Par Jonathan Cook
Face à une salve de critiques de la part de certains de ses fidèles lecteurs, George Monbiot, le chroniqueur soi-disant de gauche et téméraire du Guardian, a offert cette semaine deux excuses extraordinairement faibles pour n’avoir apporté qu’un soutien superficiel à Julian Assange au cours du mois écoulé, alors que le fondateur de Wikileaks était soumis à des audiences d’extradition dans un tribunal de Londres.
L’administration Trump veut que Julian Assange soit remis aux États-Unis pour y répondre d’accusations d’espionnage qui pourraient l’envoyer derrière les barreaux d’une prison de sécurité super maximale en raison de « conditions administratives spéciales », privé de tout contact significatif avec tout être humain pour le restant de sa vie. Et il ne doit ce sort qu’au fait qu’il a mis les EU dans l’embarras en révélant leurs crimes de guerre en Afghanistan et en Irak dans des journaux comme le New York Times et le Guardian, et à la crainte de Washington qu’Assange, si libre, ne publie des vérités encore plus dérangeantes sur les actions des EU partout dans le monde.
Mais les enjeux dépassent largement le simple fait que les droits de J Assange soient piétinés. Il n’est pas que l’équivalent occidental de Ai Weiwei, l’artiste et dissident chinois qui a, fait notable, offert son propre soutien à Assange pendant les audiences. Weiwei s’est couvert la bouche à l’extérieur du palais de justice Old Bailey pour protester contre le silence assourdissant des médias sur les crimes perpétrés contre Assange.
Ai Weiwei sait tout de l’écrasement de la dissidence politique par les États qui veulent se venger, c’est pourquoi il a organisé une manifestation silencieuse devant le procès spectacle de Julian Assange au Old Bailey de Londres https://t.co/uOQug77KWY
– Jonathan Cook (@Jonathan_K_Cook) 28 septembre 2020
Assange est menacé d’une terrifiante nouvelle forme de transfèrement extrajudiciaire, qui serait exécuté non clandestinement par les services de sécurité états-uniens mais sous les feux de la rampe et, si le tribunal londonien l’approuve, avec le consentement de la justice britannique. Si l’extradition est autorisée, cela constituera un précédent qui permettra aux EU d’arrêter et d’emprisonner tout journaliste qui dévoile leurs crimes. Inévitablement, cela aura un effet sérieusement dissuasif sur tous les journalistes qui enquêtent sur la seule super puissance au monde. Ce sera non seulement la mort du rôle, déjà très affaibli, du journalisme comme organisme de surveillance du pouvoir, mais également un coup fatal porté à l’engagement de nos sociétés envers les principes de liberté et d’ouverture.
Le stricte minimum
Ce devrait être une raison suffisante pour que tout un chacun se sente profondément préoccupé par les audiences d’extradition d’Assange, plus particulièrement les journalistes. Et plus encore un journaliste comme Monbiot, dont la pierre angulaire du travail consiste à enquêter sur le pouvoir qui ne rend pas de comptes et ses effets destructeurs. Si un journaliste britannique devait protester haut et fort contre l’extradition d’Assange, c’est bien Monbiot.
Et pourtant, il n’a pas écrit la moindre chronique sur Assange dans le Guardian, et en réponse à la critique croissante de certains de ses fidèles, il a signalé avoir retweeté trois tweets de soutien à Assange au cours des quatre semaines écoulées d’audiences d’extradition. Tous trois, faut-il préciser, concernaient des articles publiés dans son propre journal, le Guardian, qui tranchaient avec sa couverture hostile et qui pouvaient être considérés comme vaguement favorables à Assange.
“Il est en prison parce qu’il vous a informé de crimes et d’atrocités réels commis par une puissance étrangère.” #FreeJulianAssange https://t.co/mwI34SuENw
– George Monbiot (@GeorgeMonbiot) 2 octobre 2020
C’était le strict minimum que Monbiot puisse sembler faire. Après tout, en tant que conscience de gauche du Gardian, il eut paru étrange, en effet, qu’il ne retweete pas les rares exemples, dans un océan d’articles du Guardian ridiculisant et diffamant Assange, que le journal ne fasse un signe à ses lecteurs les plus à gauche.
Mais surtout, Monbiot n’a retweeté aucun des articles quotidiens mis en ligne par l’ancien ambassadeur britannique Craig Murray qui révélaient en détails les horribles violations de la procédure judiciaire contre Assange pendant les auditions d’extraditions, ni les preuves de témoin expert après témoin expert qui démolissaient les allégations centrales du procès états-unien. Monbiot n’a retweeté aucun des articles ou commentaires du journaliste d’investigation réputé John Pilger, fidèle défenseur d’Assange.
Il n’a pas retweeté le témoignage de Noam Chomsky, le célèbre linguiste et analyste politique, selon lequel les accusations états-uniennes sont de nature totalement politique et par conséquent invalident la requête d’extradition des EU. Monbiot a de même ignoré les commentaires de Nils Melzer, l’expert de l’ONU sur la torture, qui disent qu’Assange est déjà soumis à une torture psychologique de par les actions combinées du RU et des EU pour le maintenir dans un isolement extrême et dans un état de peur chronique quant à son avenir.
Monbiot n’a pas non plus retweeté les preuves stupéfiantes apportées la semaine dernière par un ancien employé de la société espagnole qui assurait la sécurité à l’ambassade de l’équateur, où Assange a passé sept ans en tant que réfugié politique. Le lanceur d’alerte a témoigné que sous les ordres de la CIA, la société a violé la loi en surveillant Assange, même dans le bloc sanitaire, et en écoutant ses conversations privilégiées avec ses avocats. Ce seul fait aurait dû suffire à forcer la présidente du tribunal, Vanessa Baraitser, à rejeter la demande d’extradition des États-Unis.
Les preuves étonnantes présentées lors de l’audience d’extradition d’Assange concernant une opération illégale d’écoute de la CIA à son encontre et le cambriolage des bureaux de son avocat, ainsi que les projets américains d’enlèvement et d’empoisonnement d’Assange – tous ces éléments n’ont pas été correctement diffusés au tribunal par le juge https://t.co/uRfItwGdms
– Jonathan Cook (@Jonathan_K_Cook) 1er octobre 2020
Piètres excuses
Non, Monbiot n’a informé ses fidèles lecteurs d’aucun de ces derniers développements ni de beaucoup d’autres informations qui ont fait surface au cours des quatre dernières semaines. Au lieu de cela, il a offert deux piètres excuses pour justifier pourquoi il est resté si réservé face à la pire attaque contre la liberté de la presse de mémoire d’homme.
La première était que l’audience d’extradition d’Assange n’est apparemment pas assez importante. Ce n’est que « l’une de centaines de questions cruciales » et « comparée à disons, l’érosion des sols, elle se trouve tout en bas de ma liste de priorités ».
Personne ne peut douter que Monbiot prenne les questions environnementales très au sérieux. Mais il ne tweete et n’écrit pas seulement sur l’environnement. Il y a beaucoup d’autres questions, sans aucun lien avec l’environnement et dont il semble ne pas savoir grand-chose, sur lesquelles il écrit régulièrement.
Un exemple suffira à illustrer mon propos. Depuis deux ans Monbiot consacre beaucoup de temps et d’énergie – temps et énergie qu’il a refusé de consacrer à la défense d’Assange et de la liberté de la presse – à s’en prendre à ceux qui ont mis en doute les affirmations des services de renseignement états-uniens et britanniques selon lesquelles le gouvernement syrien de Bachar al Assad aurait perpétré une attaque à l’arme chimique à Douma en avril 2018. La supposée attaque a fourni le prétexte aux États-Unis pour bombarder la Syrie – exemple d’un crime international suprême, selon les principes de Nuremberg.
Monbiot a essayé de faire taire par intimidation ceux, y compris des lanceurs d’alerte de l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC), qui ont suggéré qu’en fait, les preuves laissent à penser que ce sont des groupes djihadistes qui seraient responsables de ce qui s’est produit à Douma. Ces djihadistes – étiquetés « terroristes » par les médias occidentaux dans tous les pays sauf en Syrie – sont explicitement financés par des alliés des Occidentaux comme l’Arabie Saoudite, et plus secrètement par l’Occident lui-même. Néanmoins, Monbiot a diffamé toute personne mettant en doute la version occidentale officielle concernant Douma, en la qualifiant d’« apologiste d’Assad », y compris par implication le distingué journaliste du Moyen-Orient Robert Fisk, qui, contrairement à Monbiot, est réellement allé à Douma.
Comment les médias libéraux comme le Guardian ont-ils géré le premier reportage de terrain à Douma, réalisé par Robert Fisk, journaliste chevronné du Moyen-Orient ? Ils ont réussi la difficile tâche de dénigrer son compte-rendu tout en ignorant le fait qu’il était sur place https://t.co/PemzQTFw9u
– Jonathan Cook (@Jonathan_K_Cook) 18 avril 2018
Monbiot n’a aucune compétence en ce qui concerne le Moyen-Orient, et a probablement tiré ses conclusions de la lecture de la couverture de la Syrie par le Guardian, dont il répercute précisément les positions. C’est déjà assez grave qu’il ait utilisé sa tribune pour porter l’offensive contre ceux qui adoptent une position critique sur les évènements de Douma. Mais plus grave encore, il a impliqué dans sa campagne de diffamation des lanceurs d’alerte d’OIAC, l’organisme de surveillance de l’ONU sur les armes chimiques, qui ont mis en garde que l’OIAC n’est plus indépendante mais est devenue un organisme éminemment politique qui a manipulé les constatations des inspecteurs dans le dossier Douma pour appuyer les plans de Washington en Syrie au service de ses propres intérêts.
Nouveau – une des pièces les plus importantes que j’ai écrites : Des fuites de l’OIAC suggèrent que les États-Unis ont bombardé la Syrie sur de fausses accusations, et les médias américains ignorent les scientifiques chevronnés qui ont contesté la dissimulation de l’intérieur. https://t.co/2Obhq99f6s
– Aaron Maté (@aaronjmate) 24 juillet 2020
Les affirmations des lanceurs d’alerte ne sont guère en contradiction avec l’image plus globale de l’OIAC. L’organisation se trouve sous la coupe de Washington depuis presque deux décennies. Le précédent chef de l’OIAC, Jose Bustani a été limogé par l’administration Bush après qu’il eut cherché à négocier des inspections supplémentaires d’armes en Irak pour enlever aux États-Unis une excuse pour lancer son invasion illégale en 2003. Furieux à l’idée que les plans états-uniens de changement de régime puissent être entravés, John Bolton, l’ambassadeur états-unien à l’ONU belliqueux, a même proféré des menaces à l’égard de Bustani : « Nous savons où vivent vos enfants. »
Trois membres au moins de l’équipe d’OIAC qui ont enquêté sur les évènements de Douma ont essayé d’avertir que les preuves qui incriminaient Assad avaient été manipulées par les responsables de l’organisation et que leurs propres recherches montraient que les coupables probables étaient des groupes djihadistes – qui espèrent probablement fabriquer un prétexte pour une intervention occidentale plus directe en Syrie pour les aider à faire tomber le gouvernement syrien.
La désinformation autour des évènements de Douma s’est tellement aggravée que Bustani lui-même a tenté récemment d’intervenir au nom des lanceurs d’alerte au Conseil de Sécurité. Dans son témoignage bloqué par les EU et le RU il a remarqué : « En dépit du danger pour eux-mêmes, ils (les lanceurs d’alerte) ont osé dénoncé des comportements possiblement irréguliers dans votre organisation [l’OIAC]. » Il a ajouté : « Écouter ce que vos propres inspecteurs ont à dire serait un important premier pas pour réparer la réputation endommagée de votre organisation.»
Argument absurde
Il y a de nombreuses raisons, par conséquent, de critiquer Monbiot pour avoir diffamé ceux qui émettaient des doutes sur les évènements de Douma, et les lanceurs d’alerte de l’OIAC. Mais ce n’est pas mon propos ici de revenir sur l’épisode Douma. Ce que je veux faire valoir a trait à Assange.
En déclarant qu’il n’a pas le temps de défendre Assange, Monbiot avance implicitement l’argument selon lequel s’opposer à l’actuelle guerre ouverte des États-Unis contre le journalisme a une moindre priorité que de diffamer les lanceurs d’alerte de l’OIAC ; que bafouer et réduire au silence les sceptiques de Douma est l’une de ces « centaines de questions cruciales » plus importante que de d’empêcher Assange de passer le reste de sa vie en prison, et plus importante que de sauver le journalisme d’investigation de cette agression des plus graves menée par les États-Unis.
Pour comprendre à quel point l’argument de Monbiot est absurde, notons que la seule façon de pouvoir un jour régler correctement le cas Douma – sans régurgiter les affirmations des services du renseignement états-uniens et britanniques, comme le fait Monbiot – c’est que quelqu’un réussisse à faire fuiter les communications confidentielles sur Douma entre l’administration états-unienne et les dirigeants de l’OIAC. Cela nous permettrait de savoir qui dit la vérité, les lanceurs d’alerte de l’OIAC ou les costards-cravates au siège social. Les lanceurs d’alerte ont déjà affirmé que des officiels états-uniens se sont invités à une réunion de l’OIAC à l’improviste et en violation du statut indépendant de l’organisme dans le but de faire pression sur le personnel.
On ne pourra apprendre la vérité avec certitude que s’il y a une fuite de documents – à destination d’une organisation comme le groupe d’Assange, Wilkileaks.
La guerre contre Assange n’est pas seulement une guerre au journalisme. C’est aussi une guerre aux lanceurs d’alerte qui ont aidé les journalistes et Wikileaks à parvenir à la vérité. Ce qui dépend de l’issue du procès d’Assange, ce n’est pas seulement son sort personnel, mais la capacité même du journalisme de puiser dans des sources proches des centres de pouvoir. En abandonnant Assange, nous abandonnons tout espoir de découvrir la vérité sur toute une série de questions des plus pressantes auxquelles nous sommes confrontés.
Si Monbiot espère pouvoir faire campagne plus efficacement sur « des centaines de questions cruciales » comme l’érosion des sols et d’autres préoccupations environnementales, il a besoin qu’Assange et Wikileaks soient aussi vigoureux que possible, et non qu’Assange soit enfermé dans une sombre cellule et que Wikileaks ne soit plus que l’ombre de l’organisation qu’elle a été à une époque.
Monbiot, bien sûr, n’a pas besoin de moi pour lui dire tout ceci. Il le sait déjà. C’est pourquoi il est nécessaire d’expliquer son comportement, ce que nous allons faire dans un instant
Trop prompt à cocher des cases
Mais avant cela, intéressons-nous à sa deuxième excuse, vraiment incroyable, pour ne pas avoir élevé la voix au-dessus d’un murmure sur le sort d’Assange.
M. Monbiot affirme qu’il ne peut rien ajouter d’ “original” à ce qui a déjà été dit sur l’affaire Assange et qu’ “il ne s’agit pas de cocher des cases” mais d’ “élargir la perspective”.
Mettons de côté la faiblesse évidente de cet argument : que Monbiot a coché toutes les cases imaginables sur l’incident de Douma. Il n’a précisément rien ajouté au débat, si ce n’est ses propres calomnies sur les dénonciateurs. Tout ce qu’il a fait, c’est se faire l’écho des points de discussion des services de renseignement, qui avaient déjà fait l’objet d’une large et complaisante diffusion dans le Guardian.
Il est donc évident que Monbiot peut se montrer très peu original quand il le souhaite.
Mais il y a, bien sûr, beaucoup de choses originales que Monbiot pourrait apporter au traitement de l’affaire Assange dans son propre journal, le Guardian, étant donné que les seules personnes qui ont pris la parole pour Assange – à part un article de Patrick Cockburn dans l’Independent – ont été en dehors du “mainstream”, sans plateforme dans les médias dominants.
Patrick Cockburn, de l’Independent, explique pourquoi les États-Unis veulent que M. Assange soit définitivement aux oubliettes, et pourquoi d’autres journalistes des médias professionnels ont manqué à leur devoir de protester contre cette atteinte généralisée à la liberté de la presse – Jonatan Cook – 4 octobre 2020
Monbiot aurait pu servir de contrepoids à l’implacable calomnie contre Assange dans les pages du Guardian, en soulignant que ces calomnies étaient sans fondement. Au lieu de cela, il s’est fait l’écho de ces calomnies, ou bien il a tergiversé à leur sujet, ou bien il est resté silencieux.
Il aurait pu, par exemple, faire remarquer qu’il y avait de très bonnes raisons pour qu’Assange demande l’asile politique à l’ambassade équatorienne, comme l’ont confirmé les audiences d’extradition, contrairement aux affirmations constantes du Guardian selon lesquelles Assange “fuyait les accusations de viol” – accusations qui n’existaient que dans l’imagination des rédacteurs de journaux – ou qu’il était paranoïaque et arrogant.
The Guardian : Fausses nouvelles et manifestations d’hostilité envers Assange en 44 titres. #DumpTheGuardian
https://t.co/jwl5ZbEOL7 – FiveFilters.org ⏳ (@fivefilters) 19 avril 2019
Ou bien Monbiot aurait pu souligner que The Guardian a inventé une histoire diffamatoire facilement réfutée selon laquelle un aide de Trump, Paul Manafort, et des “Russes” non nommés auraient secrètement rendu visite à Assange à l’ambassade équatorienne à trois reprises – sans laisser de preuves, même si l’ambassade était le bâtiment le plus surveillé de Londres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
L’histoire, vraisemblablement fournie au Guardian sur une base invérifiable par l’un des services de sécurité impliqués, a été publiée pour piéger Assange dans des accusations de russianisme sans preuves et ainsi s’aliéner les libéraux afin qu’ils ne s’opposent pas à la demande américaine d’extradition. Monbiot aurait pu ajouter que The Guardian avait tort de ne pas s’excuser pour ce rapport trompeur et malveillant et de ne pas se rétracter.
Ou bien Monbiot pourrait dire à ses lecteurs que le Guardian refuse d’avouer un conflit d’intérêt flagrant dans sa couverture des audiences d’Assange. Plutôt que d’être un observateur neutre des développements, le journal est en fait profondément impliqué dans les accusations mêmes portées par les États-Unis contre Assange. C’est son ancien directeur d’enquête, David Leigh, qui a publié de manière irresponsable le mot de passe d’une importante collection de documents secrets détenus par Wikileaks, y donnant ainsi accès à tous les services de sécurité du monde. Finalement, dans le cadre d’une opération de limitation des dégâts, Wikileaks a été contraint de publier les fichiers sans les censurer pour faire savoir à toute personne nommée qu’elle était en danger.
Si quelqu’un doit être jugé pour avoir mis en danger des informateurs américains – personne ne devrait l’être, et aucun informateur n’a été heureusement agressé – ce n’est pas Assange mais Leigh et d’autres rédacteurs en chef du Guardian.
Toutes ces éléments seraient très “originaux” pour Monbiot, et cela lui permettrait sans aucun doute “d’élargir le champ”. Mais je ne lui suggère pas vraiment d’aller jusqu’à être honnête sur le rôle infâme que son employeur a joué dans la vente d’Assange. Je suis suffisamment averti pour savoir comment les choses fonctionnent. Il dispose d’une bonne plate-forme, grand public, qui publie ses articles chaque semaine – et il ne veut pas compromettre cela en critiquant son propre journal.
Mais bien sûr, Monbiot n’a pas besoin de critiquer le Guardian pour soutenir Assange. Il y a beaucoup d’autres choses importantes à écrire s’il le souhaite. Le fait est qu’il choisit de ne pas le faire. La vraie question, une fois qu’on lui aura retiré ses pathétiques excuses, est de savoir pourquoi.
Aspirés ou absorbés par le Guardian
Et cela, malheureusement, parce que Monbiot n’est pas le libre penseur, l’enquêteur courageux des vérités difficiles, la conscience de gauche qu’il prétend être. Ce n’est pas vraiment sa faute. C’est dans la nature de la fonction qu’il exerce au Guardian – et que je ne connais que trop bien moi-même pour y avoir travaillé pendant des années.
Le Guardian est le principal média du groupe Guardian, qui dépend de la publicité pour survivre. Il s’agit d’une entreprise qui vise à exploiter au maximum la part de marché du Guardian, tout comme le Daily Mail, le Sun et le Times le font pour leurs propres marchés. À cet égard, les journaux ne sont pas différents des supermarchés. S’ils ne parviennent pas à accaparer leur part de marché, une autre société plus apte à le faire interviendra et la leur volera.
M. Assange ne l’a que trop bien compris, comme il l’a expliqué dans une interview en 2011 après avoir appris que le Guardian avait rompu ses accords avec Wikileaks et partagé des fichiers confidentiels avec d’autres. Il a observé :
“Ce qui motive un journal comme le Guardian ou le New York Times, ce ne sont pas leurs valeurs morales intrinsèques. C’est simplement qu’ils ont un marché. Au Royaume-Uni, il existe un marché appelé “libéraux éduqués”. Les libéraux éduqués veulent acheter un journal comme The Guardian et, par conséquent, une institution se crée pour répondre à ce marché”.
La plupart des rédateurs du Guardian s’adressent directement au marché général des “libéraux éduqués”. Mais certains, comme Monbiot, sont là dans un but plus précis : attirer des pans de la population qui pourraient autrement s’abstenir d’acheter et lire The Guardian.
Owen Jones est là pour capturer les partisans de gauche du parti travailliste afin de les persuader que The Guardian est de leur côté, comme il a continué à le faire alors même que le journal contribuait à démolir le leader élu du parti, Jeremy Corbyn. Jonathan Freedland est là, en partie, pour rassurer les juifs libéraux sur le fait que The Guardian est de leur bord, ce qu’il a fait en faisant croire que le Parti travailliste avait un problème d’antisémitisme particulier sous Corbyn. Hadley Freeman est là, comme le sont d’autres comme Suzanne Moore, pour représenter les femmes libérales profondément investies dans la politique identitaire et pour s’assurer qu’elles se tiennent à l’écart d’une politique de classe.
Le fait est que le Guardian est une entreprise qui veille à ce que ses chroniqueurs couvrent autant de bases de la gauche libérale que possible, sans permettre à des voix vraiment subversives d’y avoir une tribune pour contester ou perturber le statu quo néolibéral.
Monbiot est donc la crème des chroniqueurs du Guardian. Sa position est la plus absurde, celle qui expose la plus grande contradiction interne : il doit vendre une extrême préoccupation environnementale dans un journal qui s’inscrit entièrement dans la logique économique du système néolibéral, qui détruit même la planète.
The Guardian comprend lui aussi qu’il est urgent de procéder à un greenwashing [eco-blanchiment]. Son marché, les libéraux éduqués, sont de plus en plus effrayés par les multiples menaces environnementales auxquelles nous sommes confrontés, c’est pourquoi très tardivement – des décennies plus tard, en fait – le journal a accordé la priorité à cette question avant toutes les autres.
Mais évidemment, compte tenu de la logique de son programme axé sur les entreprises, l’argent et la publicité, The Guardian ne se contente pas de mettre en avant la menace qui pèse sur l’environnement pour plaire aux libéraux plus éduqués. Il monétise également cette menace pour lui-même aussi agressivement qu’il le peut. Il l’a encore fait cette semaine, puisque sa rédactrice en chef, Kath Viner, a lancé un appel aux libéraux éduqués pour qu’ils fassent un don d’abonnement au journal en affirmant qu’il fera mieux campagne pour protéger l’environnement que tout autre journal britannique. Assurément, ce journal s’est fixé la barre bien bas.
The Guardian sous @KathViner a fait tout ce qui était en son pouvoir pour détruire l’action climatique engagée par @jeremycorbyn et ainsi assurer la destruction du climat par le gouvernement conservateur élu. Mais il affirme ensuite que sa priorité absolue est l’urgence climatique, tout en vendant dans The Guardian des vacances avec des vols long-courriers ! . 🤮@XRebellionUK pic.twitter.com/Gx10yfcy3c
— Donnachadh McCarthy (@DonnachadhMc) October 5, 2020
Sur le fil du rasoir
Monbiot est prisonnier de cette même logique : faire campagne pour l’environnement au sein d’une institution dont les impératifs économiques visent à détruire la planète.
Il franchit cette ligne en s’écartant le minimum nécessaire du programme étroit du Guardian, qui consiste à s’accrocher au statu quo. Il jouit de la liberté de s’exprimer haut et fort sur les dangers de la destruction de l’environnement, mais cette liberté a un prix : il adhère étroitement au consensus technocratique et libéral sur d’autres questions. Le paradoxe est qu’en matière de politique étrangère, nous avons Monbiot qui est effectivement de connivence avec la propagande des industries de guerre occidentales – les plus polluantes de la planète – alors qu’il professe ses références environnementales aux lecteurs libéraux du Guardian.
Cette position ne lui est pas imposée. Il ne reçoit pas d’ordre des rédacteurs du Guardian de diffamer les lanceurs d’alerte de l’OIAC ou de s’abstenir de tweeter un soutien direct à Assange. Au contraire, il s’est imprégné de la culture d’entreprise du Guardian – comme je l’ai fait un jour, comme la plupart d’entre nous le faisons dans notre vie quotidienne – comme stratégie de survie mentale, comme moyen d’apaiser la dissonance cognitive qui le submergerait s’il ne le faisait pas.
de façon paradoxale, les deux excuses qu’il a présentées pour justifier son absence de soutien à Assange faisaient suite à un tweet dans lequel il venait de fustiger la gauche – comme il a coutume de le faire lorsqu’il est confronté à des évidences qu’il préfère ne pas entendre – pour avoir préféré le conformisme à la solidarité.
L’une des plus grandes erreurs de la gauche est la confusion entre solidarité et conformité. La solidarité ne signifie pas une liste de croyances prescrites.
L’exigence de conformité détruit la solidarité.
– George Monbiot (@GeorgeMonbiot) October 5, 2020
Je ne suis pas psychologue, mais cela me paraît suspect comme une projection mentale. Monbiot a été immédiatement et à juste titre interpellé par ses partisans qui lui ont fait remarquer que, en abandonnant Assange, il avait une fois de plus montré un haut degré de conformité aux récits officiels des services de renseignement, ainsi qu’à ceux de son employeur, The Guardian. Il avait également fait preuve d’un très faible degré de solidarité avec un homme qui se retrouve presque seul face à l’establishment du pouvoir occidental dans l’espoir de nous aider à lui demander enfin des comptes.
En fin de compte, le problème ne se situe pas au niveau de Monbiot. Il ne fait que servir le marché, attirer des libéraux socialement responsables au Guardian, rationaliser le programme réformiste du journal dans une économie néolibérale, mondiale et suicidaire, et empêcher la gauche radicale de s’égarer trop loin, au point d’envisager une forme de politique plus révolutionnaire.
Le problème ne se situe pas au niveau de Monbiot, mais au nôtre. Nous continuons à ignorer le fait que le système se joue de nous, que nous sommes calmés par de pâles offrandes comme celles de Monbiot, que notre consentement est nécessaire et que nous continuons à trouver des raisons de continuer à lire ce journal plutôt que de nous en abstenir. Ni Monbiot ni The Guardian ne vont libérer nos esprits. Nous sommes les seuls à pouvoir le faire.
Auteur : Jonathan Cook
21 août 2020 – The Palestine Chronicle – Traduction: Chronique de Palestine – MJB