Par Edna Bonhomme
Après le tremblement de terre de janvier 2010 en Haïti, qui a fait plus de 250 000 morts et laissé plus d’un million de personnes sans abri, je me suis rendue à Port-au-Prince pour participer aux opérations de secours. Comme je venais d’obtenir une maîtrise en santé publique, et que je suis d’origine haïtienne, j’ai pensé que mon expertise et mes compétences linguistiques pourraient être utiles aux survivants.
La situation était déjà sérieuse quand je suis arrivée sur place. Déjà handicapé par une pauvreté endémique, une grande instabilité politique et des infrastructures presque entièrement détruites, le peuple haïtien luttait pour reconstruire sa vie. Mais la situation s’est encore considérablement aggravée quelques mois plus tard, lorsqu’un tueur silencieux est apparu dans les lieux : le choléra.
L’épidémie de choléra, qui a éclaté près d’une base abritant des casques bleus des Nations unies, a tué plus de 10 000 personnes et en a touché plus de 800 000 autres. Elle a également contribué à la contamination de la principale source d’eau de l’île, le fleuve Artibonite, rendant encore plus difficiles les opérations de secours.
L’épidémie de 2010, qui a été la première grosse épidémie de choléra du XXIe siècle, a provoqué des décès et des désordres d’une ampleur sans précédent. Mais elle n’a pas ébranlé grand monde dans le Nord. Après tout, ce qui se passait en Haïti correspondait à l’idée que les gens du Nord se faisaient du phénomène : qu’il s’agissait d’épidémies meurtrières de maladies anciennes qui affectaient des populations étrangères dans des pays exotiques, lointains et pauvres (par nature).
Les nouvelles en provenance de l’île des Caraïbes les ont attristés, et certains ont même fait des dons d’argent et de matériel pour aider, mais quasiment personne n’a vu dans l’épidémie le signe qu’il fallait préparer son propre pays, ou la communauté internationale, à une épidémie ou une pandémie similaire.
Dix petites années plus tard, nous voilà au milieu d’une pandémie qui dévaste non seulement le Sud, mais aussi des pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie – des pays qui en étaient venus à croire que, pour eux, les épidémies étaient de l’histoire ancienne. Bien sûr, ces pays ont été confrontés à une pandémie mortelle de VIH/SIDA dans les années 1990, mais la plupart de leurs citoyens considéraient que cette maladie touchait surtout les “autres”, à savoir les homosexuels, les communautés minoritaires et les habitants des pays en développement.
Depuis qu’il a été identifié en Chine comme un nouveau et dangereux membre de la famille des coronavirus au début du mois de janvier, le COVID-19 s’est répandu dans plus de 100 pays du monde entier, dont l’Italie, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. En tant que maladie respiratoire hautement infectieuse, il constitue une menace pour tous les membres de toutes les sociétés. Le 11 mars, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré que l’épidémie de coronavirus était une pandémie et la liste des pays touchés continue de s’allonger rapidement. Le Nord global est maintenant confronté à une épidémie qui touche non seulement les “autres” de l’intérieur et de l’extérieur, mais tous ses citoyens sans discrimination.
La pandémie a déjà causé 6 500 morts et elle a porté un grand coup à l’économie mondiale. Les pays habitués à observer les épidémies de loin s’efforcent maintenant de contenir le virus avant qu’il ne cause davantage de ravages parmi leurs citoyens.
L’Italie, où plus de 1 800 personnes sont mortes du virus, a instauré une quarantaine nationale qui met le pays à l’arrêt. Les États-Unis ont interdit aux citoyens des pays européens l’accès à leur pays pour un mois. L’Allemagne a fermé ses frontières avec l’Autriche, le Danemark, la France, le Luxembourg et la Suisse. Le gouvernement allemand a également interdit tous les événements publics de plus de 100 participants. L’Espagne a ordonné à tous ses résidents de se confiner chez eux et a également fermé toutes les écoles, les restaurants et les bars.
Le trafic aérien s’est presque arrêté. L’aéroport le plus fréquenté d’Europe, Londres Heathrow, a déclaré que le nombre total de passagers avait diminué de 4,8 % le mois dernier par rapport à la même période en 2019. Les gens se précipitent dans les supermarchés pour acheter des “produits de première nécessité”, vidant les rayons des conserves, des pâtes et du papier toilette. Beaucoup se sont également approvisionnés en masques, en désinfectants pour les mains et en produits de nettoyage, ce qui a provoqué des pénuries dans de nombreuses régions.
La réponse du Nord à la pandémie a été, à bien des égards, similaire aux réponses xénophobes de l’Europe aux épidémies des périodes précédentes. Non seulement le Nord a précipitamment fermé ses portes aux étrangers pour empêcher la maladie d’entrer, mais beaucoup de résidents de ces pays ont réagi à la crise par la panique, la xénophobie et le racisme. Des États-Unis au Royaume-Uni, les personnes d’origine asiatique ont subi des attaques racistes et xénophobes, car on les tenait, de manière absurde, pour responsables de l’épidémie.
Dans l’ensemble, les pays du Nord n’ont pas compris la nature internationale de la crise à laquelle nous sommes confrontés. Alors qu’ils se précipitaient pour protéger les leurs, ils ont une fois de plus succombé à la vieille idée préconçue que les épidémies sont causées par des “étrangers sales”.
En outre, ils n’ont pas vu la nécessité d’une stratégie mondiale de santé publique pour contenir la pandémie actuelle de COVID-19 et les épidémies similaires qui pourraient survenir à l’avenir. A la place, ils se sont concentrés sur eux-mêmes et sur eux-mêmes seulement. Washington, par exemple, aurait offert beaucoup d’argent aux scientifiques allemands qui travaillent sur un vaccin contre le coronavirus pour qu’ils donnent aux États-Unis l’accès exclusif à leurs travaux.
Les pandémies ne se déclenchent pas toutes seules. Elles font partie intégrante du capitalisme et de la colonisation. Les pays qui ont lutté pour contenir et contrôler les grandes épidémies dans un passé récent, d’Haïti à la Sierra Leone, avaient des systèmes de santé publique déficients avant ces crises, en partie à cause de leur histoire coloniale. De plus, les effets du capitalisme – de la guerre aux migrations, en passant par la production de masse et l’augmentation des déplacements – contribuent massivement à la prolifération des maladies.
Dans le monde dans lequel nous vivons, un monde où le capitalisme et les vestiges du colonialisme engendrent des guerres, des vagues de migration sans précédent, des crises de santé publique et une dépendance croissante aux voyages internationaux et intercontinentaux, les épidémies sont inévitables. Et, comme le montre clairement l’épidémie de COVID-19, aucun pays, pas même ceux du Nord, n’est à l’abri de ces épidémies.
La communauté mondiale pourrait toutefois contrer ces épidémies avec succès si elle appliquait une politique de santé globale. Pour vaincre COVID-19 et les autres pandémies à venir, les puissances mondiales doivent apprendre à agir de concert. Pour garantir la santé mondiale, l’industrie pharmaceutique mondiale doit s’efforcer de rendre les médicaments et les vaccins essentiels accessibles à tous, partout.
Cela pourrait commencer par rendre tout futur vaccin COVID-19 gratuit pour tous. Un tel mouvement de solidarité pourrait même relancer une dynamique en faveur d’un système de santé véritablement universel, dans lequel l’accès aux soins de santé serait un droit humain incontestable pour tous et partout.
Mais pour y parvenir, le Nord doit d’abord assumer la responsabilité des crises de santé publique engendrées par l’ordre mondial dont il profite et cesser de considérer les épidémies du Sud, comme l’épidémie de choléra en Haïti, comme les tragédies des “autres”. Une fois que les élites internationales auront admis que le Sud n’est pas la source mais la victime des épidémies aggravées par le capitalisme, alors nous pourrons nous mettre à construire un système de santé mondial qui pourrait vaincre des pandémies comme COVID-19.
* Edna Bonhomme est une artiste, historienne, conférencière et écrivaine dont le travail interroge l’archéologie de la science (post) coloniale. Edna a obtenu son doctorat en histoire à l’Université de Princeton en 2017. Elle est boursière postdoctorale au Max Planck Institute for the History of Science et vit actuellement à Berlin, en Allemagne.
17 mars 2020 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet