Par Ramzy Baroud
Il y a de cela 14 ans, Rachel Corrie, jeune militante de l’International Solidarity Mouvement, mourrait écrasée sous les chenilles d’un bulldozer de l’occupant israélien dans la ville de Rafah. Nous publions aujourd’hui un article écrit par Ramzy Baroud en 2013, à l’occasion du 10e anniversaire de l’assassinat de Rachel.
« Papa .. Ne t’inquiète pas trop pour moi, en ce moment je suis très préoccupée par le fait que nous ne sommes pas très efficaces. Je ne me sens pas particulièrement dans une situation à risque. Rafah a paru plus calme ces derniers temps. » Voici ce qu’écrivais Rachel Corrie a écrit à son père, Craig, depuis Rafah, une ville située à l’extrémité sud de la bande de Gaza.
« Le dernier e-mail de Rachel n’a pas été daté sur le site de la Fondation Rachel Corrie. Il doit avoir été écrit peu de temps après son dernier e-mail à sa mère, Cindy, le 28 février. Rachel a été tuée par un bulldozer israélien le 16 mars 2003.
Immédiatement après sa mort si terrible, écrasée par un bulldozer de l’armée israélienne, la ville Rafah embrassa son héritage comme « martyre » pour la Palestine. C’était un hommage digne de Rachel, née dans une famille progressiste et dans la ville d’Olympie, elle-même une plaque tournante du militantisme anti-guerre, pour la justice et le progrès social. Mais Olympia est aussi la capitale de l’État de Washington. Les politiciens ici savent être tout aussi insensibles, moralement opportunistes et pro-israéliens que partout ailleurs aux États-Unis, où des hommes des femmes sur leur trente-et-un se disputent pouvoir et influences. Dix ans après la mort de Rachel, le gouvernement américain n’a toujours pas demandé de comptes à Israël. Et justice n’est pas prête d’être rendue.
Tout au long des clôtures égyptiennes et israéliennes, entourée de partout par les camps de réfugiés les plus misérables, Rafah n’a jamais cessé d’être une source de dramatiques nouvelles depuis des années. La ville d’où est parti le premier soulèvement palestinien (Intifada) en 1987 était de l’étoffe à imposer sa légende parmi les autres villes, villages et camps de réfugiés dans la bande de Gaza, comme dans le reste de la Palestine. L’armée israélienne a utilisé Rafah comme terrain d’essai pour imposer ses leçons au reste des Palestiniens. Ainsi, la liste des « martyrs » est l’une des plus longues qui soit, et il est peu probable qu’elle cesse de s’allonger de sitôt. Beaucoup parmi les meilleurs ont péri à Rafah, creusant des tunnels vers l’Égypte pour briser le blocus économique israélien qui a succédé aux élections démocratiques de 2006 en Palestine occupée. Enterrés sous des monceaux de terre, noyés dans les eaux d’égout envoyées par les Égyptiens, ou pulvérisés par des missiles israéliens, les corps de certains des martyrs de Rafah n’ont pas encore été retrouvés pour être décemment inhumés.
Rafah agonisa pendant de nombreuses années, notamment parce qu’elle était en partie encerclée par un groupe de colonies juives – Slav, Atzmona, Pe’at Sadeh, Gan Or et d’autres. Les habitants de Rafah ont vécu sans sécurité, sans liberté, et même pendant de longues périodes de temps, sans accès à la mer pourtant proche, de sorte que les colonies puissent jouir de la sécurité, de liberté de mouvement et de plages privées. Même après que les colonies aient été démantelées en 2005, Rafah est restée piégée entre la frontière et les incursions militaires israéliennes, les restrictions du côté égyptien et un blocus impitoyable. Fidèle à ses traditions, Rafah continua de résister.
Rachel et ses amis du Mouvement International de Solidarité (ISM) ont pu constaté de visu la brutalité avec laquelle l’armée israélienne menait son entreprise, et le défi que cela représentait. Rapportant depuis Rafah pour le journal britannique The Independent, Justin Huggler écrivait le 23 décembre 2003 : « Des récits de civils tués sortaient de Rafah, apparaissant dans la presse à Jérusalem presque chaque semaine. Le dernier en date, c’est une fillette de 11 ans qui a été tuée alors qu’elle rentrait de l’école le samedi ». Son article était intitulé : « A Rafah, les enfants ont grandi tellement habitués aux bruits des coups de feu qu’ils ne peuvent s’endormir sans eux ». Lui aussi « s’endormait au bruits des tirs. »
Rafah a été associée à d’autres réalités terribles, l’une étant les démolitions de maisons. Dans son rapport, “Raser Rafah“, publié le 18 octobre 2004, Human Rights Watch fournissait des chiffres choquants. Des 2500 maisons détruites par Israël dans la bande de Gaza entre 2000e et 2004, « près des deux tiers de ces maisons étaient situées à Rafah … Seize mille personnes, plus de 10% des habitants de Rafah, ont perdu leurs maisons, la plupart étant des réfugiés dont beaucoup perdaient tout pour la deuxième ou la troisième fois ». Une grande partie des destructions eurent lieu afin que les ruelles soient élargies pour faciliter les opérations de l’armée israélienne. L’arme de choix d’Israël était le bulldozer Caterpillar D9, qui surgissait souvent tard dans la nuit.
Rachel Corrie a, elle aussi, été écrasée par le même type de bulldozer fabriqué et fourni par les États-Unis et qui a, pendant de longues années terrorisé Rafah. Il n’est donc pas étonnant de découvrir, en passant par les rues de Rafah, que la plupart de ses murs sont ornés de photos et de différents graffitis représentant Rachel.
Le 16 mars dernier, et pour la dixième année consécutive, des militants se sont rassemblés à Rafah pour commémorer l’anniversaire de la mort de la jeune héroïne. Ils ont évoqué avec passion le courage et la position de la jeune américaine qui a défié un bulldozer israélien en route pour détruire une maison à Rafah, l’empêchant d’avancer dans l’accomplissement de sa sale besogne. Dix ans après, c’est une jeune fille de 12 ans qui a pris la parole pour remercier et louer le courage de la militante, tout en exhortant le gouvernement US à cesser d’approvisionner Israël en armes qui sont souvent utilisées contre les civils.
Alors que Rafah a assez souvent fait les frais de l’occupation et l’acharnement et les représailles de l’armée israélienne, son histoire et celle de Rachel était purement symbolique par rapport à la plus grande tragédie qui a, pendant de très longue années, sévi en Palestine. Et pour mieux illustrer la pratique dramatique de démolition des maisons au cours des dernières années, voici un bref résumé établi par le Comité Israélien Contre la Démolition des Maisons, repris également et publié par Al Jazeera en août 2012 :
En 2011, le gouvernement israélien a procédé à la démolition de 22 maisons à Jérusalem-Est et 222 autres en Cisjordanie, laissant ainsi environ 1200 personnes sans abri. Durant l’Opération Plomb Durci (guerre contre Gaza de décembre 2008 à janvier 2009), il a détruit 4455 maisons, ce qui a conduit au déplacement de 20.000 Palestiniens qui, par la suite, ont été incapables de reconstruire leurs foyers à cause des restrictions imposées par le blocus (d’autres rapports font état d’estimations encore plus élevées et et plus alarmantes)
Depuis 1967, le gouvernement israélien a détruit 25.000 maisons dans les territoires occupés où 160.000 Palestiniens se sont retrouvés sans toit. Les chiffres risquent d’être encore plus accablants si l’on venait à compter tous ceux qui ont été tués et blessés durant des affrontements qui éclatent au moment de la destruction de leurs maisons.
Ainsi, lorsque Rachel s’est tenue au milieu de la terre, vêtue d’un gilet orange de haute sécurité, un mégaphone à la main et tentant de dissuader un conducteur de bulldozer israélien pourtant décidé à démolir une autre maison israélienne, les enjeux étaient déjà très élevés et considérables. Son acte de bravoure qui a justement conduit à son assassinat, bien qu’il ait été diaboliquement caricaturé par des américains pro-Israël et autres médias occidentaux, est placé au cœur du conflit israélo-palestinien. L’incident qui a coûté la vie à Rachel a permis de mettre au premier plan la cruauté de l’armée israélienne, de confondre de honte le système judiciaire de Tel Aviv, de mettre la communauté internationale face à son échec total et complet à assurer une protection pour les civils Palestiniens et enfin, de placer la barre encore plus haut pour le mouvement international de solidarité.
Mais le mois d’août dernier, un tribunal israélien a prononcé son verdict qui donne particulièrement à réfléchir. Ce verdict doit également mettre fin aux rêves illusoires qui font croire que le système judiciaire qu’Israël a ajusté sur mesure est capable de faire respecter la justice que ce soit pour les Palestiniens ou pour les Américains. « Je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pas eu de négligence de la part du conducteur du bulldozer, » avait déclaré le juge Oded Gershon lors de la lecture de son verdict dans un tribunal du district de Haïfa au nord d’Israël. Les parents de Rachel avaient porté une plainte réclamant $1 symbolique pour les dommages et les frais de justice engagés. Le juge Gershon a rejeté l’action en décrivant Rachel comme une « personne qui n’était pas raisonnable. » Le juge est allé plus loin et a, une fois de plus, blâmé la victime ; une attitude adoptée envers des milliers de Palestiniens pendant de longues années. Il a conclu que « Sa mort résulte d’un accident qu’elle a provoqué elle-même. »
Il semble que la démolition des maisons, pratiquée comme forme de punition collective était juste un autre acte « raisonnable » méritant une protection juridique ; une protection qui est en effet établie par les règlements de l’occupation israélienne.
Toutefois, l’héritage de Rachel survivra nonobstant la mascarade présentée par la procédure judiciaire et bien d’autres pratiques. Son sacrifice est désormais ancré dans un vaste paysage Palestinien, ô combien caractérisé par des années d’héroïsme et de douleurs.
Deux semaines avant son assassinat, Rachel avait envoyé une lettre à sa mère lui disant : « Je pense que la liberté pour la Palestine pourrait être une incroyable source d’espoir pour tous les peuples qui luttent partout dans le monde. Je pense que la liberté constituerait une source d’inspiration pour les peuples Arabes du Moyen-Orient qui sont en train de lutter contre des régimes non démocratiques, soutenus malheureusement par les États-Unis. »
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
19 mars 2013 – Info-Palestine.eu