Par Jeremy Salt
Les commentaires des médias sont axés sur la dernière chance des Palestiniens. Vont-ils accepter les miettes qui leur sont offertes, ou vont-ils rater une nouvelle occasion de se faire déposséder de quelque chose ?
C’est la formule utilisée depuis des décennies par le “ministre des affaires étrangères” sioniste désinvolte d’origine irlandaise Aubrey (Abba) Eban. Les Palestiniens ne ratent jamais une occasion de rater une occasion, a-t-il dit de nombreuses fois.
En fait, si quelqu’un n’a jamais raté une occasion de rater une occasion, ce sont bien les sionistes. Ils auraient pu choisir de vivre avec les Palestiniens plutôt qu’à leur place. Ils auraient pu accepter leur retour après 1948. Ils auraient pu restituer la terre saisie en 1967. Ils auraient pu s’investir honnêtement dans le prétendu “processus de paix”. Ils auraient pu mettre fin au blocus de Gaza. Ils auraient pu cesser d’accaparer et de coloniser la terre d’un autre peuple. Ils auraient pu accepter de partager Al Quds. Ils auraient pu mettre un terme à leurs meurtres et assassinats.
Ce qu’ils auraient pu faire ils ne l’ont jamais fait. Au lieu de cela, ils ont pris la direction opposée, financés, armés, protégés et encouragés par la nation la plus puissante du monde.
Un vulgaire promoteur immobilier qui a autrefois fait de la pub pour Pizza Hut dit maintenant à son acolyte colon sioniste qu’il peut avoir la Palestine et tout ce qui va avec. Rien ne manque, ni Jérusalem, ni la vallée du Jourdain, ni les colonies illégales – les “avant-postes” – ni même les colonies légales, dixit Nétanyahu. Elles sont toutes illégales, bien sûr, de même que la présence de chaque colon en terre occupée.
Cet accord dément a été concocté par Jared Kushner au visage de marbre, qui a dit sérieusement en apparence, qu’il avait lu un ensemble de 25 livres pour cerner la situation. Comparativement, il n’est guère probable que Trump en ait lu un, aussi il n’est guère surprenant qu’il pense que son gendre est un génie.
Cet “accord” – accord inconsidéré – est accueilli avec beaucoup de sérieux par les grands médias. D’une certaine façon, bien sûr, Il doit être pris au sérieux car les sionistes disposent des armes pour faire ce qu’ils veulent, même si cela est une folie, de la rapacité, ou va à l’encontre de leurs propres intérêts à long terme.
Il y a quelque chose qui semble avoir échappé aux médias. Pour qui, réellement, ce plan est-il la dernière chance ? On suppose que c’est pour les Palestiniens mais Trump et Kushner ont-ils remarqué que si les Palestiniens n’ont pas les armes, ils ont la démographie de leur côté, que la population tant musulmane que chrétienne de Palestine entre la Méditerranée et le Jourdain est déjà plus importante que la population juive.
Question idiote, mais l’un de ces deux-là a-t-il pris en compte l’arrière-pays musulman,la population musulmane du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (proche de 600 millions) et la population musulmane mondiale (environ 1,8 milliard) ?
Par comparaison, la population juive en Palestine occupée est inférieure à sept millions. Loin d’essayer de s’intégrer dans le monde musulman, depuis plus de sept décennies elle n’a rien fait d’autre que de se le mettre à dos. Comme un enfant gâté, elle se plaint ensuite que personne ne l’aime, que la véritable raison de la haine des musulmans pour l’État sioniste est l’antisémitisme et non son comportement raciste, meurtrier et voleur.
C’est le jeu que joue perpétuellement le lobby sioniste à travers le monde. Il se cache derrière les symboles de la religion qu’il a détournée. L’étoile de David flotte sur les fanions des chars qui bombardent des immeubles d’habitation à Gaza et est peinte sur les ailes des avions qui détruisent des familles entières à l’aide de missiles.
Elle est griffonnée triomphalement sur les murs de la Cisjordanie. C’est cet Israël là que les lobbyistes et les rabbins défendaient par leurs accusations contre Jeremy Corbyn. C’est lui qui voulait mettre fin à ces horreurs, ce sont eux, derrière leurs mensonges et fausses accusations d’antisémitisme contre Corbyn et tout le parti travailliste, qui voulaient laisser à l’état sioniste la liberté de les poursuivre. Ce sont eux les racistes et les antisémites anti-arabes, et non Jeremy Corbyn.
La Palestine fait partie intégrante de l’histoire et de l’identité arabe et islamique, et demeure une cause arabe et musulmane quelle que soit l’exaspération que provoque les gouvernements arabes et les politiques ratées et/ou collaborationnistes de la direction palestinienne.
Les Palestiniens n’avaient aucun espoir de pouvoir résister, par eux-mêmes, à l’appropriation de leur terre par les sionistes. Le sionisme était un projet impérial et l’état sioniste a été soutenu successivement par les deux plus puissants empires de la planète, la Grande Bretagne d’abord, puis les États-Unis. Aucun petit groupe de personnes où que ce fût n’aurait pu résister à leur puissance.
Le plus grand danger pour Israël a toujours résidé dans le monde arabe et musulman environnant. George Habash, le fondateur du FPLP (Front populaire de Libération de la Palestine) écrivait dans les années 1950 que le chemin vers la libération de la Palestine passait par le monde arabe et cela est toujours aussi vrai aujourd’hui qu’alors, bien qu’il faille compléter cette affirmation en lui ajoutant “et le monde musulman”.
Israël comprenait cela tout aussi bien que George Habash et savait que s’il voulait survivre dans le long terme, il fallait fragmenter, subvertir, dominer et maintenir en déséquilibre permanent le monde arabe. C’était la condition sine qua non de l’existence d’Israël. Les liens qui liaient les états entre eux, qui assuraient l’unité de la région et la connectaient au monde islamique au sens large devaient être brisés.
Ce n’étaient pas seulement les armées et les états qu’il fallait briser mais l’idée nationale arabe et le monde arabe en tant que présence dans l’histoire et sur la carte. Il fallait qu’il soit ce qu’Israël et les EU voulaient qu’il soit. Il fallait qu’il soit remodelé.
A cette fin, les sionistes cherchaient déjà dans les années 1930 des maillons faibles dans la chaîne des états arabes. Ils pensaient avoir trouvé le plus faible dans le Liban, où ils espéraient installer un gouvernement chrétien fantoche. Non seulement cela n’a pas fonctionné mais depuis l’émergence du Hezbollah, le maillon le plus faible est devenu l’un des plus forts.
Le Plan Yinon des années 1980 a défini la stratégie dans son intégralité. Tous les états du Moyen-Orient devaient être soumis aux divisions tribales ou ethno-religieuses. Ce plan d’ensemble devait être affiné par Nétanyahu et les sionistes au sein de l’administration états-unienne dans les années 1990.
L’Irak a été le premier de sept états ciblé pour être détruit. La destruction causée par deux guerres et une décennie de sanctions été considérable mais la stratégie politique a échoué. L’état kurde en devenir, dont les E U et Israël voulaient faire un nouveau centre d’opérations stratégiques au Moyen-Orient, s’est effondré. Le gouvernement de Bagdad dominé par les chiites entretient de bonnes relations avec l’Iran et suite à l’assassinat de Qasim Soleimani le parlement irakien a exigé le retrait total des forces états-uniennes.
Des millions de personnes ont défilé dans les rues des villes irakiennes comme en Iran en signe de deuil après le meurtre de ce commandant militaire remarquable. Le sentiment anti américain en Irak n’a jamais été aussi fort.
La guerre en Syrie avait pour objectif de briser l’axe de la résistance (Iran, Syrie, et le Hezbollah) en s’attaquant à sa pierre angulaire, mais cela aussi a échoué. La Syrie, son peuple, et son armée ont résisté à la tentative la plus déterminée jamais entreprise pour détruire un gouvernement arabe.
Toujours populaire, Bashar al Assad l’est plus que jamais, tandis que l’armée, soutenue par la puissance aérienne russe, chasse les terroristes takfiris de leur dernière redoute dans la province d’Idlib. Des villes syriennes ont été anéanties, un demi-million peut-être de personnes ont été tuées mais la stratégie politique américano-israélienne a également échoué.
Pour quiconque a suivi de près l’évolution de la situation la roue de l’histoire, qui à une époque tournait en faveur d’Israël tourne lentement dans le sens inverse depuis plusieurs décennies. Israël a frisé la défaite au cours de la première semaine de la guerre de 1973. Il n’a chassé l’OLP du Liban que pour voir apparaître un ennemi beaucoup puissant, le Hezbollah. Dans chaque guerre qu’il a livrée, chaque opération qu’il a lancée, le recours impitoyable à la puissance aérienne a été crucial. Néanmoins, malgré la couverture aérienne ses soldats ont été chassés du Sud-Liban en 2000 et, vaincus par les soldats à temps partiel du Hezbollah, à nouveau humiliés lorsqu’ils y sont retournés en 2006.
Le Hezbollah et l’Iran travaillent à comment neutraliser la puissance aérienne d’Israël depuis des décennies. S’ils – ou une fois qu’ils – réussiront à le faire, Israël sera en très grande difficulté sur le champ de bataille.
Menacé de destruction à maintes reprises par les États-Unis et Israël, l’Iran a dû mettre au point une nouvelle gamme de missiles capables de causer des ravages aux bases, avions et navires de guerre états-uniens dans la région. Pour exemple, la riposte qui a suivi le meurtre de Qasim Soleimani. Les Américains ont été incapables d’arrêter un seul des missiles iraniens tirés contre deux de leurs bases en Irak.
Les avions ont été détruits dans leurs hangars et bien qu’aucun soldat n’ait été tué – du moins d’après le gouvernement EU – des dizaines ont subi de graves lésions cérébrales, dues semble-t-il à des commotions, et un certain nombre d’entre eux ont été envoyés par avion en Allemagne pour y être soignés d’urgence. D’après l’Iran le nombre de victimes est bien plus élevé que les États-Unis ne sont prêts à l’admettre.
Le Hezbollah dispose de ses propres stocks de missiles, bien plus nombreux et sophistiqués qu’en 2006, et a déjà décidé quelles seraient ses cibles lorsque la prochaine guerre éclatera. Car comme les commandants militaires israéliens le font clairement savoir, la prochaine guerre n’est pas une question de “si” mais de “quand”. Ils préviennent les populations civiles de se préparer à l’ampleur sans précédent des pertes qu’elles vont subir.
Aussi, pour qui le glas sonne-t-il maintenant, les Palestiniens ou les sionistes ? Gideon Levy écrit que le plan Kushner-Trump est susceptible de se traduire par une troisième Nakba. Ce n’est pas juste, car il n’y a qu’une seule Nakba ininterrompue depuis plus de sept décennies.
David Hearst, écrivant dans Middle East Eye, pense que tous les Palestiniens n’ont qu’à prendre leur mal en patience, car entre la Méditerranée et le Jourdain, ils vont gagner la guerre du nombre, s’ils ne l’ont pas déjà gagnée. Par répercussion, une fois la guerre du nombre gagnée, la guerre elle-même sera gagnée. L’État sioniste entendra raison et se muera en un état laïc démocratique, celui que les Palestiniens veulent depuis toujours, avec des droits égaux pour tous. Étant donné qu’ils seraient majoritaires, ils seraient forcément l’élément dominant dans un gouvernement élu librement. Le rêve-cauchemar sioniste aurait pris fin.
Il n’y a aucune chance que cela se produise. Le sionisme est une idéologie extrême et les personnages politiques qui dirigent actuellement le pays sont les plus extrémistes depuis sa fondation. Ils ne vont pas capituler pour une question de démographie. Ils vont simplement faire davantage d’efforts pour surmonter le problème. Ils veulent toujours tous les Palestiniens hors de Palestine ou tout au moins que leur nombre soit réduit à un vestige ethnique négligeable. Entre un État d’apartheid et un État démocratique, c’est là leur solution préférée.
Ce dont ils ont besoin c’est d’une autre guerre qui leur permette de terrasser leurs ennemis extérieurs et en même temps résoudre le “problème palestinien” une fois pour toutes. Si (ou plutôt quand) une telle guerre éclate, le Hezbollah va inonder l’État sioniste de missiles en quantités telles que ses systèmes de défense seront submergés.
Les Palestiniens seront déterminés à rester tranquilles mais dans la confusion de la guerre, tandis que le reste du monde regardera ailleurs, les attaques de missiles des bases états-uniennes et la flambée des prix du pétrole suite à la fermeture du Détroit d’Hormuz, peut-être pourront-ils être poussés à partir par le recours à la terreur. Même les plus inébranlables des Palestiniens ont une famille à protéger et s’ils ne partent pas alors le niveau de terreur ne pourra qu’être augmenté jusqu’à ce qu’ils partent. C’est un calcul diabolique qui a déjà été appliqué auparavant et qui le sera encore très probablement dès que l’occasion surviendra, ou plus justement, pourra être créée.
Qui veut une telle guerre ? Pas les Palestiniens, ni le Hezbollah, pas plus que l’Iran bien qu’ils n’aient pas eu d’autre choix que de s’y préparer. Qui a créé les conditions d’une telle guerre, décennie après décennie au point qu’il faille la considérer comme inévitable à moins que “les Arabes” et les musulmans réellement ne soient les orientaux inutiles de l’imaginaire occidental, juste bons à servir de souffre-douleur indéfiniment ? C’est Israël, par son comportement honteux.
Ainsi que les États-Unis, et “l’Occident” en général, ses gouvernements, ses médias et ses institutions (où était le Secrétaire-Général de l’ONU, le gardien moral de la paix dans le monde, pendant les huit années atroces de la guerre en Syrie ? caché dans un placard ?). C’est “l’occident”, génériquement, qui a créé Israël, et l’a laissé, génération après génération, faire la guerre, procéder au nettoyage ethnique, se livrer à des massacres, des assassinats et imposer l’occupation en toute impunité.
Peut-être un revers cuisant est-il seul à même de faire entendre raison à cet État totalement dangereux. Bien sûr, il existe toujours la possibilité qu’il devienne fou furieux et qu’il utilise ses armes nucléaires, transformant les terres centrales du Moyen-Orient en un désert mais au moins entraînant ses ennemis avec lui-même dans une victoire à la Pyrrhus incomparable. C’est une sinistre éventualité mais elle doit être prise au sérieux.
Auteur : Jeremy Salt
* Jeremy Salt a enseigné l’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université de Melbourne, à la Bosporus University à Istanbul et à la Bilkent University à Ankara pendant de nombreuses années. Parmi ses publications récentes son livre paru en 2008 : The Unmaking of the Middle East. A History of Western Disorder in Arab Lands (University of California Press).
12 février 2020- The Palestine Chronicle – Traduction: Chronique de Palestine – MJB