Par Ahmed Twaij
L’ancienne secrétaire d’État américaine, qui a un jour admis publiquement qu’elle pensait que la mort d’un demi-million d’enfants irakiens en « valait la peine », n’avait rien à voir avec « la démocratie et les droits de l’homme ».
Souvent, après la disparition de personnalités politiques, leurs bilans troublants sont blanchis à la chaux au nom du respect de leur mémoire et des sentiments de leurs familles. Le décès ce mercredi de l’ancienne secrétaire d’État américaine Madeleine Albright n’a pas fait exception.
Les médias occidentaux ont répondu à l’annonce de sa mort par une pléthore de nécrologies faisant l’éloge de ses réalisations. D’innombrables déclarations ont été publiées, par des gouvernements, des institutions et des personnalités publiques, célébrant la politicienne « pionnière » pour avoir été la première femme à occuper le poste de secrétaire d’État et pour avoir reçu la Médaille présidentielle de la liberté.
L’ancien président Bill Clinton, sous qui Albright a eu le plus haut poste dans la diplomatie américaine, et été jusqu’à la qualifier de « force passionnée pour la liberté, la démocratie et les droits de l’homme ».
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Le président Joe Biden, quant à lui, a proclamé [dans un moment d’éveil] qu’elle « a toujours été une force pour la bonté, la grâce et la décence – et pour la liberté ».
Mais pour moi, en tant qu’Irakien, la mémoire d’Albright sera à jamais entachée par les sanctions sévères qu’elle a contribué à imposer à mon pays à une époque où il était déjà dévasté par des années de guerre. Des millions d’Irakiens innocents ont terriblement souffert et des centaines de milliers sont morts à cause des sanctions qui, en fin de compte, n’ont atteint presque aucun des objectifs politiques de Washington.
Puisque l’on parle aujourd’hui d’Albright, il faut alors également nous souvenir de ces vies innombrables irakiennes innocentes perdues à cause de ses décisions politiques.
Le souvenir le plus marquant d’Albright que j’ai dans mon esprit est celui d’une interview qu’elle a donnée à CBS 60 Minutes en 1996.
Dans cette interview désormais emblématique, la journaliste Lesley Stahl a interrogé Albright – alors ambassadeur des États-Unis auprès des Nations Unies – sur l’effet catastrophique que les très dures sanctions américaines imposées après l’invasion du Koweït par l’Irak ont eu sur la population irakienne.
« Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants [irakiens] sont morts. Je veux dire, c’est plus d’enfants que de morts à Hiroshima », a dit Stahl, « Et, vous savez, est-ce que le prix en vaut la peine ?
“Je pense que c’est un choix très difficile”, a répondu Albright, “mais le prix, nous pensons, le prix en vaut la peine.”
Avec cette réponse, Albright a montré qu’elle considérait les enfants irakiens comme rien de plus que du fourrage jetable dans un conflit entre l’administration américaine et les dirigeants irakiens.
Elle a démontré, sans laisser de place au doute, qu’elle n’avait aucune humanité – qu’elle ne pouvait et ne pourrait jamais prétendre être « une force de bonté, de grâce et de décence ».
Je me souviens très bien de l’époque des sanctions en Irak. Il était presque impossible de maintenir le contact avec les membres de la famille et les amis dans le pays, car les services téléphoniques restaient très limités. Lorsque j’ai visité l’Irak, à ma grande surprise, j’ai constaté que même les produits les plus élémentaires – comme le lait – étaient introuvables sur les marchés locaux.
Les gens étaient affamés et désespérés.
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Les États-Unis avaient en effet imposé des sanctions à l’Irak pour prétendument punir le régime de Saddam Hussein, mais ce sont des civils innocents, pas les responsables du régime qui ont souffert.
Les sanctions ont poussé les masses déjà en difficulté dans une pauvreté plus profonde, mais n’ont affecté que marginalement les riches, creusant les écarts dans le pays.
Alors que les Irakiens pauvres luttaient pour mettre de la nourriture sur leurs tables, le président Hussein et son entourage ont maintenu leur style de vie somptueux. Malgré des sanctions paralysantes, le président a réussi à construire 80 à 100 résidences de luxe durant son mandat.
En 2003, on estime que près de 1,5 million d’Irakiens, principalement des enfants, étaient morts des suites directes des sanctions.
Et ce bilan dévastateur n’était guère surprenant, ni inattendu.
Les sanctions, mises en œuvre en août 1990 par la résolution 661 du Conseil de sécurité des Nations Unies, comprenaient un embargo financier et commercial total. Non seulement l’Irak s’est vu interdire d’exporter du pétrole (sa principale source de revenus) sur le marché mondial pendant plusieurs années, mais il s’est également vu interdire d’importer des produits de l’étranger.
Cette interdiction comprenait des équipements de santé et des médicaments, ce qui s’est traduit par des souffrances incommensurables pour les Irakiens ordinaires, mais n’a exercé aucune pression immédiate sur le régime de Hussein.
“Les équipements de radiothérapie, les médicaments de chimiothérapie et les analgésiques demandés sont systématiquement bloqués par les conseillers américains et britanniques [au Comité des sanctions de l’ONU]”, a expliqué le professeur Karol Sikora, alors chef du programme de lutte contre le cancer de l’Organisation mondiale de la santé, dans un article de 1999, publié dans le British Medical Journal. “Il semble y avoir une idée plutôt ridicule que de tels agents pourraient être convertis en armes chimiques ou autres.”
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Selon l’UNICEF, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance, le taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans a dépassé les 4000 par mois en raison du manque de nourriture et de médicaments de base causé par les sanctions – c’est-à-dire que jusqu’à 200 bébés et tout-petits mouraient de morts évitables par jour.
Plusieurs responsables de l’ONU ont démissionné au fil des années pour protester contre cette politique de sanctions désastreuse, inefficace et meurtrière, mais Albright, la « force passionnée de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme », pensait que tout cela « en valait la peine ».
Pour aggraver les choses, 13 ans après la mise en place des sanctions pour faire pression sur le régime irakien, les États-Unis ont quand même choisi d’envahir mon pays riche en pétrole sous prétexte que Hussein aurait réussi à amasser des armes de destruction massive malgré l’embargo.
Les années de souffrance n’ont servi à rien – les sanctions n’avaient rien fait d’autre que dévaster des millions d’Irakiens qui n’avaient rien à dire sur les actions de ceux qui les dirigeaient.
Donc, avant d’écrire ou de republier des articles sur Albright et à quel point il serait merveilleux de voir des femmes repousser les limites et briser les plafonds de verre en politique, prenez une minute pour savoir ce qu’elle a choisi de faire avec le pouvoir qu’elle avait – comment elle a œuvré pour la destruction et la souffrance de mon peuple.
Aujourd’hui, alors que les sanctions imposées au Venezuela causent toujours des milliers de morts parmi les plus pauvres du pays et que les sanctions sur la Russie se font de plus en plus fortes, nous ne pouvons pas nous permettre de blanchir les crimes d’Albright.
Auteur : Ahmed Twaij
* Ahmed Twaij est un journaliste et cinéaste indépendant qui se concentre principalement sur la politique américaine, la justice sociale et le Moyen-Orient. Son compte Twitter.
25 mars 2022 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine