Par Melissa Chemam
En ce jour de commémoration du massacre de Paris, nous n’avons pas besoin de cérémonies, ni de promesses de réparation. Ce que nous appelons de nos vœux, c’est un véritable mouvement antifasciste.
“Il s’agit de la répression étatique la plus violente d’une manifestation de l’époque contemporaine en Europe occidentale “. C’est ainsi que les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster ont décrit le massacre d’Algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris le 17 octobre 1961, pendant la période connue aujourd’hui sous le nom de guerre d’Algérie.
Les manifestants – 30 000 Algériens indépendantistes – protestaient contre un couvre-feu qui avait été imposé aux “travailleurs musulmans algériens”, aux “musulmans français” et aux “musulmans français d’Algérie”. Selon l’historien Jean-Luc Einaudi, les autorités avaient décidé non seulement de stopper la manifestation, mais aussi de tuer les manifestants ; les policiers ont même jeté des manifestants vivants dans la Seine.
Pendant des années, il a été officiellement affirmé que le bilan du massacre de 1961 n’était que de trois morts. Aujourd’hui, les historiens s’accordent à dire qu’au moins 48 personnes ont été tuées par la police française cette nuit-là, mais beaucoup de gens pensent que le nombre de morts a largement dépassé la centaine.
En France, où je suis née de parents algériens quelques décennies plus tard, la guerre d’Algérie a longtemps été désignée par la litote “les événements” ou “les événements d’Algérie”. Il s’agissait pourtant de l’une des plus importantes guerres de décolonisation ; un conflit complexe caractérisé par la guérilla et l’utilisation massive de la torture par les autorités françaises, qui a duré près de huit ans et fait entre 1 et 1,5 million de morts.
Toute ma famille a fait partie de la résistance algérienne au colonialisme français. Mon grand-père paternel était un combattant politique de la liberté dans le nord de l’Algérie dans les années 1930. Mon père avait neuf ans lorsque son propre père a été tué, mais il n’en a jamais parlé devant moi, et c’est ma mère qui m’a révélé, à l’adolescence, ce traumatisme familial.
Lorsque mon père avait environ 14 ans, sa mère l’a envoyé à Paris pour trouver un emploi et avoir un meilleur avenir. Je ne sais pas grand-chose de ses premières années à Paris, si ce n’est qu’il a lutté contre la pauvreté et qu’il n’a décidé d’avoir des enfants que des décennies plus tard, lorsqu’il a obtenu un emploi mieux rémunéré.
Le 1er novembre 1954, la “Toussaint Rouge” (la “Toussaint sanglante”) se produisit, en Algérie, une série d’attaques contre les colons européens, lancées par des combattants algériens du Front de libération nationale (FLN) nouvellement formé. Ces attaques ont marqué un changement de tactique, passant de la campagne pour l’indépendance à l’action directe, et ont symbolisé le début de la guerre d’Algérie.
Les frères et cousins de mon père ont tous rejoint le mouvement de libération en Algérie, tandis que mon père, alors âgé de 20 ans, aidait depuis la France en envoyant de l’argent et des documents. Mon grand-père maternel a également soutenu le FLN depuis la France, tout en travaillant dans un café parisien pour faire vivre sa famille.
En réponse aux attaques du FLN, le gouvernement français n’a pas cherché à discuter ou à apaiser les tensions ; il a envoyé l’armée pour protéger la “République indivisible”.
La majeure partie de l’Algérie actuelle appartenait alors non seulement à l’Empire français en Afrique, mais aussi à la France elle-même. L’Algérie était divisée en provinces et départements, avec Paris comme capitale.
Le Premier ministre Pierre Mendès France avait achevé, quelques mois plus tôt, la liquidation de l’empire français en Indochine, mais il a déclaré à l’Assemblée nationale : “Les départements algériens font partie de la République française. Ils sont français depuis longtemps, ils sont irrévocablement français. … Entre eux et la France métropolitaine, il ne peut y avoir de sécession concevable.” [1]
Les gouvernements français précédents avaient déjà ordonné les massacres de manifestants autochtones musulmans en Algérie à Sétif en 1945, et la France de Mendès était prête à recommencer.
Pendant près de huit ans, le sol algérien a été le théâtre d’une guerre menée par la France. Mais le massacre de Paris d’octobre 1961 montre que la lutte s’est également déroulée en France.
Des citoyens de seconde zone
À l’époque du massacre de 1961, les Français utilisaient le terme “Algériens” pour désigner les colons français en Algérie, que l’on appelait aussi “pieds noirs” car ils étaient les seuls à porter des chaussures en cuir noir dans la colonie française de l’époque.
C’était une époque où les discriminations foisonnaient. Les Algériens de souche étaient victimes d’un racisme institutionnel, avec notamment un accès limité à la représentation politique et au marché du travail.
À Alger, il existait une “Assemblée” locale pour représenter les “Algériens/pieds noirs”, où le million de colonisateurs français et européens détenait les deux tiers des sièges parlementaires. Les neuf millions d’autochtones – un mélange de diverses ethnies berbères indigènes et d’Arabes, qui se sont installés en Algérie du 10e au 12e siècle – votaient pour élire le tiers restant de l’Assemblée.
Comme mon père, beaucoup de ces Algériens de souche sont partis en France à partir des années 1940 pour trouver du travail alors que, dans leur pays, l’industrie était sous-développée et l’agriculture et les terres globalement contrôlées par des propriétaires français.
Plusieurs décennies plus tard, les Algériens vivant en France – qu’ils soient binationaux ou immigrés de deuxième génération – ont le sentiment de ne toujours pas exister dans ce pays dominé par la rhétorique de droite et l’islamophobie, un pays où ceux qui ont des origines multiples doivent renoncer à leur culture natale pour être considérés comme français.
Tout comme dans l’ancienne assemblée coloniale algérienne qui a perduré jusqu’en 1962, les Algériens de souche et la population musulmane de France sont traités comme des citoyens de seconde zone.
Une réconciliation impossible ?
Lorsque je suis née en 1980 – la première de ma famille à être née en France – le racisme à l’égard des Nord-Africains était très répandu. Mon père évitait de parler kabyle en public (et même à la maison) et ma mère me racontait comment, lorsque nous avions déménagé en banlieue parisienne en 1981, nos voisins avaient essayé de dissuader le propriétaire de nous louer un logement.
Malgré la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 – ou “Marche des Beurs” comme l’ont appelée les médias français, en utilisant un terme argotique qui désignait les Arabes dont les parents ou grands-parents étaient nés en Afrique du Nord -, les conditions ne se sont jamais vraiment améliorées et les autorités françaises ont toujours soigneusement éludé le sujet de la guerre d’Algérie et de son héritage.
Lors de sa campagne électorale en 2017, le président français Emmanuel Macron a promis d’améliorer les relations algéro-françaises. Au cours des 12 derniers mois, cependant, il a attisé les tensions, à tel point que le 2 octobre, les autorités algériennes ont rappelé leur ambassadeur à Paris.
Le conflit a commencé lorsque M. Macron a accusé les autorités algériennes de vivre d’une “rente mémorielle” alimentée par un “système politico-militaire” qui, selon lui, utilise la colère contre l’ancienne puissance coloniale pour contrôler sa population.
M. Macron a de nouveau suscité la controverse lors d’un événement public organisé pour les petits-enfants des combattants de la guerre au début du mois, lorsqu’il a déclaré que l’Algérie n’était pas une nation avant la colonisation française et que l’Empire ottoman avait également été un “colonisateur” mais n’avait pas été blâmé autant que la France [2].
Samedi, un jour avant le 60e anniversaire du massacre de Paris, il a finalement dénoncé les tueries comme des crimes “inexcusables” mais n’a pas présenté d’excuses pour le massacre.
Adoptant une autre approche, Anne Hidalgo, la maire de Paris et candidate aux élections présidentielles de l’année prochaine, a organisé un événement commémoratif , le 17 octobre 2021, au cœur de la capitale, près du Pont Saint-Michel.
J’habitais auparavant à cinq minutes du Pont Saint Michel et j’ai reçu une invitation à la cérémonie. Bien que parisienne pendant la majeure partie de ma vie, je vis aujourd’hui en Angleterre, ce qui fait que je peux écrire sur ces questions postcoloniales qui restent taboues en France. Mais, si j’avais été à Paris, y serais-je allé ? Probablement, car je souhaite effectivement une réconciliation entre le pays où je suis née et celui de mes parents.
Mais franchement, les petites cérémonies ne suffisent pas. Pas à ce stade, alors que l’extrême droite est en tête dans les sondages, et que certaines publications diffusent une haine raciste principalement dirigée contre la population musulmane, qui est estimée à environ cinq millions de personnes en France (même si les statistiques ethniques et religieuses sont interdites, au nom de la lutte contre la discrimination).
A ce stade, ce que je souhaite, ce ne sont pas des cérémonies ni même des réparations. La discrimination et le racisme permanents à l’égard des Maghrébins, la récente décision de réduire le nombre de visas pour les personnes originaires des anciennes colonies, les cas de brutalité policière ayant entraîné la mort de personnes de couleur et le discours constant alimentant l’islamophobie montrent que ce dont nous avons besoin, c’est d’un grand mouvement antifasciste. Quelques voix ont émergé pour dénoncer cette islamophobie ; elles doivent être amplifiées et non réduites au silence.
Une colonisation qui dure toujours
Ce mois-ci, l’historienne française et spécialiste de l’Algérie Malika Rahal a déclaré qu’elle avait été censurée par l’hebdomadaire l’Express après que le contenu d’une interview qu’elle lui avait accordé a été jugé trop polémique. “Après m’avoir demandé une interview sur les propos de Macron sur l’histoire algérienne, il y a quelques jours, L’Express a fait le choix éditorial de ne pas la publier”, a-t-elle écrit dans un message posté sur sa page Facebook.
Elle est pourtant l’une des rares femmes d’origine nord-africaine à être incluse dans les débats sur les conséquences durables de la colonisation française. La plupart des universitaires du pays continuent à discuter de la “décolonisation des études françaises” sans inclure aucun Algérien français. Il semble que pour les intellectuels et les politiciens français, les questions postcoloniales n’existent tout simplement pas.
Rahal a récemment écrit qu’il est important de se rappeler que : “L’Algérie est un cas unique parmi les mouvements de décolonisation : Il n’existe aucun autre exemple de décolonisation faisant suite à une colonisation de peuplement aussi longue, avec un pourcentage aussi élevé de colons européens.”
Elle ajoute : “Les territoires qui ont été colonisés pendant de plus longues périodes et avec des pourcentages plus élevés de populations européennes, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou la Nouvelle-Calédonie, n’ont pas connu l’indépendance ou la décolonisation. L’Algérie incarne donc un cas limite d’une longue colonisation aux effets profonds dont nous avons pu nous libérer, et c’est une expérience constitutive pour le pays et ses habitants.”
Soixante ans après le 17 octobre 1961, le problème est que le gouvernement français refuse toujours d’envisager la réconciliation avec l’Algérie sur un pied d’égalité. Tant que les autorités françaises refuseront de reconnaître les crimes, les tortures et les violations des droits de l’homme perpétrés en Algérie, la réconciliation restera impossible.
Étant donné que presque aucun progrès dans ce sens n’a été accompli en 60 ans, on peut se demander si cela arrivera jamais.
Notes :
[1] Extrait du discours du 12 novembre 1954 de Mendès-France devant l’Assemblée Nationale : … « Vous pouvez être certains, en tout cas, qu’il n’y aura, de la part du Gouvernement, ni hésitation, ni atermoiement, ni demi-mesure dans les dispositions qu’il prendra pour assurer la sécurité et le respect de la loi. Il n’y aura aucun ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas doit le savoir. On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité, l’intégrité de la République. Les départements d’Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français depuis longtemps et d’une manière irrévocable. Leurs populations qui jouissent de la citoyenneté française et sont représentées au Parlement, ont d’ailleurs donné, dans la paix comme autrefois dans la guerre, sans distinction d’origine ou de religion, assez de preuves de leur attachement à la France pour que la France à son tour ne laisse pas mettre en cause cette unité. Entre elles et la métropole il n’y a pas de sécession concevable. »
[2] Citation exacte : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? C’est ça la question (…) Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. »
Auteur : Melissa Chemam
17 octobre 2021 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet