Par Gideon Levy
Mohammed Nazal n’a vécu qu’un mois avec son épouse et n’a jamais rencontré son fils. Depuis des années, Israël l’empêche de quitter la Cisjordanie pour les retrouver, jusqu’à ce qu’une pétition intervienne.
Une très touchante photographie d’un couple d’amoureux, sur un fond de mer… Elle pose sa tête sur son épaule, il lui tient la main, ils sourient tous les deux de contentement. Une autre photo est collée sur la photo, celle d’un petit garçon, les yeux regardant au loin, tenant une bouteille d’eau à ses lèvres. Au bas de la photo, une inscription en arabe: “Malgré la distance, nos cœurs sont unis.”
C’est un photomontage d’un moment de bonheur qui n’a jamais existé dans le monde réel. Maman, papa et leur fils unique, qui n’ont jamais été ensemble. Un père qui n’a jamais rencontré son fils, un mari qui n’a été autorisé à être avec sa femme que pendant un mois. La responsabilité ? A l’occupation !
Le père est Mohammed Nazal, un Palestinien de 37 ans, de la ville de Qabatiyah près de Jénine. La mère est Ilham Nazal, une Marocaine de 38 ans, née à Oujda, à la frontière avec l’Algérie, et qui vit aujourd’hui en France.
Le petit garçon est Mahmoud Nazal, leur fils, né en 2016, lorsque son père était dans une prison israélienne. Mahmoud n’a jamais rencontré son père. La mer en arrière-plan est la mer Morte, photographiée du côté jordanien, pendant le mois où le couple a réussi à être ensemble après leur mariage.
Depuis lors, ils sont séparés… ils sont une famille déchirée dont le seul souhait est de vivre ensemble, que ce soit en France ou au Maroc.
Mais Israël a refusé que cela se produise : Nazal a été empêché de quitter la Cisjordanie via la Jordanie puis vers la France, pour s’unir à sa famille, sur ordre des services de sécurité du Shin Bet. Il a été arrêté lors d’une visite de sa famille en Cisjordanie, et depuis cet instant, il a été classé par les services de sécurité comme “refusé au niveau international”.
Le 16 février prochain, le tribunal de district de Jérusalem devait délibérer sur son sort, à la suite d’une pétition présentée en son nom par Hamoked: Centre de défense de la personne.
Mais mardi de cette semaine – suite à une question adressée au porte-parole de l’unité de coordination des activités gouvernementales dans les territoires – Haaretz a été informé que l’interdiction avait été levée et que Nazal serait en mesure de quitter les territoires et de se rendre auprès de sa femme et de son enfant lorsque le passage du pont Allenby, maintenant fermé pour cause de coronavirus, rouvrira.
Mohammed Nazal vit seul dans un appartement d’une seule pièce, humide, dans un vieux bâtiment glacé en pierre situé dans le quartier ouest de Qabatiyah. Il utilise tous les moyens de communication possible sur Internet pour rester en contact quotidien avec sa femme et son fils. Quotidiennement ? C’est chaque minute, chaque heure, dit-il.
Ils savent tout ce qui se passe avec lui, il sait tout ce qui se passe avec eux.
“Des gens vivent ensemble depuis des années et se connaissent moins que je ne connais ma femme et mon fils”, nous dit-il, comme pour se consoler. “C’est un fait qu’à distance, les choses s’ouvrent. Au téléphone, vous devez tout expliquer avec des mots, plus que vous n’expliquez lorsque vous êtes en vis-à-vis.”
Nazal est né à Jénine il y a 37 ans, et à 20 ans, il a quitté les territoires pour aller étudier au Caire. Il s’est inscrit en économie mais cela ne lui a pas plu et il est passé aux études en informatique.
Deux ans plus tard, en 2007, il est retourné à Jénine, séjournant chez ses parents pendant quatre mois avant de retourner au Caire pour poursuivre ses études. Cette fois, il s’est spécialisé en littérature anglaise à l’Université arabe ouverte.
Par la suite, il a commencé à travailler au Caire, vendant des produits électroniques. Comme beaucoup de jeunes Palestiniens, Mohammed pensait qu’il resterait en exil et ne retournerait pas vivre dans sa patrie.
En 2015, il a quitté l’Égypte pour la Jordanie et a trouvé un emploi dans une pépinière. Là, il a eu sa première vraie rencontre avec Ilham, qui visitait la Jordanie, venant du Maroc avec sa famille. Leur relation avait en fait commencé sept ans plus tôt, via Internet : ils s’écrivaient et se parlaient au téléphone alors qu’Ilham étudiait la gestion administrative à Paris.
Finalement, ils ont décidé de se rencontrer en Jordanie et de s’y marier. Les sœurs de Mohammed se sont déplacées de Qabatiyah.
Le couple avait l’intention d’organiser une célébration de mariage plus tard, en France ou au Maroc. Ils ne savaient pas à ce moment-là, où ils vivraient. La bureaucratie jordanienne n’a pas facilité leur mariage, exigeant une multitude de documents.
À la fin, cependant, ils se sont mariés, en décembre 2015. Après le mariage et une lune de miel d’un mois en Jordanie, Ilham est retournée là où elle vivait en France, dans l’intention d’attendre que Mohammed la rejoigne.
Le 27 janvier 2016, la vie de Mohammed a basculé. Avant de partir pour la France et de s’engager dans sa nouvelle vie, il a décidé de rendre visite à sa famille en Cisjordanie – où il n’était pas allé depuis 2007. Au pont Allenby, il a été mis à l’écart par un responsable de la sécurité israélienne et on lui a dit d’attendre.
Après plusieurs heures, il a été conduit dans une salle d’interrogatoire, où il a été informé qu’il était en état d’arrestation. Personne ne voulait lui dire pourquoi, se souvient-il, disant qu’il était en état de choc.
Il décrit le processus de sa détention dans les moindres détails, comment il a été menotté et emmené, et s’est finalement retrouvé interrogé par le Shin Bet pendant 40 jours consécutifs dans un établissement d’Ashkelon.
Ses interrogateurs ont affirmé qu’au cours de ses études au Caire, il avait aidé les brigades Moudjahidines, la branche militaire de l’organisation des Moudjahidines dans la bande de Gaza et l’une des différentes milices présentes, aux côtés de celles affiliées au Hamas et au Jihad islamique.
Le Shin Bet l’a accusé d’avoir participé à la contrebande d’armes de la Libye vers l’Égypte et de là vers Gaza, et d’avoir recruté des militants pour les Brigades.
Nazal a catégoriquement nié les accusations. Son colocataire dans l’appartement des étudiants au Caire avait été actif dans l’organisation – quelque chose qu’il n’avait découvert que plus tard, dit-il – et il lui avait vendu du matériel électronique civil, comme des ordinateurs et des tablettes, dans le cadre de son travail dans la vente, mais c’était totalement sans rapport avec l’activité de l’organisation militante.
Mohammed Nazal a été condamné à 20 mois de prison, qu’il a purgés intégralement, d’abord dans la prison de Megiddo et ensuite dans l’établissement de Ketziot dans le désert du Néguev.
Pendant toute la période, il n’a pas vu sa femme, qui était devenue enceinte alors qu’ils étaient ensemble en Jordanie. À une occasion, elle a été autorisée à venir en Israël pour lui rendre visite pendant 45 minutes, après quoi elle devait retourner immédiatement en France. Mais Nazal s’y opposa car ill était convaincu qu’ils seraient ensemble dans quelques mois dans tous les cas…
Mahmoud est né en France le 18 septembre 2016. Le 22 août 2017, son père a été libéré de prison et est allé rendre visite à sa famille à Qabatiyah, près de deux ans après le départ initialement prévu.
Après avoir passé quelques semaines auprès des siens, Nazal a décidé de quitter la Cisjordanie pour la France, pour rejoindre sa femme et son fils. Mais il a été refoulé au pont Allenby. Cette fois, il s’est vu refuser le départ des territoires.
Il a essayé de partir à trois reprises et il a été refoulé à chaque fois. Son monde s’est effondré, même s’il est difficile de voir cela sur le visage de cet homme souriant et optimiste qui semble totalement dépourvu d’amertume, de haine ou de colère face à ce qui lui a été fait.
La dernière fois qu’il est allé sur le pont, on lui a dit: “Ne reviens jamais ici”.
Nazal est ainsi devenu prisonnier de Sion. Il s’est tourné vers plusieurs organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme, mais elles n’ont pas pu l’aider. Il s’est ensuite approché de Hamoked, à Jérusalem, qui a décidé de mobiliser ses ressources en son nom et de soutenir sa lutte pour être libre.
Il y a quelques jours, Maisa Abu Saleh-Abu Akar, une avocate du département juridique de l’ONG, a déposé une requête au nom de Nazal auprès du tribunal de district de Jérusalem, en sa qualité de tribunal des affaires administratives.
Hamoked a décidé cette initiative après avoir échoué à obtenir une réponse directe – ou au mieux à n’obtenir que des réponses partielles et évasives – de l’administration civile israélienne dans les territoires.
La pétition de 10 pages détaillait les raisons pour lesquelles Nazal pouvait exercer son droit fondamental de quitter les territoires et de s’unir à sa famille, et fournissait un compte rendu de toutes les demandes que l’ONG avait faites en son nom, mais restées sans réponse.
“Soumis ici est une pétition administrative demandant au tribunal d’ordonner au défendeur de donner des motifs pour ne pas répondre aux demandes des pétitionnaires avec la célérité obligatoire et pourquoi le défendeur ne devrait pas permettre le départ du pétitionnaire de la Cisjordanie vers la Jordanie via le pont Allenby et de là vers la France, afin qu’il puisse être uni à sa femme et à son fils, qui y résident”, indique la pétition.
Mardi, Haaretz a envoyé une question au coordonnateur des activités gouvernementales dans les territoires. Quelques heures après, un porte-parole a répondu : «Le refus du départ du résident à l’étranger a été annulé par les organes de sécurité compétents. Lorsqu’une décision d’ouvrir le pont Allenby sera annoncée, ledit résident pourra s’adresser aux autorités compétentes en Jordanie pour coordonner son départ.”
La directrice exécutive de Hamoked, Jessica Montell, a déclaré suite à la décision : “Chaque année, Hamoked traite des centaines de cas de refus d’autoriser les Palestiniens à se rendre à l’étranger. Dans 70% des cas, l’armée lève le refus sur présentation d’une requête en justice. Ceci atteste de l’arbitraire de ces refus. Nous sommes heureux que Mohammed puisse enfin aller vivre auprès de sa femme et de son fils, mais il est exaspérant qu’on lui ait refusé cela pendant quatre ans et que cela n’a été possible qu’après la présentation d’une troisième requête au tribunal”.
Nazal a réagi avec retenue, comme s’il n’y croyait pas, lorsque nous l’avons appelé pour lui annoncer la nouvelle. Le pont Allenby a été fermé cette semaine, comme le sont tous les points d’entrée d’Israël, mais lors de sa réouverture, après la fin du verrouillage actuel, il pourra le traverser librement et s’unir à sa femme et à son fils.
Nous avons pris rendez-vous pour nous revoir au Maroc.
* Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.
4 février 2021 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine