Par Diana Buttu
Le secrétaire d’État Antony Blinken est en visite en Israël et prévoit de se rendre en Cisjordanie pour tenter de renforcer le cessez-le-feu de vendredi dernier, qui a mis fin à la campagne de bombardements d’Israël à Gaza et aux tirs de roquettes du Hamas sur Israël. Mardi, à Jérusalem, Blinken a fait part de son intention de “rallier le soutien international” pour aider Gaza à reconstruire ce qui a été détruit.
Malgré le cessez-le-feu, les protestations des Palestiniens à Jérusalem et ailleurs se sont poursuivies, la police israélienne a arrêté des dizaines de Palestiniens en Cisjordanie et à Jérusalem-Est et les colons israéliens ont persisté dans leurs provocations.
Les lignes de fracture de la société israélienne n’ont jamais été aussi nettes et Jérusalem reste une poudrière; un nouvel incendie catastrophique pourrait se déclencher si l’on ne s’attaque pas aux racines du mal : l’occupation par Israël des territoires palestiniens et ses politiques hautement discriminatoires.
Il y a deux semaines, je me trouvais dans la maison de ma famille à Haïfa, une ville du nord d’Israël où vivent à la fois des Palestiniens et des Israéliens. J’ai vu des groupes de jeunes hommes, qui portaient des drapeaux israéliens et des démonte-pneus, défiler en criant “Vie au peuple d’Israël !” et “Mort aux Arabes !”
Mon père et moi avons regardé en direct à la télévision une foule d’hommes juifs dans une autre ville mixte, Lod, demander à un homme s’il était arabe, puis le sortir de sa voiture et le tabasser. Certains citoyens palestiniens d’Israël ont évacué leur frustration et leur colère contre les Israéliens juifs et les symboles de l’État juif qui les opprime en incendiant une synagogue à Lod.
Haïfa, dont la population est composée de 85 % de Juifs et de 15 % de Palestiniens, a longtemps été présentée, avec Lod et d’autres villes mixtes d’Israël, comme un modèle de coexistence. C’est pourquoi, au cours des dernières semaines, une question est revenue régulièrement : comment cette violence collective a-t-elle pu soudain éclater ?
La vérité est qu’il n’y a jamais eu de réelle coexistence entre les citoyens palestiniens d’Israël et la majorité juive du pays. Nous, Palestiniens vivant en Israël, “sous-existons”, sous un système de discrimination et de racisme, avec des lois qui scellent notre statut de citoyen de seconde classe et des politiques qui garantissent que nous ne soyons jamais traités comme des égaux.
Cette situation n’est pas accidentelle, mais délibérée. La violence qui s’est déchaînée contre les Palestiniens Israéliens, avec le soutien de l’État israélien, et dont nous avons été témoins ces dernières semaines, était tout à fait prévisible.
Les citoyens palestiniens représentent environ 20 % de la population d’Israël. Nous, qui sommes encore là, avons survécu à la “nakba“, c’est-à-dire au nettoyage ethnique de la Palestine en 1948, lorsque plus de 75 % de la population palestinienne a été expulsée de chez elle pour faire place aux immigrants juifs, lors de la fondation d’Israël.
Mon père faisait partie des 25 % de la population palestinienne qui est restée en Palestine. Il avait 9 ans lorsqu’il a été chassé de sa maison à Mujaydil, un village palestinien près de Nazareth. Mon père et sa famille ont déménagé à Nazareth. Parce qu’ils ont fui à Nazareth, à moins de 3 km de chez eux, les lois israéliennes ont déclaré que lui et sa famille étaient des “absents présents”, ce qui signifie qu’Israël peut saisir leurs biens.
Et c’est ce qui a été fait : Israël a détruit sa maison, son école et toute sa communauté pour faire place aux immigrants juifs. À la place de Mujaydil, Israël a créé une ville exclusivement juive appelée Migdal Haemek. Mon père est devenu un non-Juif indésirable dans “l’État juif” d’Israël, plutôt qu’un citoyen égal aux autres dans sa patrie.
De 1948 à 1966, lui et les autres Palestiniens d’Israël ont vécu sous un régime militaire – semblable à celui qui existe aujourd’hui en Cisjordanie – se voyant confisquer la plupart de leurs terres et nécessitant un permis pour se déplacer d’un endroit à l’autre. Mon père a dû attendre des années avant de pouvoir faire le court trajet vers son village pour voir ce qu’étaient devenues sa maison et son école.
En Israël, la nakba est régulièrement niée ou ignorée, et le financement public des organisations qui la commémorent est interdit. À l’école, les livres d’histoire parlent de l’attachement des Juifs à notre terre, mais restent muets sur la nakba. C’est comme si nous étions des intrus dans notre patrie.
Lorsque le régime militaire a pris fin en 1966, Israël a propagé le mythe selon lequel les Palestiniens d’Israël étaient désormais des citoyens à part entière, soulignant que nous pouvions voter pour les membres de la Knesset et que nous y avions également des représentants. Mais depuis sa création, Israël a promulgué plus de 60 lois qui scellent notre statut de citoyens de seconde classe. Une loi permet aux Israéliens juifs de nombreuses villes de nous refuser, à moi et à d’autres Palestiniens, le droit de vivre à leurs côtés parce que nous ne sommes pas “socialement adaptés”.
Les tribunaux confirment régulièrement ces lois discriminatoires et les législateurs bloquent année après année les projets de lois qui proclament l’égalité des Palestiniens et des Juifs. Le racisme et la discrimination institutionnalisés à l’encontre des citoyens palestiniens ont réduit près de la moitié d’entre nous à la pauvreté et notre taux de chômage a grimpé à 25 %.
Pratiquement tous les grands politiciens et partis israéliens attisent le racisme à l’égard des Palestiniens (le parti travailliste, qui ne dispose que de sept sièges à la Knesset, est la seule exception). Même des “modérés” comme le leader de Yesh Atid, Yair Lapid, qui a été chargé de former un gouvernement à la suite des élections parlementaires non concluantes de mars, a déclaré qu’il voulait être “débarrassé des Arabes” et que sa priorité des priorités était “de maintenir une majorité juive sur la terre d’Israël.”
Les politiciens veulent nous dépouiller de notre citoyenneté, ou pire. Ainsi, l’ancien ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, a dit qu’il fallait nous couper la tête, et l’ancien ministre de l’Éducation Naftali Bennett, s’est vanté d’avoir tué de nombreux Palestiniens, sans aucun problème.
Depuis 2019, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a conclu à deux reprises des pactes électoraux avec le Pouvoir juif, un parti ouvertement raciste, composé de disciples du célèbre Meir Kahane, dont le parti Kach et ses ramifications ont été qualifiés d’organisations terroristes par les États-Unis. Le Pouvoir juif est dirigé par Itamar Ben Gvir, qui dit que son héros est Baruch Goldstein, qui a abattu 29 Palestiniens en prière, à Hébron, en 1994.
Tout cela ne fait pas qu’augmenter le nombre des électeurs de Netanyahou, cela normalise aussi la haine des Palestiniens. Les jeunes Juifs sont plus radicalisés que leurs parents, les sondages montrent qu’ils ne veulent pas vivre à côté des Palestiniens et qu’ils sont favorables à la révocation de notre citoyenneté.
Ces préjugés, ce racisme et cette violence à l’égard des Palestiniens ne sont pas limités à une frange de la société – ils sont devenus la norme. Rien qu’en mai, le gouvernement de Netanyahou a autorisé des marches de suprémacistes juifs violents dans les quartiers palestiniens de Jérusalem et dans l’enceinte de la mosquée Aqsa. Des officiers de police israéliens et des citoyens juifs se sont vus offrir une immunité de facto pour avoir attaqué des Palestiniens.
En fait, notre seule existence irrite les élites dirigeantes d’Israël, qui insistent pour préserver la judéité de l’État. Mon père, qui a 82 ans, attend toujours le jour où il n’aura plus à vivre dans la crainte que nous soyons expulsés de notre patrie. Être un Palestinien en Israël, c’est redouter le jour où Israël décidera de se débarrasser définitivement de vous.
Comment expliquer à mon fils de 7 ans ce que signifie être un citoyen palestinien d’Israël ? Vers quel avenir peut-il se tourner, alors que les dirigeants du gouvernement incitent à la haine contre lui ? Quel espoir, quelle confiance en l’avenir peut-il avoir alors qu’il est condamné à faire face au racisme et à la discrimination dans l’éducation, l’emploi et le logement
Pour l’instant, j’essaie de le protéger des images diffusées à la télévision et sur nos téléphones, mais il arrivera bientôt un moment où je ne pourrai plus le protéger de la réalité, à savoir qu’il est entouré de personnes qui le considèrent comme un citoyen de seconde zone.
Auteur : Diana Buttu
* Diana Buttu est avocate et analyste palestinienne. Conseillère politique de Al-Shabaka, Diana Buttu est une avocate qui a été conseillère juridique de l’équipe de négociateurs palestiniens et membre de l’équipe qui a participé aux poursuites fructueuses contre le Mur devant la Cour internationale de Justice. Elle intervient fréquemment sur la Palestine sur des chaînes de télévision internationales comme CNN et la BBC . elle est également une analyste politique d’Al Jazeera International et elle contribue régulièrement à The Middle East magazine. Elle conserve une activité juridique en Palestine, principalement en droit international appliqué aux droits de l’homme.
25 mai 2021 – The New York Times – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet