de nettoyage ethnique – en d’autres termes, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Hypocrisie occidentale
Notons que les circonstances dans lesquelles Israël a été créé n’avaient rien d’exceptionnel – du moins, du point de vue de l’histoire occidentale récente. En fait, Israël est l’exemple typique d’un état colonial de peuplement. En d’autres termes, sa création ne pouvait se faire sans le remplacement de la population autochtone par un groupe de colons, comme cela s’est produit lorsque des Européens ont établi des colonies aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle Zélande et ailleurs.
La difficulté pour Israël et ses alliés occidentaux c’est que les crimes d’Israël sont commis à l’époque moderne, à un moment où l’Occident prétend avoir tiré les leçons à la fois de son passé colonial et de la seconde guerre mondiale. Dans la période d’après-guerre, l’Occident a promis de modifier son comportement, par un nouvel engagement envers le droit international et la reconnaissance des droits de l’homme.
L’ironie scandaleuse de la complicité de l’Occident dans la création d’Israël est qu’Israël ne pouvait être créé que par la dépossession et le nettoyage ethnique du peuple palestinien. Ces outrages se sont produits l’année même où, par le biais de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, les états occidentaux faisaient le serment de créer un monde différent et meilleur.
Autrement dit, Israël fut lancé en tant que projet colonial occidental à l’ancienne au moment même où les puissances occidentales promettaient de décoloniser, accordant l’indépendance à leurs colonies. Israël était une preuve embarrassante de l’hypocrisie de l’Occident qui promettait de rompre avec son passé colonial. C’était un cas manifeste de mauvaise foi dès le départ. L’Occident utilisait Israël pour sous-traiter son colonialisme, pour contourner les nouvelles limites qu’il prétendait s’être imposées.
Produit dérivé colonial
Les puissances occidentales étaient si déterminées à assurer la réussite d’Israël que la France et la Grande Bretagne l’ont aidé dès la fin des années 1950 à construire un arsenal nucléaire – le seul au Moyen-Orient – en violation du Traité de non-prolifération. Comme c’était prévisible, cela a davantage déstabilisé une région déjà très instable étant donné que d’autres états, notamment l’Irak et l’Iran, ont envisagé d’essayer rééquilibrer la situation en mettant au point leurs propres armes nucléaires.
L’Occident a aussi manifesté son engagement envers ce produit dérivé colonial par sa détermination de fermer les yeux en 1967 sur l’expansion avide de ses frontières par Israël en conquérant le reste de la Palestine historique. Pendant plus d’un demi-siècle Israël a eu carte blanche pour consolider son occupation et construire des colonies en violation du droit international. Toutes ces décennies plus tard, la Cour pénale internationale traîne toujours les pieds – indéfiniment, semble-t-il – plutôt que de poursuivre Israël pour avoir installé des colonies qui constituent indéniablement un crime de guerre. Et plus de 50 ans plus tard, l’Europe continue de subventionner les colonies par le biais d’accords commerciaux et le refus même d’étiqueter les produits des colonies en tant que tels.
Plutôt que de rendre des comptes pour ces violations scandaleuses d’un ordre international que l’Occident a fondé, les alliées d’Israël ont contribué à obscurcir ou à déformer cette histoire réelle. Israël a mis au point toute une industrie, la hasbara, pour tenter d’empêcher les non-initiés de saisir ce qui s’est réellement passé depuis 1948.
Il est par conséquent important pour Israël et ses alliés occidentaux de promouvoir des justifications de la création d’Israël qui fassent appel à l’émotion et non à la raison, afin de dissuader les observateurs de se plonger trop sérieusement dans le passé. En fait, il n’y a que trois justifications/explications possibles de la transformation de ce qui était autrefois la Palestine en Israël, état créé par et pour les juifs Européens sur les ruines de la Palestine. Deux de ces raisons ne tiennent guère la route dans l’Occident moderne.
Il ne reste que la troisième, comme Mme Guerin l’a donné à entendre dans son reportage, et qui a une bonne résonance dans un âge saturé de politique identitaire.
Promesse biblique
La première justification dit que le mouvement sioniste pouvait légitimement débarrasser la Palestine de l’écrasante majorité de ses Palestiniens autochtones parce que Dieu a promis aux juifs la terre de Palestine il y a des milliers d’années. Cet argument dit aux Palestiniens : Votre famille a peut-être vécu pendant des siècles ou même des millénaires à Nazareth, Naplouse, Bethlehem, Beersheba, Jérusalem, Jaffa, Hébron, Haïfa, mais ça ne compte pas parce que Dieu a dit à Abraham que cette terre appartenait aux juifs.
N’écartons pas le pouvoir persistant de cet argument. C’est ce qui a inspiré au 19ième siècle le mouvement apocalyptique du sionisme chrétien : l’aspiration à la « restauration » des juifs en Terre Promise pour amener la fin des temps où seuls les vrais chrétiens seraient sauvés.
Ultérieurement, le sionisme chrétien fut recyclé et adopté par un petit nombre de juifs influents comme Theodore Herzl qui se rendirent compte qu’ils avaient besoin du soutien des élites chrétiennes sionistes s’ils voulaient pouvoir un jour créer un état juif. Ils ont fini par trouver un parrain en la Grande Bretagne coloniale. Ce fut, en partie, le désir de voir la prophétie biblique se réaliser qui motiva le cabinet britannique à approuver la Déclaration Balfour.
Aujourd’hui, une bonne partie de l’enseignement en Israël repose sur les affirmations implicites, non-examinées de la Bible selon lesquelles les juifs ont un droit supérieur à celui des Palestiniens sur la terre. Néanmoins, les autorités israéliennes savent que de nos jours les arguments bibliques n’ont guère de poids dans une grande partie de l’Occident. En dehors d’Israël, de tels arguments ne portent qu’auprès des évangélistes, principalement aux États-Unis, et ont par conséquent été déployés de manière sélective visant la base électorale du président EU Donald Trump. Pour nous autres, l’argument biblique est discrètement mis de côté.
Le fardeau de l’homme blanc
La deuxième justification, souvent invoquée au début du projet sioniste, était une justification purement coloniale et étroitement liée aux idées de supériorité de la civilisation judéo-chrétienne.
Le colonialisme supposait que les Occidentaux blancs constituaient une race biologiquement distincte qui se devait d’assumer la responsabilité d’apprivoiser et civiliser la nature sauvage des peuples inférieurs de la planète. Ces êtres inférieurs étaient traités comme des enfants, considérés comme impulsifs, arriérés, voire autodestructeurs. Ils avaient besoin d’un modèle en la personne de l’homme blanc dont le rôle consistait à les discipliner, les rééduquer et à imposer l’ordre. En compensation du lourd fardeau qu’il devait porter, l’homme blanc pouvait s’octroyer le droit de piller les ressources des peuples sauvages. En tout état de cause, il était présumé que ces barbares étaient incapables de gérer leurs affaires ou de faire bon usage de leurs propres ressources.
Si tout ceci peut paraître incroyablement raciste, souvenez-vous que Trump propose actuellement une variante de la même idée : les Mexicains doivent financer le mur qui les empêchent de pénétrer en Amérique blanche, alors même que les entreprises états-uniennes continuent d’exploiter la main-d’œuvre mexicaine bon marché ; et les Iraquiens ingrats sont menacés de devoir payer pour les troupes qui ont envahi leur pays et pour les bases militaires états-uniennes qui supervisent leur occupation.
Les progressistes ne sont pas moins hostiles aux idées coloniales. Le fardeau de l’homme blanc sous-tend le projet d’« intervention humanitaire » et la « guerre au terrorisme » sans fin connexe. Il est facile de dépeindre négativement d’autres états et leurs populations alors qu’ils continuent à souffrir de siècles d’ingérence coloniale – le vol de ressources, l’imposition de frontières artificielles qui alimentent des conflits internes, tribaux, et le soutien occidental à des dictateurs et hommes forts locaux.
Les efforts des pays en voie de développement pour prospérer s’inscrit également dans un monde dominé par les institutions coloniales occidentales, que ce soit l’OTAN, la Banque Mondiale, le FMI, ou le Conseil de Sécurité de l’ONU. Condamnés à l’échec par les règles mêmes qui sont truquées pour assurer la prospérité des seules puissances occidentales, les états en voie de développement voient leur politique autoritaire, dysfonctionnelle se retourner contre eux et utilisée pour justifier leur invasion continue, le pillage et le contrôle de leurs ressources par l’Occident.
Mort aux Arabes
Quoi que prétende le sionisme, Israël n’était pas un antidote à cette idéologie du « fardeau de l’homme blanc ». C’en était un prolongement. Une bonne partie de l’Europe était peut-être très raciste envers les juifs, mais les juifs européens étaient généralement considérés comme plus haut dans la hiérarchie raciale que les peuples noirs, bruns ou jaunes. Traditionnellement les juifs étaient méprisés ou craints des antisémites non parce qu’ils étaient vus comme arriérés ou primitifs mais parce qu’ils étaient présentés comme trop intelligents, manipulateurs, secrets et indignes de confiance.
Le mouvement sioniste a cherché à exploiter ce racisme. Ses fondateurs, des juifs européens blancs, ont fait valoir à de potentiels sponsors leur capacité à contribuer à coloniser le Moyen-Orient pour le compte des puissances européennes. Après la sortie de la Déclaration Balfour, le gouvernement britannique a chargé le Colonial Office de configurer un « foyer » juif en Palestine.
On peut mesurer à quel point les idées de catégories raciales des Européens polluaient la pensée du mouvement sioniste à ses débuts par le traitement des mizrahim – juifs en provenance des états arabes voisins qui sont arrivés dans le sillage de la création d’Israël.
Les juifs ashkénazes (européens) qui ont fondé Israël ne se sont intéressés à ces juifs que lorsque de grands nombres de juifs européens ont péri dans les camps de la mort nazis. Alors les mizrahim étaient nécessaires pour renforcer la démographie juive contre les Palestiniens. Le père fondateur de la nation David Ben Gourion dénigrait les mizrahim les qualifiant de « poussière humaine ». Il y eut de vifs débats au sein de l’armée israélienne sur la question de savoir s’il était possible de dompter suffisamment la nature sauvage des Arabes juifs soi-disant inférieurs et arriérés pour qu’ils puissent servir utilement comme soldats.
Israël a lancé une campagne agressive de désarabisation des enfants de ces juifs -si réussie qu’aujourd’hui, bien que les mizrahim constituent la moitié de la population juive d’Israël, moins de 1% des juifs israéliens peuvent lire un livre en arabe. Leur rééducation a été si totale que les supporters mizrahis du club de football Beitar Jérusalem mènent des chants de « Mort aux Arabes » sur le terrain, n’ayant apparemment pas conscience que leurs grands-parents étaient arabes dans tous les sens du terme.
Virus de la haine ?
Une fois encore, Israël et ses alliés occidentaux comprennent que peu d’observateurs accepteront des justifications ouvertement coloniales pour la création d’Israël, sauf celles, vagues, du style de guerre au terrorisme. De tels arguments vont à l’encontre de l’esprit des temps. De nos jours les élites occidentales préfèrent se dire favorables à la politique identitaire, à l’intersectionnalisme, aux droits des autochtones – du moins s’ils peuvent être utilisés pour servir de couverture aux privilèges des blancs et pour briser la solidarité de classe.
Israël s’est avéré particulièrement apte à inverser cette forme de politique identitaire et à en faire une arme. Privé désormais des arguments coloniaux et bibliques traditionnels, il ne reste plus à Israël qu’un seul argument acceptable pour justifier ses crimes contre les Palestiniens. Un état juif est censé être nécessaire comme vaccin contre le fléau mondial de l’antisémitisme. Israël, clame-t-il, est un sanctuaire vital pour protéger les juifs d’inévitables futurs Holocaustes.
Les Palestiniens ne sont plus seulement des dommages collatéraux du projet européen de création d’un « foyer » juif. Ils sont aussi présentés comme une nouvelle race d’antisémites – leur colère serait alimentée par une haine inexplicable et irrationnelle – dont les juifs doivent être protégés. En Israël, les rôles d’oppresseurs et d’opprimés ont été inversés.
Israël n’est que trop désireux d’étendre l’accusation d’antisémitisme à tout critique occidental qui défend la cause palestinienne. Il est allé, en fait, beaucoup plus loin. Il affirme que, consciemment ou non, tous les non-juifs sont porteurs du virus de l’antisémitisme. D’autres Holocaustes n’ont été évités que parce qu’Israël, doté de l’arme nucléaire, se comporte en « chien enragé, trop dangereux pour être inquiété », comme l’a déclaré un jour le chef d’état-major militaire le plus célèbre d’Israël, Moshe Dayan. Israël est conçu comme une forteresse pour ses juifs, et un refuge imprenable en temps de crise pour tous les juifs qui stupidement – laissent entendre les dirigeants israéliens – n’ont pas compris qu’ils sont menacés d’un autre Holocauste en dehors d’Israël.
Racisme européen blanc
C’est un appel d’auto-rationalisation de l’antisémitisme pour Israël. Mais il s’est également avéré l’arme parfaite pour les élites occidentales qui souhaitent entacher les arguments de leurs opposants, comme l’a constaté à ses dépens J Corbyn, dirigeant sortant du parti travailliste. Tout comme le mouvement sioniste et son projet d’état juif ont été autrefois le vecteur privilégié pour étendre l’influence coloniale britannique au Moyen-Orient, Israël est aujourd’hui le vecteur privilégié pour contester les motivations de ceux qui critiquent l’impérialisme occidental ou prônent d’autres systèmes politiques, tels que le socialisme.
Peu de gens en dehors d’Israël comprennent les implications du raisonnement intéressé et malicieux d’antisémitisme élaboré il y a longtemps par Israël et adopté maintenant par les responsables occidentaux. Il suppose que l’antisémitisme est un virus présent chez tous les non-juifs, même s’il est souvent à l’état dormant. Les non-juifs doivent restés vigilants pour l’empêcher de se réveiller et d’infecter leur pensée.
Ceci était au cœur des allégations contre le parti travailliste britannique. Les supposés « extrémistes de gauche » comme J Corbyn et ses partisans, selon l’argument, étaient si certains de leurs références antiracistes qu’ils ont baissé la garde. Largement dénués d’une phobie des immigrants et des populations non blanches, ils côtoyaient des Arabes et musulmans britanniques dont les attitudes et idées étaient facilement transmises. Le ressentiment arabe et musulman à l’égard d’Israël – une fois de plus, présenté comme inexplicable – aurait fourni un terreau fertile au développement de l’antisémitisme à gauche et au sein du parti travailliste de J Corbyn.
L’erreur de Mme Guerin a été de faire allusion dans son reportage, même brièvement et de manière vague, à une histoire récente plus profonde, voire plus dérangeante de racisme européen blanc qui a non seulement alimenté l’Holocauste mais aussi favorisé la dépossession des Palestiniens de leur patrie pour faire place à un état juif.
Le fil conducteur de cette histoire n’est pas l’antisémitisme. C’est le racisme européen blanc. Et le fait qu’Israël et ses partisans aient souscrit à ce genre de racisme et s’en font les chefs de file ne rend pas ce racisme moins blanc et non moins raciste.
(Cet essai a été publié pour la première fois sur le blog de Jonathan Cook : https://www.jonathan-cook.net/blog/)
Auteur : Jonathan Cook
04 février 2020 – The Palestine Chronicle – Traduction: Chronique de Palestine – MJB