Par Hamid Dabashi
Des décennies de lutte anticoloniale ont façonné une conscience collective qui transcende la religion et la politique.
L’horrible sort des Palestiniens est d’être assassinés par les Israéliens pour le péché singulier de chercher à libérer leur patrie ancestrale, occupée depuis des décennies par des colons européens.
Cet état de fait, qui perdure même après qu’il a été mis fin, depuis des générations, à beaucoup d’autres barbaries coloniales européennes dans le monde, est d’une horreur qui dépasse l’entendement.
Même lorsque les Palestiniens ne cherchent pas activement à se libérer de l’oppression et se contentent de vivre leur vie misérable – en faisant leur devoir de parents, d’enseignants, d’infirmiers ou de journalistes – ils continuent d’être victimes de bombardements aveugles ou d’assassinats ciblés par les forces israéliennes.
Les Israéliens mutilent et assassinent ; les Palestiniens souffrent ; les États-Unis et l’Union européenne soutiennent inconditionnellement les meurtriers ; les dirigeants arabes détournent le regard ; et le monde entier est atterré par ces crimes.
Les journalistes palestiniens, ostracisés, depuis des décennies, par les médias dominants, tous pro-israéliens, aux États-Unis (sur cette question, les médias étasuniens, de Fox News au New York Times, sont tous sur la même longueur d’onde) comme en Europe (avec en tête la BBC), sont désormais une des cibles principales des forces d’occupation israéliennes.
Il faut à tout prix empêcher les Palestiniens, qu’ils soient journalistes professionnels ou pas, de raconter ce qu’ils subissent. Il faut les faire taire, les réduire au silence.
Malgré tout, aujourd’hui, le public occidental parvient à accéder à la vérité palestinienne (au lieu de la « narration », comme on appelle couramment la version officielle) grâce à des journalistes palestiniens professionnels, des penseurs critiques, des historiens et des universitaires du monde entier qui écrivent en anglais.
Israël a perdu le monopole du discours international sur la Palestine. Cela l’inquiète et l’exaspère. Les Palestiniens réussissent à faire la vérité sur les crimes et les vols à main armée que commet Israël contre une nation entière.
Mais qu’en est-il des Martyrs eux-mêmes – les hommes et les femmes, jeunes et vieux, qui ont fait le sacrifice ultime de leur vie pour libérer leur patrie ? Quel souvenir garde-t-on d’eux, et quel est l’impact de leur mémoire sur la cause palestinienne ?
Un instant surnaturel
Presque immédiatement après l’exécution de l’éminente journaliste palestino-américaine Shireen Abu Akleh par les forces israéliennes le mois dernier, on a assisté à l’iconographie de son martyre, à Gaza et dans d’autres régions de Palestine.
Qu’il s’agisse d’affiches, de peintures murales ou de représentations numériques en ligne, Shireen Abu Akleh est entrée dans le panthéon de la martyrologie palestinienne.
Mais comment interpréter les symboles utilisés dans ces représentations iconiques ?
Pendant des décennies, des universitaires palestiniens, entre autres, ont étudié ces affiches et ces peintures murales sous différents angles. La clé, l’olivier ou le keffieh ont été identifiés comme des représentations symboliques de la résistance au « mémoricide » de l’histoire palestinienne.
Un aspect essentiel de ce corpus de preuves visuelles est sa nature laïque ; l’imagerie est résolument iconique, mais pas dans un sens confessionnel ou sectaire. Certains martyrs sont musulmans, tandis que d’autres sont chrétiens. Certains, comme l’icône révolutionnaire Ghassan Kanafani, étaient de fervents marxistes.
Mais leur mémoire iconique ne reprend pas ces composantes idéologiques, car l’iconographie qui célèbre leurs vies héroïques possède sa propre synergie théophanique [manifestation divine].
Dans une peinture murale apparue à Gaza quelques heures après le meurtre d’Abu Akleh, on voit un casque où est inscrit le mot “presse” à côté d’un portrait en gros plan de son visage. Une balle transperce le casque et une autre s’apprête à transpercer son cou. À la gauche d’Abu Akleh, un journaliste est en train de pleurer sa mort, et derrière Abu Akleh, il y a un panorama de Jérusalem, avec le Dôme du Rocher bien en évidence.
Cette iconographie établit un parallèle entre la figure d’Abu Akleh et le Dôme du Rocher, les désignant tous les deux comme partie intégrante du paysage palestinien.
Le point central de la fresque est le visage souriant et le regard lointain d’Abu Akleh, figé dans un instant irréel où elle est à la fois témoin et martyre. Cela rappelle la figure de Handala, le témoin immortel, dont on ne voit jamais le visage, créé par l’artiste palestinien Naji al-Ali.
Les Palestiniens ont utilisé exactement la même iconographie pour célébrer la mémoire de Razan al-Najjar, l’ambulancière palestinienne tuée par les forces israéliennes lors des manifestations de 2018 à la frontière de Gaza, d’Ibrahim Abu Thuraya, le Palestinien doublement amputé tué par l’armée israélienne en 2017 lors des manifestations contre le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, ou de Muhammad al-Durrah, l’enfant de 12 ans tué par les forces israéliennes pendant la deuxième Intifada.
La religion civile palestinienne
Il y a trop de Martyrs et d’images iconiques pour les citer tous. La question qui se pose est celle de maintenir leur mémoire vivante. L’iconographie montre comment des décennies de lutte anticoloniale en Palestine ont façonné une conscience collective qui transcende les confessions religieuses, les politiques sectaires ou les idéologies politiques.
La Palestine a survécu en tant que nation sans véritable État, une nation tyrannisée par un État dont la « nation » est une fabrication idéologique.
L’aspiration des Palestiniens à rentrer en possession de leur patrie est ancrée dans les faits et enracinée dans une histoire de lutte. Cette aspiration transcende toute politique sectaire et confessionnelle.
La martyrologie des combattants palestiniens de la liberté, professionnels ou non, prouve, sans le moindre doute, qui a gagné et qui a perdu la bataille morale et politique pour la Palestine.
Le développement historique de la “religion civile” palestinienne, décrit par le sociologue américain Robert Bellah dans les années 1960, est profondément ancré dans leur longue lutte contre la domination coloniale. Ce que le projet sioniste n’a jamais réussi à comprendre, c’est que plus les sionistes prolongent leur pillage brutal, immoral, illégal et insensé de la patrie d’un autre peuple, plus la scandaleuse bestialité de leurs entreprise même produit l’inverse de l’effet recherché.
Cette religion civile palestinienne est l’expression la plus élevée de leur identité nationale aux multiples facettes. Une identité qui dépasse tout ce qu’une bande de colons pourra jamais se forger avec ses armes lourdes, son arsenal militaire américain ou le soutien diplomatique européen.
L’iconographie des héros nationaux palestiniens et les histoires allégoriques qu’ils racontent ne sont pas sectaires ni confessionnelles, mais appartiennent plutôt au panthéon d’une différente théologie de la libération.
Cette iconographie illustre la formation d’une religion civile qui englobe tous les Palestiniens et qui est enracinée dans les expériences vécues d’une nation qui refuse de se soumettre à la puissance militaire d’une entreprise coloniale euro-américaine.
Cette religion civile, dont les contours dépassent largement les frontières de la Palestine, offre un nouvel espoir à un monde déchiré par le fanatisme sectaire et laïc.
Auteur : Hamid Dabashi
2 juin 2022 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet