Par Emile Chabal, Timothy Peace
Le mois d’octobre a été tumultueux pour le président Macron.
Au début du mois, alors qu’il dévoilait la stratégie de son gouvernement pour lutter contre la radicalisation et le “séparatisme” religieux, il affirmait que “l’Islam est une religion qui est en crise dans le monde entier aujourd’hui”. Ces commentaires, associés à sa défense intransigeante de la publication de caricatures représentant le prophète Mohammed, ont conduit à des protestations antifrançaises généralisées dans tous les pays du monde musulman.
La double tragédie du meurtre de l’enseignant Samuel Paty et de la meurtrière attaque au couteau à Nice n’ont eu guère d’effet sur les protestations, et en réponse aux appels au boycott des produits fabriqués en France, Macron a fini par être contraint de donner une interview à Al Jazeera pour tenter de justifier sa position.
En interne, animés par la volonté de paraître dur envers le terrorisme et de se poser en défenseur des “valeurs” de la République française, Macron et son gouvernement ont répondu à l’assassinat de Paty par une vague d’annonces visant les organisations musulmanes. Ils se sont engagés à interdire plusieurs ONG musulmanes estimées coupables de soutien à l’extrémisme, comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), une organisation qui répertorie et dénonce les crimes haineux contre les musulmans et qui est depuis longtemps la cible de critiques politiques abusives.
Il n’y a pas que les organisations musulmanes qui sont dans la ligne de mire. Le 22 octobre, le ministre de l’éducation de Macron, Jean-Michel Blanquer, a affirmé que l’ “islamo-gauchisme” faisait d’immenses dégâts dans les universités françaises. L’insinuation était que les universitaires français et leurs étudiants promeuvent tacitement une idéologie dangereuse, “séparatiste” et “anti-républicaine” et justifient l’autocensure au nom du politiquement correct.
Selon M. Blanquer, les universités françaises, et en particulier leurs départements de sciences sociales, sont “le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes”.
Cette intervention tout à fait choquante dans la vie intellectuelle de la France a suscité des réactions mitigées. Un groupe d’intellectuels et d’universitaires a soutenu avec enthousiasme les propos de Blanquer en publiant une lettre ouverte qui soulignait la propagation pernicieuse de “l’islamisme” et d’autres “idéologies anti-occidentales” dans les universités françaises.
Beaucoup d’autres, cependant, ont été choqués d’être impliqués dans des actes de terrorisme par “complicité idéologique” et dans une autre lettre ouverte, ils ont dénoncé des allégations telles que la “chasse aux sorcières” et l’atteinte à la liberté académique.
Une guerre contre la culture
La condamnation des universités françaises par Blanquer n’est pas seulement une réponse aux récents attentats terroristes. Sa critique remonte au moins à une quinzaine d’années, lorsque le pays est passé par un débat polémique et à multiples facettes sur l’héritage du colonialisme français. C’est à cette époque que certains intellectuels et universitaires ont commencé à s’inquiéter ouvertement de la pénétration des idées “postcoloniales” et “multiculturelles” anglo-américaines dans les départements universitaires, ainsi qu’à exprimer leur malaise face au prétendu dénigrement des blancs et des “réalisations” coloniales de la France.
Ces dernières années, ces critiques ont été amplifiées par la politique raciale transatlantique. En juin dernier, alors que les manifestations antiracistes étaient à leur apogée en France à la suite de l’assassinat de George Floyd par la police américaine, le président Macron avait affirmé que les universités françaises étaient responsables de “l’ethnicisation des questions sociales” qui allait conduire à “diviser la République en deux”.
De telles accusations ont été portées par le passé contre les théories multiculturelles et postcoloniales, qui étaient toutes deux considérées comme remettant en cause l’approche daltonienne de la France sur les questions de “race” et de diversité. Aujourd’hui, elles sont portées contre des idées que l’on dit “décoloniales” ou “islamistes”.
Mais les structures du pouvoir ont changé dans le monde universitaire français. Les jeunes universitaires sont généralement plus ouverts sur l’extérieur et prêts à adopter des idées telles que le postcolonialisme, l’intersectionnalité et une approche critique de la race et du racisme dans la société, y compris l’islamophobie.
Cette évolution explique pourquoi la lettre condamnant les propos de M. Blanquer a recueilli beaucoup plus de signatures que celle soutenant sa position. Entre autres choses, la lettre souligne la profonde contradiction entre la prétention du gouvernement à défendre la liberté d’expression – notamment dans le cas de Charlie Hebdo – et sa tentative de censurer certaines tendances et approches intellectuelles.
Une bataille pour la liberté académique
Suite à la déclaration de M. Blanquer, le Sénat français a voté le 28 octobre un amendement à la loi sur la recherche universitaire qui conditionnerait la liberté académique en France au “respect des valeurs de la République”.
L’enjeu est donc d’autant plus important que cela a conduit d’un ensemble d’idées et de théories spécifiques, à la liberté universitaire en général. Il n’est pas surprenant que de nombreuses personnes se soient alarmées au sein du milieu universitaire français, avec plusieurs associations savantes qui ont depuis lancé un “appel solennel” pour protéger les libertés académiques et le droit d’étudier.
Le tollé a maintenant conduit à la modification de l’amendement lui-même, ce qui représente une sorte de victoire pour les chercheurs et professeurs, bien que la bataille soit loin d’être terminée. L’ironie de ces récents débats est que les mêmes personnes qui s’étaient autrefois élevées contre l’influence des idées anglo-américaines, sont celles-là mêmes qui envisagent d’importer une guerre culturelle anglo-américaine sur les campus français.
La véritable leçon est que la France n’a plus rien à voir avec une exception intellectuelle; elle s’est simplement transformée en un autre lieu pour une bataille internationale des idées qui aura de graves conséquences sur le long terme.
17 novembre 2020 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine