Par Patrick Cockburn
Le soulèvement populaire de 2011 n’a jamais eu beaucoup de chance de réussir, mais les protestataires peuvent tirer quelques leçons de leurs erreurs.
Il y a dix ans, des gens, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, se sont soulevés contre leurs dirigeants pour réclamer la liberté et la démocratie. Dans plusieurs pays de la région, des despotes ont été renversés ou ont eu peur que le pouvoir ne leur soit arraché, quand des millions de manifestants ont déferlé dans les rues, en criant : “Le peuple exige la chute du régime”.
Cette aspiration massive à la liberté et à la justice sociale n’était pas feinte. Un grand nombre de personnes privées de leurs droits ont vraiment cru l’espace d’un instant qu’elles pourraient renverser des dictatures, qu’elles soient républicaines ou monarchiques.
“Nous sommes le peuple qui anéantira l’humiliation et assassinera la misère”, a dit la poétesse Ayat al-Gormezi, âgée de 20 ans, à des milliers de manifestants enthousiastes à Manama, la capitale du Bahreïn. “Nous sommes le peuple qui détruira les fondements de l’injustice.”
Mais ces fondations étaient plus fortes qu’elle ne l’imaginait et le rêve d’un avenir meilleur, qu’elle-même des millions de personnes poursuivaient lors du printemps arabe en 2011, devait être brutalement dissipé quand les anciens régimes se mirent à contre-attaquer.
Plus cruels et plus répressifs que jamais, ils se sont réaffirmés, ou alors là où ils s’étaient effondrés, ils se sont vus remplacés par le chaos et des interventions militaires étrangères.
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Sur les six pays qui ont été le plus impactés par le printemps arabe, trois – la Libye, la Syrie et le Yémen – sont encore déchirés par d’interminables guerres civiles. Dans deux d’entre eux – l’Égypte et le Bahreïn – la violence et la répression de l’État sont bien pires que par le passé.
Seule la Tunisie, où les protestations ont commencé après qu’un vendeur de rue se soit immolé par le feu, a jusqu’à présent échappé à la tyrannie ou à l’anarchie, bien que la vie de la population ne se soit pas vraiment améliorée malgré le soulèvement
Au Bahreïn, les manifestations démocratiques ont commencé le 14 février et se sont concentrées sur la place de la Perle, au centre de Manama. Elles ont duré un mois avant d’être sauvagement écrasées par les forces de sécurité bahreïnies, soutenues par 1 500 soldats d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Ayat, une enseignante stagiaire, a été arrêtée, emprisonnée, battue avec un câble électrique et menacée d’agression sexuelle et de viol, et n’a été libérée qu’après un tollé international.
Au Bahreïn, d’autres ont encore plus souffert et certains sont morts sous la torture, selon une commission d’enquête internationale.
Les médecins d’un hôpital qui avaient soigné des manifestants blessés ont été tout particulièrement ciblés par les interrogateurs des services de sécurité bahreïnis. “C’était bizarre”, a déclaré un praticien qui avait été violemment tabassé pendant quatre jours. “Ils voulaient prouver que les manifestants ou l’hôpital étaient responsables de toute la violence.”
Ils voulaient que le médecin avoue que le sang de la banque de sang de l’hôpital avait été répandu sur les manifestants blessés pour que leurs blessures paraissent plus graves. Ils ont également affirmé qu’une pièce d’un matériel médical de pointe était en fait un dispositif secret permettant de recevoir des ordres de l’Iran.
Le même retour de bâton a eu lieu au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : les dirigeants ont eu recours à l’emprisonnement collectif, à la torture et aux exécutions sommaires pour écraser la dissidence.
La répression n’a pas seulement touché les endroits où le printemps arabe avait été le plus important, elle s’est étendue à toute la région, qui compte 600 millions de personnes, car les dirigeants échaudés s’efforcent d’éradiquer la moindre velléité de dissidence qui pourrait menacer leurs régimes.
Le Printemps arabe aurait-il pu réussir malgré tout ? La question est d’autant plus pertinente aujourd’hui que l’oppression des régimes, qualifiés à juste titre de “machines à piller” au profit d’une minuscule élite, n’est pas moins cruelle qu’en 2011.
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Encore plus de gens vivent aujourd’hui entassés dans des maisons dont les eaux usées coulent au milieu de la rue, pendant que leurs dirigeants se prélassent sur des yachts ancrés au large des côtes.
Mais la colère et la haine n’ont pas suffi il y a dix ans et elles ne suffiront pas dans l’avenir. J’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour les manifestants, même si je n’ai jamais vraiment cru à leurs chances de l’emporter sur le long terme.
Ils ont d’abord eu l’avantage de la surprise, d’un soutien populaire massif et de gouvernements déconcertés par cette révolte sans précédent. Mais aucun des pouvoirs kleptocratiques n’était prêt à renoncer sans combattre. Ils ont rapidement retrouvé leur sang-froid et ont riposté avec une violence inouïe.
L’Égypte, avec une population de 90 millions d’habitants et une grande influence culturelle sur la région, a été le test crucial. Pendant 18 jours, les opposants laïques et islamistes du président Hosni Moubarak se sont battus côte à côte sur la place Tahrir pour mettre fin à ses 29 ans de pouvoir.
Lorsqu’il est finalement parti, ils ont cru avoir remporté une grande victoire, mais celle-ci était plus incomplète qu’il n’y paraissait car les révolutionnaires n’ont pas réussi à prendre le contrôle des forces de sécurité égyptiennes, ni de la télévision, ni de la presse contrôlées par l’État, qui ont continué à salir les manifestants en les traitant de dégénérés sexuels et d’agents de puissances étrangères.
Étonnés par leur propre succès, les leaders de la révolte n’ont pas su consolider leurs acquis et empêcher le retour d’un ancien régime ébranlé mais toujours très puissant.
Il est trop facile de reprocher rétrospectivement aux dirigeants des manifestations de ne pas avoir agi comme des révolutionnaires expérimentés, prêts à saisir les leviers du pouvoir, étant donné qu’ils n’avaient pas d’antécédents révolutionnaires.
C’est d’ailleurs pour cela que l’omniprésente police secrète de la région ne les avait pas pris assez au sérieux. Malheureusement, ce n’est pas une erreur que cette police secrète est susceptible de commettre une seconde fois.
Certains manifestants, et de nombreux diplomates étrangers, ont dit qu’ils auraient dû rechercher un compromis avec les élites existantes, mais cela était plus facile à dire qu’à faire puisque ces dernières n’avaient pas l’intention de partager le pouvoir avec qui que ce soit.
Les manifestants qui avaient besoin de leadership et d’une organisation, ne pouvaient les trouver que chez les islamistes, les Frères musulmans en Égypte, ou les islamistes et les djihadistes en Libye et en Syrie.
Le président syrien Bachar al-Assad a probablement délibérément militarisé la crise en 2011 afin que sa propre secte alaouite au pouvoir et d’autres minorités religieuses et ethniques aient le sentiment d’être confrontées à la menace existentielle d’un soulèvement djihadiste sunnite.
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Au Yémen, les Houthis, une secte chiite qui combattait le gouvernement depuis des années, ont profité du mouvement de protestation pour s’emparer de la capitale Sana’a, qu’ils détiennent toujours.
Les puissances étrangères sont cyniquement intervenues au nom de leurs mandataires locaux et de leurs propres intérêts nationaux égoïstes, pour, le plus souvent, faire pencher la balance du côté de l’autocratie.
J’ai toujours trouvé absurde de s’imaginer que l’Arabie Saoudite et les États du Golfe, les dernières monarchies absolues de la planète, voulaient propager la démocratie et la liberté d’expression chez leurs voisins.
Est-ce que c’était un mirage de croire, il y a dix ans, à la possibilité d’obtenir plus de liberté politique, et est-ce un mirage aujourd’hui ? Des révoltes, aussi importantes et longues que celles du printemps arabe, ont éclaté en Irak et au Liban en 2019 et se poursuivent.
L’Islam politique est largement discrédité parce que ses protagonistes se sont révélés aussi corrompus, violents et incompétents que leurs opposants.
Mais le plus puissant levier de changement révolutionnaire dans cette vaste région ravagée par la guerre et le chaos est, sans nul doute, que l’humiliation, la misère et l’injustice, qu’Ayat dénonçait il y a dix ans, se sont fortement exacerbées – tout comme la rage qu’elles inspirent.
Auteur : Patrick Cockburn
12 février 2021 – The Independent – Traduction: Chronique de Palestine – Dominique Muselet