Par Mouin Rabbani
Non seulement les évènements des derniers mois ont eu raison des efforts pour enterrer la Question de la Palestine mais ils ont réunifié les Palestiniens.
Lorsque le cessez-le-feu entre Israël et les organisations palestiniennes dans la bande de Gaza est entré en vigueur aux premières heures du 21 mai, des célébrations ont éclaté dans le monde palestinien.
Dans les villes palestiniennes d’Israël et les Territoires occupés comme dans les camps de réfugiés des États arabes environnants, les Palestiniens sont descendus dans la rue non pas pour exprimer leur soulagement de voir s’achever le dernier déchaînement de violence israélienne, mais pour affirmer l’unité retrouvée grâce à laquelle ils ont enrayé la machine de guerre israélienne.
Il s’agit d’une évolution remarquable qui, en l’espace de quelques semaines seulement, a donné un nouveau souffle à leur lutte pour l’autodétermination et a résonné puissamment dans tout le monde arabe – et bien au-delà.
Pas plus tard qu’en mars, le Metternich-à-demeure (*) de l’administration Trump, le prince Jared de Kushner (**), a annoncé triomphalement : “Nous assistons aux derniers vestiges de ce que l’on appelait le conflit israélo-arabe.” Balayant avec désinvolture la question de la Palestine comme n’étant “rien de plus qu’une dispute immobilière”, il a ridiculisé son importance dans la région en parlant d’un “mythe” qu’il avait pulvérisé facilement avec une poignée de F-35.
Kushner était convaincu qu’avec l’ancien premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, il avait résolu la question de la Palestine grâce à une technique si évidente que personne n’y avait pensé en plus de 70 ans : faites comme si ça n’existait pas, et tout disparaîtra.
D’un certain point de vue, la réalité – façonnée par les événements des trois dernières décennies – semblait de plus en plus obéir à cet hubris inouï.
Le modèle municipal de la politique palestinienne
Pendant de nombreuses années, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a fonctionné comme un mouvement national véritablement représentatif et très populaire. La perte de popularité de l’OLP, causée par son départ forcé du Liban en 1982 et les divisions internes qui ont suivi, a été compensée par la première Intifada qui a éclaté dans les territoires occupés en 1987.
Ce soulèvement de masse a eu un tel retentissement dans toute la région qu’en quelques semaines, le mouvement libanais Amal et le gouvernement syrien se sont sentis obligés de lever le siège meurtrier qu’ils imposaient depuis des années aux camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth.
L’accord d’Oslo de 1993 a marqué un tournant. Le particularisme du nationalisme palestinien a été formalisé dans un accord qui détachait la question de la Palestine du conflit israélo-arabe.
On pourrait avancer que la défection antérieure de l’Égypte des rangs arabes, la préoccupation des États arabes pour la guerre Iran-Irak tout au long des années 1980, la pression exercée sur l’OLP par les États du Golfe après la crise du Koweït de 1990-1991 et sur son mouvement dominant, le Fatah, par l’ascension du Hamas dans les territoires occupés, puis la volonté de la Syrie – et donc du Liban – de négocier une paix séparée avec Israël, n’ont laissé que peu d’alternatives au chef de l’OLP, Yasser Arafat. Si tel est le cas, il a choisi la pire des mauvaises solutions.
D’un trait de plume, la diaspora palestinienne et les Palestiniens d’Israël – qui constituent ensemble plus de la moitié des Palestiniens du monde – ont disparu de la politique palestinienne. Le centre de gravité s’est déplacé de l’OLP vers l’Autorité palestinienne (AP) nouvellement créée, et ces communautés ont été explicitement exclues de la participation à ses institutions et aux élections.
Alors que les Palestiniens d’Israël avaient leurs propres partis politiques, l’importance politique de la diaspora, qui avait été le fer de lance du mouvement national, s’est réduite à une simple réalité démographique.
Un processus similaire s’est déroulé dans les Territoires occupés. À la suite de la première Intifada, Israël s’est mis à remplacer la main-d’œuvre bon marché des Territoires occupés par des travailleurs étrangers et, comme l’économie israélienne avait moins besoin des Palestiniens des Territoires occupés, les gouvernements israéliens successifs se sont efforcé de couper de plus en plus la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza à la fois d’Israël et des unes des autres.
Après l’arrivée de l’AP au milieu des années 1990, ce processus de fragmentation géographique s’est accéléré de manière exponentielle, et il est désormais également appliqué à l’intérieur de chacun de ces territoires. Cette politique a été facilitée par le schisme Fatah-Hamas de 2007.
De fait, de nombreux analystes ont noté que l’exacerbation des divisions palestiniennes fait partie des priorités israéliennes.
Les efforts israéliens n’auraient pas été aussi fructueux si les dirigeants palestiniens s’étaient consacrés à la lutte contre Israël au lieu de ne penser qu’à conserver leur pouvoir et à obtenir des soutiens étrangers dans leurs luttes contre les autres factions.
S’inspirant des directions municipales, les dirigeants de chaque communauté palestinienne ne se sont intéressés qu’aux questions locales, à quelques exceptions près.
Ainsi, la relation du Hamas avec Israël s’est largement réduite à la recherche d’un allègement du blocus punitif de la bande de Gaza, les partis arabes en Israël se sont concentrés sur le racisme de plus en plus éhonté de l’État à l’égard de leurs électeurs, tandis qu’à Ramallah, le président Mahmoud Abbas se consacrait presque entièrement à rester au pouvoir jusqu’à sa mort.
Au niveau formel et institutionnel, la politique nationale est progressivement devenue une préoccupation du passé.
Au niveau régional, la même chose s’est produite. La paralysie d’Abbas et les murs et clôtures d’Israël ont fini par convaincre les autocrates arabes que Kushner et Netanyahou les avaient enfin débarrassés de l’encombrante question de la Palestine, et ils ont ouvertement embrassé le Grand Israël afin d’obtenir des avantages de Washington.
Ils ont misé sur le fait que les Palestiniens ne leur feraient plus honte avec leurs soulèvements et leur martyr, et que leurs propres peuples s’en remettraient obligeamment aux tribunaux pour résoudre ce qui restait de ce “différend immobilier” et passer à autre chose.
La mobilisation palestinienne
Les Palestiniens ont l’habitude de se soulever lorsqu’ils sont dans la plus grande faiblesse et le plus profond désespoir et manifestement abandonnés de tous. Et c’est ce qu’ils ont fait en 2021.
Les expulsions de Palestiniens de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est et les raids répétés sur la mosquée Al-Aqsa, qui avaient pour but, dans les calculs israéliens, d’imposer la puissance de l’État aux résidents séquestrés et paupérisés de Jérusalem-Est, ont mobilisé les Palestiniens à l’intérieur de la ligne verte, d’abord dans la Ville sainte, puis en Israël.
Contrairement à ses précédentes confrontations avec Israël, le Hamas a cette fois-ci porté le premier coup, et ce pour des raisons qui n’avaient apparemment rien à voir avec la situation dans la bande de Gaza.
En quelques jours, les manifestants palestiniens de Jordanie et du Liban, ainsi qu’au moins autant de Jordaniens et de Libanais, se sont massés aux frontières, tandis que des manifestations de plus en plus importantes ont éclaté en Cisjordanie et dans le monde arabe pour soutenir les Palestiniens.
À Washington, le plus haut responsable militaire, le général Mark Milley, a mis en garde contre le “risque [de] déstabilisation plus large… [et] toute une série de conséquences négatives si les combats se poursuivaient”. Les principaux mythomanes se sont finalement révélés être Kushner, Netanyahou et leurs partenaires désormais invisibles.
Collectivement, la mobilisation a envoyé un message sans équivoque : malgré tous les efforts contraires, la Palestine reste une cause nationale et arabe. Peut-être était-ce dû à la puissante résonance de la mosquée Al-Aqsa.
Plus probablement, c’est une confluence de dynamiques qui a généré la prise de conscience collective que si les droits des Palestiniens n’étaient pas défendus ici et maintenant, ils seraient perdus à jamais. Quoi qu’il en soit, le modèle municipal de la politique palestinienne a volé en éclats.
Dans un passé récent, l’Intifada de 1987-1993 a conduit à Oslo, tandis que l’Intifada de 2000-2004 s’est terminée avec Abbas au pouvoir et la domestication des Palestiniens. Israël et ses alliés occidentaux vont maintenant s’efforcer de re-pacifier les Palestiniens, en ranimant un modèle qui a focalisé l’attention des Palestiniens sur les problèmes internes, pour le plus grand profit de leurs adversaires.
Pour les Palestiniens, il est crucial de rester mobilisés. Plus important encore, ils doivent saisir l’occasion de reléguer définitivement les divisions et les séparations dans le passé afin d’affronter à nouveau leurs défis existentiels sur une base nationale. Sinon, ce que l’on appelle à tort le statu quo se perpétuera.
À tort, car loin d’être un état statique des choses, le statu quo est en fait une réalité dynamique caractérisée par un processus continu de dépossession qui ne montre aucun signe d’apaisement.
Notes :
(*) Dans le texte : Metternich-in-residence. Entre les guerres napoléoniennes et la première guerre Mondiale, le comte de Metternich, nommé ministre des affaires étrangères par l’empereur d’Autriche en 1809, a réussi à empêcher tout changement politique en Europe, en multipliant les congrès, les alliances et les consultations informelles en conjonction avec tout l’appareil de l’État policier.
(**) Prince Jared de Kusher : L’auteur se moque ici des prétentions diplomatiques du gendre de Trump.
Auteur : Mouin Rabbani
10 juillet 2021 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet