Par Tareq Baconi
Nos écrans sont une fois de plus remplis d’images de femmes, d’enfants et de personnes âgées en pleurs, marchant dans la rue les mains levées au ciel ou agitant des vêtements blancs dans des véhicules roulant au ralenti. C’est un spectacle habituel pour les Palestiniens qui ont derrière eux une longue histoire d’expulsions de leurs maisons et de leurs villages sous la menace des armes.
Les images les plus récentes sont apparues la semaine dernière lors de l’invasion israélienne du camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée. Les journalistes et les ambulances du Croissant-Rouge palestinien, n’ont pas pu aller chercher les blessés, à cause des barrages de l’armée.
Lors d’un événement organisé le 4 juillet à Jérusalem, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré que l’armée israélienne avait attaqué « la cible la plus légitime de la planète – des gens qui veulent anéantir notre pays ».
Il faisait référence aux jeunes hommes du camp de réfugiés de Jénine qui luttent depuis des mois contre les colons israéliens.
Il y a plus de 20 ans, un autre premier ministre de droite, Ariel Sharon, avait mené une vaste campagne militaire contre le même camp de réfugiés. C’était deux ans après le deuxième soulèvement palestinien.
Des kamikazes palestiniens, dont certains étaient originaires de Jénine, avaient bouleversé la rue israélienne. En réponse, l’armée israélienne a envahi la Cisjordanie et ravagé le camp de réfugiés de Jénine, qui était, comme aujourd’hui, un centre de la résistance palestinienne.
Les deux invasions se sont déroulées dans des contextes très différents. Entre 2002 et 2023, l’illusion d’un partage de la terre en deux États s’est évanouie. Elle n’existe plus que dans les discours creux des diplomates.
Elle a été remplacée par l’affirmation unanime des organisations internationales et israéliennes de défense des droits de l’homme, dont B’Tselem, Human Rights Watch et Amnesty International, qu’Israël se rend coupable du crime d’apartheid à l’encontre des Palestiniens, donnant raison à ces derniers qui dénoncent depuis longtemps cet état de fait.
Pour la plupart des Israéliens juifs, ce changement est à peine perceptible, car ils sont toujours efficacement protégés des conséquences de la politique de leur gouvernement à l’égard des Palestiniens.
Les Palestiniens, quant à eux, sont de plus en plus désespérés et épuisés, écrasés par la violence structurelle quotidienne.
Comme ils ont perdu l’espoir d’avoir un État et un leadership politique capable de mener la lutte, certains prennent les choses en main en recourant à des formes de résistance armée ou non armée, d’autres sont résignés ou accaparés par les efforts démesurés qu’ils doivent déployer pour subvenir aux besoins de leur famille, et beaucoup vivent dans la peur.
En 2002, bien que les négociations sous médiation américaine aient échoué les unes après les autres, il y avait encore un espoir – et une attente – que le processus de paix reprenne. La solution des deux États était présentée comme la seule option pour la paix.
Le cadre de la partition territoriale – Israël se retirerait des territoires qu’il avait occupés en 1967 en échange de la paix avec les Palestiniens et ses voisins arabes – était l’approche politique dominante.
Mais lorsque la seconde intifada a pris fin, Israël a multiplié ses opérations sur le terrain dans le but d’étendre son occupation et de saper la solution des deux États, tout en faisant semblant, sur le plan diplomatique, de participer aux efforts de paix.
Avec les fonds des donateurs occidentaux et arabes, Israël a pacifié la Cisjordanie en finançant des politiques néolibérales, tout en détruisant le cœur de son économie et en émiettant le territoire palestinien en établissant partout des colons.
Il a mis en œuvre des mesures de coordination de la sécurité avec l’Autorité palestinienne, faisant du gouvernement palestinien un partenaire clé dans la gestion de la résistance locale.
L’Autorité palestinienne, pour sa part, a lancé un vaste programme de construction d’un État autonome, cherchant à projeter l’image d’une autorité qui contrôle la situation et qui jette les bases d’un futur État palestinien.
Sous Sharon, Israël a également reconfiguré unilatéralement son occupation de la bande de Gaza, en démantelant ses installations coloniales et en amorçant un désengagement territorial que les partisans de la solution à deux États ont célébré – peut-être sincèrement, mais naïvement – comme un pas vers la paix, y voyant la possibilité d’un retrait territorial israélien ouvrant la voie à un éventuel pouvoir palestinien
Comme Jénine, la bande de Gaza a également un passé de résistance à l’occupation israélienne.
Avec l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2006, Israël, en coordination avec l’Égypte, a renforcé le blocus hermétique de Gaza, la coupant de fait du reste de la Palestine, et ont expérimenté toutes sortes de techniques militaires pour forcer la population à se soumettre.
En plus des restrictions sur la nourriture et de l’asphyxie économique, les Israéliens ont multiplié les raids dévastateurs.
Les militaires appelaient cela « tondre la pelouse », c’est-à-dire utiliser une force militaire disproportionnée pour affaiblir périodiquement la résistance palestinienne et gérer une population rétive qui s’oppose au contrôle israélien.
La semaine dernière, Israël a appliqué, en Cisjordanie, les techniques militaires qu’il avait perfectionnées dans la bande de Gaza, en bouclant le camp de réfugiés de Jénine, en le bombardant depuis le ciel et la terre et en détruisant des infrastructures civiles essentielles pour l’eau et l’électricité, en guise de punition collective.
Entre les deux invasions de Jénine, les Palestiniens de toute la Cisjordanie ont été systématiquement déplacés – par l’expropriation de terres, la démolition de maisons et l’expansion des colonies – vers des centres urbains isolés, entourés de terres occupées par Israël.
À l’instar de Gaza, la plupart des centres urbains de Cisjordanie peuvent désormais, du jour au lendemain, être entièrement coupés de l’écosystème qui les entoure, comme on l’a vu à Jénine.
Aujourd’hui, les responsables israéliens n’ont plus besoin d’édulcorer leurs politiques par crainte de représailles diplomatiques, ni de dissimuler leurs éventuels projets de partition.
La transformation de la culture politique israélienne qui s’est accélérée après les violences de la seconde Intifada et l’impunité dont jouit Israël au plan international ont culminé dans l’arrivée au pouvoir du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.
Au cours des vingt ans qui ont séparé les deux invasions de Jénine, les responsables israéliens ont manifesté clairement leur désir de consolider ce que le groupe israélien de défense des droits de l’homme B’Tselem a appelé « un régime de suprématie juive » dans toutes les régions qu’ils contrôlent.
Moins de deux semaines avant la dernière invasion, le ministre israélien de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, avait incité le gouvernement à lancer une offensive militaire tout en encourageant l’expansion des colonies en Cisjordanie. « Il faut une colonisation complète », a-t-il déclaré. « Nous devons coloniser la terre d’Israël et, dans le même temps, lancer une campagne militaire, faire sauter des maisons, assassiner des terroristes. Pas un, ni deux, mais des dizaines, des centaines ou, si nécessaire, des milliers ».
Entre-temps, l’Autorité palestinienne, affaiblie par l’échec du projet d’État palestinien, a été irréversiblement intégrée dans la structure de l’apartheid israélien et exerce un contrôle comparable à celui des bantoustans, qui contribue à pacifier la population au profit d’Israël.
Ces évolutions s’opèrent sur un fond d’une singulière constance : la capacité d’Israël à maintenir sa colonisation du territoire palestinien sans avoir à rendre de comptes, tout en faisant passer la résistance palestinienne pour du terrorisme.
Le fait que les grandes puissances occidentales acceptent inconditionnellement la situation elle-même et la version israélienne de la situation est particulièrement exaspérant pour les Palestiniens au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, où la résistance à l’occupation illégale est saluée comme héroïque et soutenue par des armes et des entraînements militaires occidentaux.
La communauté internationale a laissé les Palestiniens dans une situation permanente d’apatridie, leur refusant le droit à l’autodétermination et à l’autodéfense.
Alors que les responsables israéliens font des déclarations ouvertement racistes, comme celle selon laquelle Israël devrait « anéantir » une ville palestinienne entière, l’administration Biden pousse à l’intégration d’Israël dans la région par le biais d’accords de paix bilatéraux, en s’appuyant sur les accords d’Abraham de l’administration Trump, sans beaucoup se préoccuper des droits des Palestiniens.
Les habitants du camp de Jénine, où habitent, entre autres, ceux qui, en 1948, ont été chassés de leurs maisons situées dans ce qui est devenu Israël, sont à nouveau des réfugiés. Et certains des tout-petits qui se trouvaient dans le camp en 2002 sont aujourd’hui les jeunes hommes de la résistance palestinienne.
Comme l’histoire d’autres luttes contre l’apartheid et la violence coloniale nous l’a appris, les enfants d’aujourd’hui prendront sans aucun doute les armes pour combattre cette domination barbare, jusqu’à ce que toutes les structures de pouvoir de la colonisation soient démantelées.
Auteur : Tareq Baconi
* Tareq Baconi est analyste politique aux États-Unis pour le réseau al-Shabaka : The Palestinian Policy Network.Son livre, Hamas Contained [The Rise and Pacification of Palestinian Resistance] a été publié par Stanford University Press. Les écrits de Tareq ont été publiés dans la London Review of Books, la New York Review of Books, le Washington Post, entre autres, et il est un commentateur régulier dans les médias régionaux et internationaux. Il est l'éditeur de critiques de livres pour le Journal of Palestine Studies.Son compte Twitter.
10 juillet 2023 – The New-York-Times – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet