Le même son de cloche inquiétant est de plus en plus entendu à Washington et dans quelques capitales européennes ces jours-ci, et s’est fortement répandu dans les médias occidentaux. Il appelle à la partition de la Syrie par l’établissement de zones autonomes intérimaires pour les différents groupes ethniques et religieux, comme solution préliminaire à la crise syrienne.
J’ai personnellement participé à un certain nombre de programmes de discussion au cours desquels j’ai été surpris d’entendre cette proposition répétée sous différentes formes, notamment par des experts américains impliqués dans la conférence internationale sur la guerre contre le terrorisme tenue plus tôt ce mois-ci à Washington.
Le nouveau secrétaire d’État américain, James Tillerson, un nouveau venu à la politique, a articulé dans des termes assez édulcorés le plan qui est actuellement et rapidement mis en œuvre sur le terrain par l’armée américaine. Il a déclaré que les États-Unis établiraient des “zones provisoires de stabilité” en Syrie, tout en ajoutant que celles-ci seraient différentes des “zones de sécurité” que l’opposition syrienne demande, et que “leur objectif est de permettre aux réfugiés syriens de revenir chez eux”.
Pour le dire plus brutalement et brièvement: le partage de la Syrie pourrait commencer par la ville d’al-Raqqa et ses environs – et cela pourrait servir de première étape – sous le prétexte officiel de la protection des réfugiés – dans l’imposition du changement de régime. C’est précisément ce qui a été fait en Libye, lorsque la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU demandant la protection des civils a servi de couverture pour bombarder le pays et renverser son régime.
Qu’il s’agisse de la capture du barrage et de la base aérienne de Tabaqa par les forces américaines (300 troupes au sol) soutenues par le SDF kurde (Forces démocratiques syriennes) sous prétexte d’empêcher l’effondrement ou la destruction du barrage, de la prise de contrôle de l’écoulement de l’eau de l’Euphrate depuis la région de Jarablos en amont, ou de la coupure de toutes les voies d’approvisionnement de l’État islamique (IS) au nord-est… toutes ces étapes sont préliminaires vers la mise en place de la première zone autonome parrainée par les États-Unis dans la province de Al-Raqqa.
Les forces américaines ont entre-temps coupé la route vers Al-Raqqa depuis Alep pour empêcher toute tentative de l’armée syrienne et de ses alliés de progresser vers la ville et de participer à sa libération. Cela faisait partie des préparatifs de l’assaut général que le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, aurait dévoilé le mois prochain. Les Américains et leurs alliés occidentaux veulent éviter à tout prix de faire face à des partenaires russes ou syriens à al-Raqqa. Les troupes britanniques et françaises vont donc se déployer à Tabaqa pour rejoindre l’armée américaine en entrant dans la capitale de L’État islamique et en la “nettoyant” complètement avec l’aide des forces kurdes.
Selon les rapports occidentaux, Trump envisage déjà de célébrer de façon anticipée cette grande victoire. Il peut même se rendre personnellement dans la ville après sa “libération” si tout se déroule comme souhaité – bien que nous ayons nos doutes à ce sujet.
Le plan serait que la ville soit transférée sous le contrôle des tribus arabes locales, alors que l’ancien chef de l’opposition syrienne, Ahmad al-Jarba, devrait être parachuté comme “leader”. Il est l’un des cheikhs de l’immense tribu Shummar et a formé une armée tribale qui compte 5000 combattants. Il pourrait avoir un rôle similaire à celui du prince saoudien Khaled bin Sultan, commandant des forces arabes qui ont été transférées dans la ville du Koweït après que les forces irakiennes aient été expulsées par la puissance de feu américaine en 1991.
Il est prématuré d’évaluer les perspectives de succès ou d’échec de ce plan – ou si ses auteurs ont une idée claire de leurs objectifs à plus long terme, en particulier en ce qui concerne le changement de régime à Damas (compte tenu des signaux récents de l’administration Trump que ce ne serait plus une priorité américaine).
Néanmoins, de nombreuses questions peuvent être soulevées. Surtout, Ahmad al-Jarba et sa milice seront-ils capables de gérer cette enclave ? Est-ce que les autres tribus accepteront son leadership supposé ? Est-ce que le SDF lui fera ce cadeau sans frais et sans rien en retour – ayant subi de lourdes pertes dans la lutte pour libérer la ville et son arrière-pays ? Et le quiproquo ne sera-t-il pas de fait la création d’une zone kurde sur la frontière syrienne-turque ?
L’histoire nous a appris que chaque fois que les forces américaines entrent dans un pays arabe ou du Moyen-Orient, elles rencontrent une résistance féroce et subissent de nombreuses pertes en conséquence, même si c’est après un certain temps. C’est ce qui s’est passé à Beyrouth en 1982, à Mogadiscio en 1994 et à Bagdad en 2003. Nous ne devrions pas nous attendre à ce que les villes syriennes, et plus précisément al-Raqqa, soient une exception. Nous ne devons pas non plus oublier que c’est l’intervention militaire américaine en Irak qui a semé les premières graines de l’IS et que c’est l’intervention militaire américaine en Afghanistan dans les années 80 qui a engendré Al-Qaïda.
L’intervention militaire semble facile sur papier. Mais il ne sera pas simple de faire d’Al-Raqqa, de la capitale de l’État islamique, le siège d’une autorité autonome hybride dans le cadre d’un schéma de partition de la Syrie.
* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai al-Yaoum. Il est l’auteur de L’histoire secrète d’al-Qaïda, de ses mémoires, A Country of Words, et d’Al-Qaida : la nouvelle génération. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan
2 avril 2017 – Raï al-Yaoum – Traduction : Chronique de Palestine