Par Richard Falk
Le plan israélien d’annexion de pans entiers de la Cisjordanie occupée témoigne d’un mépris choquant pour le droit international.
Nous vivons une époque très étrange. Personne ne peut le nier.
Des personnes meurent partout sur la planète à cause de la pandémie COVID-19, ou à cause de ses conséquences sociales et économiques dévastatrices. Dans un tel contexte, il n’est guère surprenant de voir se manifester le meilleur comme le pire de l’humanité.
Mais ce qui dépasse l’entendement, c’est de voir que certains en profitent pour se livrer à des manœuvres géopolitiques de gangsters.
L’intensification des sanctions étasuniennes en pleine crise sanitaire sur des pays déjà profondément touchés comme l’Iran et le Venezuela en est un exemple frappant. Le rejet de nombreux appels humanitaires très médiatisés pour la suspension des sanctions, au moins pour la durée de la pandémie, prouve que la géopolitique prend le pas sur tout le reste. Loin de suspendre les sanctions par simple humanité, Washington, sourd aux appels, intensifie allègrement sa politique de “pression maximale”, pour profiter sadiquement de l’occasion d’augmenter la souffrance de ses victimes.
Un autre évènement inique est la danse macabre israélienne de la scandaleuse annexion de pans entiers de la Cisjordanie occupée, promise par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu.
Toute annexion du territoire palestinien occupé viole, sans contestation possible, les normes fondamentales du droit international, mais cela ne semble pas avoir d’importance. D’ailleurs Israël va annexer sans même s’embarrasser à justifier légalement sa violation de la règle claire et nette selon laquelle un État souverain n’a pas le droit d’annexer un territoire étranger acquis par la force.
Cette annexion viole aussi le droit humanitaire international tel qu’il est énoncé dans la quatrième Convention de Genève. Elle équivaut à une démarche unilatérale d’Israël visant à modifier le statut de la terre en Cisjordanie, qui est passée de territoire occupé depuis 1967 à territoire sous contrôle israélien total. En outre, cette annexion remet directement en cause l’autorité des Nations unies qui considère, depuis toujours, que la présence d’Israël en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza repose uniquement sur la force et sur l’occupation, ce qui rend nécessaire d’obtenir l’accord des Palestiniens pour toute modification. On voit mal comment Israël pourrait jamais l’obtenir dans les circonstances.
Le “débat” israélien sur la sécurité
Pour toutes ces raisons, il n’est pas surprenant que même les poids lourds israéliens, dont les anciens chefs du Mossad et du Shin Bet, ainsi que des officiers de l’armée à la retraite, tirent la sonnette d’alarme. Bien sûr, aucun de ces débats internes israéliens ne s’oppose à l’annexion aux motifs qu’elle viole le droit international, qu’elle brave l’autorité des Nations unies ou de l’Union européenne et qu’elle piétine les droits inaliénables des Palestiniens.
Toutes les objections à l’annexion à l’intérieur d’Israël portent uniquement sur de prétendus conséquences négatives sur la sécurité israélienne. En particulier, les voix critiques qui s’élèvent dans l’establishment de la sécurité nationale israélienne font état de leur crainte de contrarier les voisins arabes, de s’aliéner davantage l’opinion publique internationale, surtout en Europe, et dans une certaine mesure, d’amoindrir la solidarité des Juifs américains et européens envers Israël.
Le camp pro-annexion du débat politique israélien parle également de sécurité, notamment en ce qui concerne la vallée du Jourdain et les colonies, mais beaucoup moins. En fait, les partisans les plus ardents de l’annexion sont ceux qui veulent des terres.
Ils invoquent un droit biblique juif sur la Judée et la Samarie (connue internationalement sous le nom de Cisjordanie). Ils appuient ce droit sur les traditions culturelles juives ancestrales et les siècles de liens historiques avec cette terre qu’ils considèrent comme sacrée, des liens maintenus par la présence continuelle d’un petit groupe de juifs.
Ni ceux qui critiquent l’annexion en Israël, ni ses partisans ne ressentent le besoin d’expliquer, ni même de mentionner, le mépris des revendications et des droits des Palestiniens qu’elle traduit. Les annexionnistes n’osent quand même pas dire que les revendications juives méritent davantage d’être satisfaites que les revendications nationales des Palestiniens, sans doute parce qu’ils savent que cela ne cadrerait pas du tout avec les idées modernes sur le droit et la morale.
Les revendications, les aspirations et même l’existence d’un peuple palestinien ne font jamais partie de l’imaginaire sioniste. Les sionistes ne voient les Palestiniens que comme des obstacles politiques et démographiques.
Mais, par souci tactique, le sionisme a toujours évité de dévoiler toute l’étendue de son projet, et a préféré laisser croire, à chaque fois, qu’il ne voulait pas davantage que ce qu’une situation particulière pouvait offrir.
Mais il est clair que l’objectif du sionisme depuis sa création, est de marginaliser les Palestiniens dans un seul État juif qui engloberait l’ensemble de la “Terre promise” d’Israël. En ce sens, le plan de partition des Nations unies – salué à l’époque comme une solution – a été, de fait, utilisé comme un tremplin pour récupérer le plus possible de la terre promise. Au cours des 100 dernières années, d’un point de vue sioniste, l’utopie est devenue réalité, tandis que pour les Palestiniens, la réalité est devenue une dystopie.
Géopolitique de gangsters
La façon dont Israël et les États-Unis abordent l’annexion est aussi consternante que son projet sous-jacent, l’éradication des Palestiniens qui seront considérés comme une population récalcitrante qui doit être dispersée et divisée autant que possible pour réduire sa résistance et son opposition.
Netanyahu a réussi à faire approuver son plan d’annexion grâce à la formation du gouvernement d’union avec son rival devenu partenaire de coalition, Benny Gantz. La seule condition préalable à la proposition qu’il doit soumettre après le 1er juillet était d’adopter la répartition territoriale du projet scandaleusement unilatéral de l’administration Trump : “De la paix à la prospérité”.
Il n’est même pas besoin du plan de paix Trump pour savoir que les États-Unis approuvent l’annexion, puisque Trump a déjà entériné l’annexion israélienne du territoire syrien occupé du plateau du Golan en mars 2019.
Comme on pouvait donc s’y attendre, l’Amérique de Donald Trump n’oppose pas la moindre résistance et ne demande même pas, en aparté, à Netanyahu d’au moins offrir quelques justifications juridiques ou de parler des effets négatifs de l’annexion sur les perspectives de paix palestiniennes. Bien au contraire, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a donné son feu vert à l’annexion de la Cisjordanie avant même qu’Israël n’officialise sa demande, en affirmant avec impudence que l’annexion est une question qu’il appartient aux Israéliens de trancher (comme si, ni les Palestiniens, ni le droit international n’existaient). Il a ajouté que les États-Unis donneraient en privé leur avis sur la question au gouvernement israélien.
Il semblerait que la brutalité du projet d’annexion ait pour objectif de neutraliser l’ONU et à de couper l’herbe sous le pied aux critiques internationales contre Israël. L’annexion risque en effet de provoquer des manifestations rhétoriques d’indignation de la part de plusieurs dirigeants européens et peut-être aussi du candidat démocrate présumé à la présidence, Joe Biden, mais sans que cela soit accompagné de pressions sérieuses en faveur d’une campagne internationale pour faire obstacle à ce vol de terres palestiniennes.
L’expérience passée laisse présager qu’après quelques jours de battage médiatique, les inquiétudes s’apaiseront et le monde passera à autre chose. Même les Palestiniens, découragés par des années d’attente infructueuse, semblent pâtir en ce moment d’une forme de lassitude de la résistance qui s’ajoute au faible impact des initiatives de solidarité.
Tout cela montre à l’envi que les relations israélo-américaines s’apparentent à une “géopolitique de gangsters” qui ne tient aucun compte du droit international ni de l’autorité des Nations unies. Cette opération, qui balaie la loi et la morale pour créer de force un espace politique permettant le vol de terres, est honteuse et méprisable.
Cet incroyable comportement officiel suit le schéma auquel nous ont habitués les États-Unis et Israël.
Tout d’abord, on a la revendication provocatrice d’annexion israélienne. Deuxièmement, elle est soumise à la seule condition qu’Israël obtienne l’approbation du gouvernement américain avant de procéder à l’annexion. Troisièmement, le gouvernement américain renvoie la balle à Israël en disant que la décision d’annexer est du ressort d’Israël, et qu’il lui donnera son opinion sur la question en privé , opinion que portera, vraisemblablement, sur la meilleure tactique à adopter (date et forme de la présentation), sans aucune considération pour les questions de principe.
Il y a une mélodie lugubre qui accompagne cette danse macabre. Israël atténue son unilatéralisme par un geste de déférence géopolitique, qui donne l’impression que l’approbation des États-Unis est plus, pour lui, qu’une simple manifestation de soutien politique. Les États-Unis, quant à eux, n’ont aucun problème avec la décision israélienne, mais ils ne veulent pas lui apporter un soutien inconditionnel officiel. Officiellement, ils disent qu’Israël est libre d’agir à sa guise et s’abstiennent, du moins pour l’instant, de toute expression publique d’approbation ou de désapprobation concernant l’annexion.
Il est peu probable que cela puisse engendrer des problèmes avant la date fatidique de juillet, d’autant plus qu’Israël présentera l’annexion comme une mise en œuvre partielle des propositions du Trump.
Je pense que le message privé des États-Unis sera une approbation discrète, que Netanyahu considérera sans aucun doute comme entérinant l’accord avec Gantz.
Ce qui ressort ici, c’est l’arrogance de la politique d’annexion. Non seulement les règles et les procédures de l’ordre international sont ignorées, mais le discours interne sur le transfert des droits est conduit comme si les personnes que ce transfert va le plus affecter étaient quantité négligeable, une sorte d'”orientalisme interne”. Telle est la réalité de la géopolitique de gangsters.
Auteur : Richard Falk
* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies.Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog et son compte Twitter
13 mai 2020 – Al Jazeera – Traduction: Chronique de Palestine – Dominique Muselet