Vouloir sortir de Gaza, c’est tomber en enfer!

Rafah
Attente sans fin au poste frontière de Rafah - Photo : Ezz Al Zanoon/Activestills.org

Par Asmaa al-Ghoul

En juillet 2015, dans le complexe officiel Abu Khadra – le centre administratif pour tous ceux qui veulent quitter la bande de Gaza par Rafah – dans la ville de Gaza, j’ai demandé une autorisation de quitter le territoire et je me suis retrouvée moi-même numéro 10962 dans la liste d’attente.

Chaque fois que les autorités égyptiennes annonçaient la réouverture du passage de Rafah, je savais que mon tour était peu probable en raison de la traversée douloureusement lente par le passage frontalier. Mais le 1er juin, les autorités égyptiennes ont annoncé que le passage serait ouvert et ont publié le nombre de voyageurs autorisés à passer. Mon tour était inscrit le quatrième et dernier jour de l’ouverture du poste frontalier, le dimanche 5 juin.

Pouvoir sortir de Gaza dépend plus que jamais de la chance et de la convergence de nombreux facteurs. Comme tous les bus des premier et deuxième jours d’ouverture, n’ont pas été autorisés à passer en raison d’obstacles posés par les autorités égyptiennes, cela repoussait d’autant mon temps de départ prévu, et tout dépendait à présent de la chance pour pouvoir traverser la frontière le quatrième jour.

Le 5 juin est arrivé. A 5 heures 30 du matin, j’ai entamé mon voyage vers le sud. Les forces de sécurité du Hamas essayaient de maintenir un minimum d’ordre pour faciliter le passage de dizaines de milliers de voyageurs qui s’efforçaient de passer à travers le goulot d’étranglement.

Mon numéro m’a assigné au premier bus dans lequel je suis monté à 7 heures. Pendant ce temps, une nouvelle courait parmi la foule qui attendait, selon quoi une autre classe de bus transportant des gens qui ont payé des intermédiaires palestiniens jusqu’à 3000 dollars chacun, avait été autorisée à contourner la ligne et à sortir.

L’agence Felesteen a révélé le 7 juin que depuis le début de 2016, les opérateurs indépendants de ces bus avaient amassé 5,4 millions de dollars au cours des neuf jours où la traversée a été autorisée cette année.

Au fil des années, j’ai vu beaucoup de gens dire adieu à leurs proches au point de passage de Rafah, mais cette fois-ci, les adieux semblaient différents, plus définitifs. Depuis que le président égyptien affilié aux Frères musulmans, Mohammed Morsi, a été renversé en juillet 2013, les autorités égyptiennes ont gardé le passage presque complètement bouclé – pour punir le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza et est considéré comme un bras des Frères musulmans – en le rouvrant tous les quelques mois et pour seulement quelques jours.

En octobre 2014, 34 soldats et officiers égyptiens ont été tués et des dizaines ont été blessés après que des hommes armés aient attaqué un poste de contrôle militaire. Le président Abdel Fattah al-Sisi a alors déclaré l’état d’urgence dans certaines régions du nord du Sinaï pour une première période trois mois, puis l’a étendue depuis.

Gaza traverse actuellement certains des jours les plus durs du siège en cours depuis 2007, avec de très strictes conditions imposées aux voyageurs qui veulent traverser le passage d’Erez/Beit Hanoun entre la bande de Gaza et Israël. Le passage de Rafah est presque toujours fermé, tandis que le processus de reconstruction [après les bombardements israéliens de juillet et août 2014] fait face à des retards et que les taux de pauvreté augmentent et que les prix montent en flèche.

La mère du jeune Mosleh al-Darbi, 19 ans, se tenait à côté de nous, disant adieu à son fils avec des larmes coulant sur ses joues. Il ne va pas loin – juste l’Université de Minia en Égypte pour suivre ses cours à l’école de médecine. Le bus avait à peine avancé de quelques mètres quand une voix a crié « Mosleh, Mosleh. » C’était sa mère qui a couru après le bus et a sauté à l’intérieur pour une dernière étreinte, sachant très bien que ce sera pratiquement impossible pour lui, avant longtemps, de revenir ou pour elle de quitter Gaza pour lui rendre visite.

La mère de Mosleh n’était pas la seule, et les adieux pleins de larmes étaient la norme autour de nous.

Notre bus s’est arrêté à la borne de contrôle à la frontière palestinienne où nous avons débarqué et attendu une heure. Les membres du personnel palestiniens ont tenté de rendre notre attente confortable, distribuant gratuitement des bouteilles d’eau. Enfin, un officier palestinien a expliqué : « Les autorités égyptiennes ont demandé que le bus transportant les titulaires de passeports égyptiens passent en premier. »

Il y avait des sourires tout autour alors que nous retournions à l’autobus. Nous avons avancé quelques mètres, mais le bus s’est arrêté à nouveau, sous des arbres de quinquina. Nous avons débarqué et avons attendu une heure, les tout-petits s’épuisant dans la chaleur tandis que leurs mères aspergeaient leurs visages avec de l’eau.

Il était 11 heures, soit 10 heures à l’heure égyptienne. Les passagers ont commencé à faire connaissance, des journalistes parmi eux prenant des photos. Puis nous sommes tous retournés dans le bus où le bruit du moteur qui démarre était devenu le son de l’espoir. Nous avons avancé encore de quelques mètres avant de nous arrêter une fois de plus, cette fois en face d’un tank égyptien qui gardait la porte principale.

Nous sommes restés dans la chaleur pendant deux heures tandis que d’autres bus s’entassaient derrière nous sous les arbres de quinquina.

Le désespoir emplissait nos cœurs tandis que 13 heures approchait. Enfin, un officier égyptien en civil s’est approché, se tenant devant le tank et faisant signe au bus d’avancer au milieu des cris de joie des passagers. Nous sommes finalement entrés dans le terminal frontalier égyptien. Le signal du réseau mobile palestinien a disparu et tout le monde a poussé un soupir de soulagement de quitter enfin Gaza – mais notre répit était de courte durée.

A l’intérieur du terminal égyptien, il n’y avait pas même un semblant d’organisation ou de propreté. Des immondices s’entassaient partout et les poubelles débordaient. Des centaines de passeports, y compris le mien, avaient été déposés le jour précédent et se retrouvaient empilés sur des chaises vides, tandis que nous devions attendre que nos noms soient appelés.

Entourée de ses trois filles, Umm Yara m’a dit : « Nous avons dormi ici la nuit dernière parce qu’ils ont perdu nos passeports, qu’ils promettent maintenant de chercher. Jusque-là, nous avons attendu. »

Le terminal était surpeuplé et le bruit insupportable. Un officier égyptien a insulté l’une des mères et un autre a menacé un jeune homme de lui interdire de voyager. Insulter les voyageurs semblait tout à fait délibéré, bien que personne ne fut assez courageux pour se plaindre.

J’ai attendu d’être appelée. La plupart de ceux inscrits devant moi ont été empêchés d’entrer en Égypte et transportés directement à l’aéroport, car ils avaient des visas étrangers et des permis de séjour leur permettant de se rendre dans d’autres pays. D’autres étaient autorisés à entrer en Égypte. Tout cela étant à la seule et totale discrétion de l’officier sur place…

La plupart des familles et des jeunes qui avaient des visas et des passeports étrangers, étaient emmenés directement à l’aéroport pour le transit vers ces pays. Ils seront ensuite placés dans de petites pièces comme des cellules de prison, avec des gardes à la porte, jusqu’à ce qu’arrive le moment leurs vols.

Quant aux non-Égyptiens qui ne sont pas en transit vers un endroit hors d’Égypte, ils ont besoin de quelqu’un pour coordonner spécialement leur entrée en Égypte. Sans cette coordination, ils sont ramenés à Gaza.
Après une attente de plusieurs heures, mon nom a fini par être appelé. J’ai pu alors sortir du terminal égyptien vers 17 heures et je me suis efforcée de trouver une voiture qui me ferait traverser le nord du Sinaï avant que le couvre-feu de 19 heures ne soit en vigueur.

Je pensais que mes épreuves étaient terminées, mais le voyage habituellement de sept heures jusqu’au Caire a pris 12 heures en raison des nombreux barrages routiers placés par l’armée égyptienne et d’autres forces de sécurité. Mes bagages ont été fouillés plusieurs fois, et mon passeport inspecté si souvent que je ne le compte plus. Au barrage Maydan, à l’ouest d’El-Arish, les soldats ont tiré en l’air, nous faisant horriblement peur. Le conducteur, qui vit à el-Arish, a expliqué : « Ils craignent les attaques des factions armées, surtout la nuit. »

Les pieds fatigués et endoloris dans mes chaussures, j’ai attendu le ferry qui doit emporter les voitures à Ismailia sur la rive opposée du canal de Suez, où, selon mon chauffeur, il n’y a plus des barrages routiers et où la situation est moins risquée.

A bord du ferry, même la brise semblait différente. La plupart de ceux qui ont pris ce premier bus de Gaza étaient là, et nous nous sommes salués, nous félicitant mutuellement d’avoir réussi à passer à travers tout ce labyrinthe.

Debout sur le pont, le jeune Mosleh contemplait les eaux miroitantes, avec peut-être en tête les yeux pleins de larmes de sa mère qui se lamentait de le voir partir.


28 juin 2016 – Al-Monitor – Traduction de l’anglais : Lotfallah