Par Yumna Patel
Presque tous les jours, les Palestiniens sont réveillés par la nouvelle qu’Israël a arrêté ou assassiné un des leurs. C’est l’horrible réalité de la vie sous l’Occupation israélienne.
Aujourd’hui était un de ces matins dévastateurs.
Les Palestiniens ont été choqués d’apprendre que Shireen Abu Akleh, journaliste palestinienne chevronnée et correspondante d’Al Jazeera, a été tuée par les forces israéliennes alors qu’elle couvrait un raid de l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée.
Abu Akleh était une icône palestinienne dont la voix et le visage familiers étaient entrés dans des millions de foyers palestiniens et arabophones du monde entier depuis plus de deux décennies.
Elle était l’une des courageuses voix palestiniennes qui ont couvert l’incursion meurtrière d’Israël dans le camp de réfugiés de Jénine en 2002, qu’elle a décrite dans un article l’année dernière, en ces termes:
« Jénine a une place à part dans ma carrière et dans ma vie personnelle. C’est la ville qui me remonte le moral et m’aide à voler. Elle incarne l’esprit palestinien qui parfois tremble et tombe, mais qui, au-delà de toute attente, se relève pour poursuivre son vol et ses rêves. »
Aujourd’hui, 20 ans plus tard, Abu Akleh a été tué à l’endroit même où elle a vaillamment couvert la résistance palestinienne à l’occupation pendant toutes ces d’années.
Les journalistes délibérément pris pour cible
Les vidéos, qui sont sorties sur le moment où Abu Akleh a été abattue, donnent froid dans le dos. Les cris affolés de ses collègues résonnent sur l’écran où on voit Abu Akleh, qui porte toujours son casque et son gilet pare-balles bleu marqué des mots « PRESS », allongée face contre terre près d’un arbre.
Un jeune Palestinien parvient à sauter une barrière et à mettre son corps en sécurité, tandis que des coups de feu retentissent en arrière-plan.
Selon les journalistes qui étaient postés autour d’Abu Akleh, le groupe était clairement identifié comme Presse et s’était fait connaître des forces israéliennes dans la zone.
Malgré leur identification claire, Abu Akleh a reçu une balle au visage et un autre journaliste palestinien a reçu une balle dans le dos.
Les Israéliens prétendent qu’Abu Akleh a été touchée par des tirs palestiniens, mais les journalistes présents sur les lieux affirment que c’est un sniper israélien qui les a pris pour cible.
Le meurtre d’Abu Akleh est abominable, mais il n’a rien de surprenant.
Cela fait des décennies qu’Israël prend pour cible les journalistes palestiniens qui couvrent le territoire palestinien occupé, assassine des dizaines de reporters et en blesse et emprisonne des centaines d’autres.
Le meurtre d’Abu Akleh fait immédiatement resurgir le souvenir de notre collègue Yaser Murtaja, un jeune journaliste palestinien de Gaza qui a été abattu en 2018 par des snipers israéliens alors qu’il couvrait les manifestations de la Grande Marche du retour.
Murtaja, comme Abu Akleh, était clairement identifié comme Presse, et a été assassiné alors qu’il portait son gilet pare-balles bleu.
Le groupe palestinien de défense des droits de l’homme Al-Haq a constaté que, pendant les manifestations de la Grande marche du retour, les forces israéliennes tiraient délibérément, à balles réelles, sur les journalistes palestiniens.
Les journalistes qui couvrent, comme nous, la Cisjordanie occupée, sont habitués à être attaqués par les forces israéliennes. Lors des manifestations ou des affrontements en Cisjordanie, les journalistes sont souvent la cible de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et de balles réelles.
Quand les attaques israéliennes contre les journalistes ne sont pas mortelles, elles peuvent entraîner des blessures qui mettent leur vie en danger ou des handicaps à vie. En 2019, le journaliste palestinien Muath Amarneh a perdu un œil après que les forces israéliennes lui ont tiré dessus avec une balle en acier recouvert de caoutchouc.
Selon le Syndicat des journalistes palestiniens (PJS), depuis l’occupation par Israël de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza en 1967, on estime que 86 journalistes palestiniens ont été tués. Plus de la moitié ont été assassinés depuis 2000.
Rien qu’entre 2020 et 2022, PJS affirme que six journalistes palestiniens ont été assassinés en Cisjordanie et à Gaza occupées.
L’éternelle impunité d’Israël
Il est déjà horrible de savoir qu’Abu Akleh n’est pas le premier reporter palestinien à être tué par Israël, mais il est encore plus révoltant de savoir qu’elle ne sera sûrement pas le dernier et qu’il n’y a pratiquement aucune chance pour elle et sa famille d’obtenir justice. Pour les Palestiniens, la justice n’est qu’un rêve sans espoir.
Toutes les manifestations de « tristesse », tous les appels à une « enquête » sur sa mort de la part d’Israël ou de l’un de ses soutiens – y compris les États-Unis – sont d’hypocrites déclarations de convenance sans aucun effet.
La machine de propagande d’Israël travaille déjà à plein régime pour détourner les responsabilités et rejeter le blâme sur ses victimes.
Le gouvernement fait circuler des vidéos à l’authenticité douteuse, qui prétendent que ce sont des tirs palestiniens qui ont tué Abu Akleh, et ce malgré les innombrables témoignages de journalistes présents sur les lieux, qui témoignent qu’ils se trouvaient loin des combattants palestiniens, et que, par conséquent, ce sont forcément des tirs israéliens qui l’ont tuée.
Pour donner le sentiment que le gouvernement israélien coopère et rejeter la faute sur les Palestiniens, le Premier ministre Naftali Bennett a déclaré : « J’ai appelé les Palestiniens à mener une analyse et une enquête pathologiques conjointes, qui se baseraient sur toute la documentation et les résultats existants, afin de faire éclater la vérité. Mais jusqu’ici, les Palestiniens ont refusé notre offre ».
En effet, comment peut-on attendre d’Israël qu’il mène une enquête honnête alors qu’il s’est déjà absous du crime ?
Nous avons vu ces mêmes tactiques employées maintes et maintes fois. Dans les rares cas où Israël lance une enquête sur le meurtre d’un Palestinien, ces “enquêtes” sont presque toujours classées.
Comme l’a dit précédemment B’Tselem, la principale organisation israélienne de défense des droits de l’homme, “à part une poignée de cas, impliquant généralement des soldats de rang inférieur, personne n’a jamais été jugé pour avoir blessé, maltraité ou tué des Palestiniens”.
Israël viole constamment les lois internationales relatives aux droits humains dans les territoires occupés, mais il est rare que les États tiers et les institutions internationales chargées de garantir et d’appliquer la justice lui demandent des comptes.
L’absence de volonté politique de la part des dirigeants, des institutions et des agences du monde entier d’obliger Israël à rendre des comptes pour ses crimes a été pleinement démontrée l’année dernière lorsque Israël a bombardé la tour al-Jalaa à Gaza, qui abrite les bureaux des médias d’Al Jazeera et de l’Associated Press.
Tant qu’Israël continuera à bénéficier d’une totale impunité, à commettre des violations des droits de l’homme sans que la communauté internationale n’y trouve rien à redire, nous verrons inévitablement se reproduire l’horreur dont nous avons été témoins aujourd’hui.
Auteur : Yumna Patel
* Yumna Patel est directrice de l'information sur la Palestine pour la publication américaine Mondoweiss. Elle est basée à Bethléem, en Cisjordanie occupée et fait des reportages sur le territoire depuis plusieurs années. Son compte twitter.
11 mai 2022 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet