Par Radia Zabaneh
Un mouvement de protestation contre la corruption et l’autoritarisme de l’Autorité palestinienne prend de l’ampleur en Cisjordanie occupée.
Des mois avant le sixième anniversaire de Ghassan, il avait déjà tout prévu pour sa fête ; il voulait un costume de policier et un gâteau en forme de casquette de police. Jusqu’à il y a un mois, lorsque son admiration pour la police a volé en éclats…
Le 5 juillet, la mère de Ghassan, Hind Shraydeh, s’est rendue au poste de police de Ramallah, en Cisjordanie occupée, pour demander la libération de son mari, qui avait été arrêté avec plusieurs autres militants par les forces de sécurité palestiniennes avant une manifestation prévue contre l’Autorité palestinienne (AP) plus tôt dans la journée.
La police a déclaré que les militants avaient été arrêtés parce que la manifestation n’avait pas été autorisée.
La manifestation improvisée de Shraydeh s’est étendue à une douzaine de membres de sa famille et de militants après qu’elle a publié une vidéo sur Facebook revendiquant : “État des libertés, non aux arrestations politiques”. Mais elle n’a pas duré longtemps.
La police anti-émeute s’est violemment attaquée aux manifestants, aux observateurs et aux journalistes. Shraydeh a été traînée par les cheveux, battue et placée en détention devant ses enfants, qui ont également vu leur oncle et leur grand-père de 77 ans se faire asperger de gaz poivré.
Lorsqu’elle a été réunie avec ses enfants après minuit, suite à une intervention du Premier ministre de l’AP, Ghassan lui a dit qu’il ne voulait plus être policier.
“Un policier n’est plus un métier de rêve pour un enfant de cinq ans”, a déclaré Shraydeh. “L’AP ne peut plus soutenir son image – pas de sécurité, pas de protection, pas de respect de l’autre, pas de pluralisme… Ce n’est pas l’État pour lequel nous luttons.”
La mort de Nizar Banat, âgé de 46 ans, lors de sa détention par l’Autorité palestinienne le 24 juin, a entraîné de fortes protestations en Cisjordanie.
Banat était un militant politique et un critique virulent de l’Autorité palestinienne qui publiait des vidéos sur les médias sociaux accusant l’Autorité palestinienne de corruption.
Le Fatah, le mouvement qui contrôle l’AP, a organisé des contre-manifestations pour prêter allégeance au président Mahmoud Abbas et affirmer qu’il reste le dirigeant légitime, 16 ans après sa dernière élection.
“Nous ne voulons en aucun cas qualifier notre peuple de traître, mais les manifestations pourraient être utilisées par ceux qui veulent nuire à l’intérêt national palestinien”, a déclaré Hasan Hamayel, un porte-parole du Fatah, à Al Jazeera.
Il a critiqué les militants de Cisjordanie pour ne pas avoir protesté contre la mort d’un Palestinien détenu par le Hamas à Gaza il y a plusieurs jours, mais a précisé qu’il ne faisait pas de parallèle.
“Je ne fais pas de comparaison, nous avons un État ici, il y a la loi et l’ordre… Nous sommes l’institution légitime avec laquelle le monde traite”, a déclaré M. Hamayel.
Mais l’ordre public est justement l’une des revendications des manifestants.
Alors que l’Autorité palestinienne prétend avoir arrêté 14 membres de la patrouille de police qui a arrêté Banat et les avoir renvoyés devant la justice militaire, en attendant la fin de l’enquête sur leur implication présumée dans sa mort, la confiance dans le système judiciaire de l’Autorité palestinienne a fondu, plus des deux tiers des personnes interrogées estimant que le système judiciaire est corrompu.
Le 25 juillet, un haut responsable du Fatah, Hussein al-Sheikh, a présenté des excuses pour la mort de Banat au nom du chef de l’AP, Abbas.
“C’est un accident triste et malheureux. Une erreur s’est peut-être produite lors de l’action des forces de l’ordre… Il est important qu’il y ait des procédures en place concernant les questions d’ordre public et de juger qui a commis une erreur dans cette affaire”, a déclaré le Media Line.
Omar Assaf, un militant de premier plan, a déclaré à Al Jazeera que les excuses étaient un bon début mais que la responsabilité et la justice étaient vraiment nécessaires.
“C’est au peuple palestinien qu’il aurait dû s’adresser en premier lieu par le biais des canaux locaux, et non des médias internationaux”, a ajouté Assaf.
Si le meurtre de Banat a été le catalyseur des récentes manifestations réclamant la justice, une réforme de la sécurité et des élections, le mécontentement à l’égard de l’AP s’était accru bien avant cet assassinat.
Crise de légitimité
En avril, M. Abbas a reporté ce qui aurait été les premières élections législatives depuis 15 ans, en raison d’un différend, selon lui, sur le vote à Jérusalem-Est, annexée par Israël.
Ses détracteurs ont accusé le dirigeant de l’AP, âgé de 85 ans, de se servir de cette question comme d’une excuse pour éviter des élections qui pourraient voir le Fatah divisé les perdre.
Le mécontentement à l’égard de l’AP a été aggravé par sa position plus que passive lors des manifestations et des confrontations avec les forces israéliennes face aux projets d’expulsions forcées de familles palestiniennes dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est et lors de la guerre de 11 jours en mai entre Israël et des groupes palestiniens à Gaza, ainsi que par une enquête sur un accord de troc de vaccins entre l’AP et Israël qui a été rejeté.
Khalil Shikaki, professeur de sciences politiques et directeur du Palestinian Center for Policy and Survey Research [PCPSR], qui réalise des sondages depuis 1993, a déclaré à Al Jazeera qu’il n’avait jamais vu un tel niveau de frustration à l’égard de l’AP parmi les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.
Il a déclaré que les Palestiniens sont mécontents de la collaboration de l’AP avec l’occupation israélienne, de son administration des zones sous son contrôle en Cisjordanie, et de sa corruption et son autoritarisme croissants.
“Il existe une perception selon laquelle l’AP accepte essentiellement le statu quo, manque d’initiative et de détermination pour affronter Israël, et protège essentiellement ses propres intérêts en maintenant l’AP en vie”, a déclaré Shikaki.
Selon le plus récent sondage du PCPSR, publié le 4 juillet, si des élections présidentielles étaient organisées et que seuls deux candidats étaient désignés : Mahmoud Abbas du Fatah et Ismail Haniyeh du Hamas, le premier obtiendrait 27% et le second 59% des voix – contre 47% pour Abbas il y a seulement trois mois.
Pourtant, alors que les Palestiniens semblent absolument vouloir une changement, des élections ne sont pas prévues.
Le Fatah a suggéré un remaniement du gouvernement pour calmer les critiques – ce que Abbas aurait approuvé – ainsi que des changements dans l’appareil de sécurité et dans le corps diplomatique.
Mais Assaf a déclaré que la crise de légitimité de l’AP ne sera pas résolue par de quelconques remaniements.
“La crise subsistera tant qu’il n’y aura pas d’élections“, a-t-il affirmé.
Nous avons brisé la barrière de la peur
Entre-temps, bien qu’elles soient relativement peu nombreuses et centrées sur Ramallah et Hébron, les manifestations anti-AP se poursuivent et une autre est prévue pour le 2 août.
Selon les analystes, le Hamas s’abstient d’utiliser sa base en Cisjordanie par crainte de confrontations sanglantes avec le Fatah, à un moment où il tente de réhabiliter son image au niveau local et international. Le Fatah, dans l’ensemble, défend l’AP et s’abstient de critiquer publiquement Abbas.
Les autres partis et les indépendants sont à la tête des manifestations, mais ils représentent moins d’un quart de la population et ne disposent pas de la base et de l’appareil organisé nécessaires pour maintenir longtemps les protestations, selon Shikaki.
Le déroulement des événements post-Printemps arabe et le désir de stabilité, ainsi que les craintes en matière de sécurité, pèsent également sur bon nombre de ceux qui souhaitent le changement.
“Ils ne veulent pas risquer d’être tabassés par les services de police… Ils ne veulent pas risquer de devoir aller en prison. Ils voient ce qui se passe, même avec les journalistes lorsqu’ils sortent de leurs cellules… Certains craignent de perdre leur emploi et les conditions de vie quotidiennes sont une constante préoccupation”, a expliqué Shikaki.
Assaf, cependant, ne traîne pas les pieds… Cet homme de 71 ans, que l’on retrouve à chaque manifestation, souvent avec un haut-parleur, a déclaré qu’il était convaincu que le mouvement ferait boule de neige.
“Nous avons brisé la barrière de la peur”, nous a dit Assaf, même s’il reste prudent dans ses prévisions.
“La répression de l’AP est plus qu’une manifestation de faiblesse et de confusion. C’est, d’une manière ou d’une autre, le début d’une guerre de succession pour savoir qui prendra la relève quand Abbas ne sera plus là”, a-t-il ajouté.
29 juillet 2021 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine