Le 15 octobre 2023, plus de 800 universitaires et praticiens du droit international, de l’étude des conflits et de l’étude des génocides ont signé une déclaration publique mettant en garde contre la possibilité d’un génocide perpétré par les forces israéliennes contre les Palestiniens de la Bande de Gaza. Parmi les signataires figurent d’éminents spécialistes de l’Holocauste et des études sur le génocide, ainsi que de nombreux spécialistes du droit international et de la TWAIL (1). Le texte de la déclaration et la liste des signatures (mise à jour le 20 octobre 2023) se trouvent ci-dessous.
En tant qu’universitaires et praticiens du droit international, de l’étude des conflits et de l’étude des génocides, il nous incombe de mettre en garde contre la possibilité d’un génocide perpétré par les forces israéliennes contre les Palestiniens de la Bande de Gaza. Nous ne le faisons pas à la légère étant donné le poids que revêt ce crime, mais la gravité de la situation l’exige.
Les conditions qui préexistaient dans la Bande de Gaza avaient déjà suscité des discussions sur un génocide avant l’escalade actuelle – comme celles de la National Lawyers Guild [Association nationale d’avocats] en 2014, du Russell Tribunal on Palestine [Tribunal Russell sur la Palestine] en 2014, et du Center for Constitutional Rights [Centre pour les Droits Constitutionnels] en 2016.
Des universitaires avaient déjà prévenu au fil des ans que le siège de Gaza pouvait être assimilé à un « prélude au génocide » ou à un « génocide au ralenti ».
La prédominance de propos racistes et déshumanisants, de discours de haine sur les réseaux sociaux a aussi été signalé dans une mise en garde publiée en juillet 2014 par le Conseiller Spécial de l’ONU sur la Prévention du Génocide et le Conseiller Spécial de l’ONU sur la Responsabilité de Protéger, en réponse au comportement d’Israël à l’égard de la population palestinienne protégée.
Les Conseillers Spéciaux notaient que des Israéliens avaient propagé des messages pouvant être déshumanisants pour les Palestiniens et qui appelaient au meurtre de membres de ce groupe. Ils rappelaient, en outre, que l’incitation à commettre des crimes atroces est prohibée par le droit international.
L’offensive militaire actuelle d’Israël sur la Bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023 est, cependant, sans précédent par son ampleur, sa sévérité, et ses ramifications pour la population de Gaza. À la suite de l’incursion en Israël de groupes armés palestiniens le 07 octobre 2023, y compris des attaques criminelles à l’encontre de civils israéliens, la Bande de Gaza est soumise à un bombardement incessant et aveugle par les forces israéliennes.
Entre le 07 octobre et le 15 octobre à 9h, les attaques israéliennes sur Gaza ont tué 2329 Palestiniens, blessé 9042 autres, dont 724 enfants, et anéanti des pans entiers de quartiers et des familles entières dans tout Gaza.
Le ministre de la Défense d’Israël a ordonné un « siège total » de la Bande de Gaza interdisant l’approvisionnement en carburant, électricité, eau et autres biens de première nécessité. La terminologie elle-même indique l’exacerbation d’un siège déjà illégal et potentiellement génocidaire, en un assaut carrément destructeur ;
Tard le 12 octobre, les autorités israéliennes ont émis l’ordre à plus de 1,1 million de Palestiniens de Gaza City et de la partie nord de la Bande de Gaza de quitter leurs foyers et de fuir vers le sud de Gaza dans les 24 heures, sachant pertinemment que ce serait matériellement impossible pour un grand nombre d’entre eux.
Des Palestiniens qui ont commencé à évacuer vers le sud ont rapporté que des civils et des ambulances étaient pris pour cibles et touchés par les frappes aériennes israéliennes sur « l’itinéraire sûr » désigné, et qu’au moins 70 d’entre eux ont été tués alors qu’ils fuyaient pour chercher refuge.
Le CICR a déclaré que « les ordres d’évacuation, couplés à un siège total » sont incompatibles avec le droit humanitaire international. Près d’un demi-million de Palestiniens ont déjà été déplacés, et les forces israéliennes ont bombardé à de multiples reprises la seule issue possible qu’Israël ne contrôle pas, à savoir le passage de Rafah vers l’Égypte.
L’Organisation Mondiale de la Santé a publié une mise en garde selon laquelle « forcer plus de 2000 patients à se rendre dans la partie sud de Gaza, où les établissements de santé sont déjà au maximum de leur capacité et dans l’impossibilité d’absorber un nombre considérable de patients supplémentaires, reviendrait à les condamner à mort. »
Il y a également eu une escalade de violence, d’arrestations, d’expulsions, et de destruction de communautés palestiniennes tout entières en Cisjordanie occupée et à Jérusalem.
Depuis le 7 octobre, des colons israéliens soutenus par l’armée et la police attaquent et tuent des civils palestiniens à bout portant (comme l’attestent les villages de a-Tuwani et Qusra), envahissent leurs maisons et agressent les résidents. Un certain nombre de communautés palestiniennes ont déjà dû abandonner leur foyer, après quoi les colons sont arrivés et ont détruit leurs biens.
Entre le 7 et le 15 octobre, Al-Haq a rapporté que 55 Palestiniens ont été tués par des colons et l’armée israélienne en Cisjordanie, et que 1200 Palestiniens y ont été blessés.
Des déclarations de responsables israéliens depuis le 7 octobre 2023 laissent à penser qu’au-delà des assassinats et des restrictions des moyens élémentaires d’existence auxquels sont soumis les Palestiniens de Gaza, les attaques israéliennes en cours et imminentes sont menées avec potentiellement un objectif génocidaire.
Le langage utilisé par les personnalités politiques et militaires israéliennes semble reproduire une rhétorique et des tropes associés au génocide et à l’appel au génocide. Des descriptions déshumanisantes des Palestiniens prédominent.
Le ministre de la défense israélien Yoav Gallant a déclaré le 9 octobre « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ».
Il a ensuite annoncé qu’Israël passait en mode « riposte à grand échelle » et qu’il avait « levé toutes les restrictions » auxquelles seraient tenues les forces israéliennes, et déclaré aussi : « Gaza ne pourra revenir à ce qu’elle était avant. Nous allons tout éradiquer. »
Le 10 octobre le Maj. Gen. Ghassan Alian, chef de la Coordination des Activités Gouvernementales dans les Territoires de l’armée israélienne s’est adressé directement aux habitants de Gaza : « Les animaux humains doivent être traités comme tels. Il n’y aura plus ni électricité, ni eau, seulement de la destruction. Vous vouliez l’enfer, eh bien vous allez l’avoir ».
Le même jour, le porte-parole de l’armée israélienne Daniel Hagari reconnaissait la nature injustifiée et volontairement destructrice de la campagne de bombardements de Gaza par Israël : « L ‘accent est mis sur la destruction et non la précision. »
Depuis 2007, Israël définie la Bande de Gaza globalement comme une « entité ennemie ». Le 7 octobre, le premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré que les Gazaouis paieraient un « énorme prix » pour les actions des combattants du Hamas.
Il a affirmé qu’Israël allait mener une offensive prolongée et réduire « à l’état de ruines » des parties entières de centres urbains densément peuplés de Gaza.
Le président d’Israël a insisté sur le fait que les autorités israéliennes considèrent l’ensemble de la population palestinienne de Gaza comme responsable des actions des groupes militants, et passible à ce titre d’une punition collective et d’un recours illimité à la force : « c’est cette nation tout entière qui est responsable. Elle est fausse cette rhétorique qui veut que les civils ne sont pas au courant, ne sont pas impliqués. C’est totalement faux ».
Le ministre israélien de l’énergie et des infrastructures Israël Katz a ajouté : « Toute la population civile de Gaza a l’ordre de partir immédiatement. Nous allons gagner. Ils n’auront plus une seule goutte d’eau ni une seule batterie jusqu’à ce qu’ils quittent ce monde. »
Le discours public israélien manifeste aussi des preuves d’incitation au génocide. Celles-ci vont de déclarations faites par des élus – comme l’appel d’Ariel Kallner le 7 octobre à se fixer « un seul objectif : la Nakba ! [Catastrophe pour les Palestiniens], une Nakba qui éclipsera celle de 1948 » à l’accrochage de banderoles dans l’espace public de villes israéliennes en faveur d’une « victoire » que représenterait « zéro population à Gaza » et « l’anéantissement de Gaza ».
A la télévision nationale Alon Ben David a relayé le plan de l’armée israélienne de détruire Gaza City, Jabaliyya, Beit Lahiya, et Beit Hanun. De telles déclarations ne sont pas nouvelles et s’inscrivent dans un discours israélien plus large qui met en évidence une intention d’élimination et de génocide du peuple palestinien.
Plus tôt cette année le ministre des finances Bezalel Smotrich a qualifié les Palestiniens de « répugnants », « dégoûtants », et a appelé à raser totalement de la carte le village palestinien de Huwwara en Cisjordanie.
Le 12 octobre 2023 un groupe de Rapporteurs spéciaux de l’ONU a condamné « les attaques militaires aveugles d’Israël contre la population palestinienne de Gaza déjà épuisée, qui comprend plus de 2,3 millions de personnes dont près de la moitié sont des enfants. Ils vivent depuis 16 ans sous un blocus illégal et ont déjà traversé cinq guerres brutales majeures, qui ne sont toujours pas comptabilisées ».
Les experts de l’ONU ont condamné «la rétention des fournitures essentielles telles que la nourriture, l’eau, l’électricité et les médicaments », alertant que « de telles actions vont précipiter une grave crise humanitaire à Gaza, où la population est désormais exposée à un risque inéluctable de famine.
La famine intentionnelle est un crime contre l’humanité » ont-ils ajouté. Le 14 octobre 2023, le Rapporteur Spécial de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans le territoire palestinien occupé a mis en garde contre « une répétition de la Nakba de 1948, et de la Naksa de 1967, mais à une plus grande échelle » alors qu’Israël se livre à un nettoyage ethnique massif des Palestiniens dans le brouillard de la guerre. »
Le peuple palestinien constitue un groupe national au regard de la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide (La Convention sur le Génocide). Les Palestiniens de la Bande de Gaza constituent une proportion substantielle de la nation palestinienne, et sont pris pour cible par Israël parce qu’ils sont palestiniens.
La population palestinienne de Gaza semble actuellement soumise par les forces armées et autorités israéliennes à un massacre généralisé, à des atteintes à leur intégrité physique et mentale et à des conditions d’existence invivables dans un contexte de déclarations israéliennes qui corroborent l’intention de détruire physiquement cette population.
L’Article II de la Convention sur le génocide dispose que « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
- Meurtre de membres du groupe ;
- Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
- Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
- Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
- Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Tous les états sont liés en droit par le principe selon lequel le génocide est un crime prohibé par le droit international. La Cour de justice internationale a affirmé que la prohibition du génocide est une norme péremptoire du droit international à laquelle il ne peut être dérogé. La Convention stipule que les individus qui tentent de commettre un génocide ou qui incitent au génocide « seront punis, qu’ils soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers. »
L’article premier de la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide prévoit que : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. »
La Cour Internationale de Justice a exprimé clairement que « l’obligation d’un état d’empêcher, et son devoir concomitant d’agir, survient dès le moment où l’état prend connaissance, ou aurait normalement dû avoir pris connaissance, de l’existence du risque sérieux qu’un génocide va être commis.
Dès lors, si l’état dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur les personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement soupçonner qu’elles entretiennent une intension spécifique (dolus specialis), cet état a le devoir de faire usage de ces moyens dans la mesure où les circonstances le permettent »
Les organisations palestiniennes de défense des droits de l’Homme, des groupes de la société civile juive, des universitaires dans le domaine des études sur l’holocauste et le génocide et d’autres ont déjà alerté du risque d’un génocide imminent à l’égard de la population palestinienne à Gaza. Nous soulignons l’existence d’un risque sérieux qu’un génocide soit commis dans la Bande de Gaza.
Les soussignés lancent un appel urgent aux États pour qu’ils prennent des mesures concrètes et significatives pour empêcher individuellement et collectivement ce crime de génocide. Ils doivent protéger la population palestinienne, et veiller à ce qu’Israël s’abstienne de toute nouvelle incitation au génocide et de la perpétration d’actes prohibés par l’Article II de la Convention sur le Génocide.
Tous les états devraient immédiatement agir sous couvert de l’Article VIII, et devraient saisir les organes compétents des Nations Unies, notamment l’Assemblée Générale, pour qu’ils prennent des mesures urgentes en vertu de la Charte des Nations Unies appropriées pour la prévention et la répression d’actes de génocide.
Nous nous référons ici spécifiquement au rôle de l’Assemblée Générale, étant donné que le Conseil de Sécurité est compromis par les États-Unis et le Royaume Uni (tous deux membres permanents dotés du droit de véto) qui envoient des forces militaires en Méditerranée orientale en soutien à Israël.
Pour mémoire, en 1982, l’Assemblée Générale avait condamné le massacre de civils palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Shatila en tant qu’« actes de génocide ». Nous notons également que l’État de Palestine a le droit selon l’Article IX de la Convention sur le Génocide d’ester en justice auprès de la Cour de Justice Internationale afin d’empêcher la perpétration d’actes de génocide.
Pour finir nous appelons tous les organes compétents de l’ONU, y compris le Bureau de la Prévention du Génocide et de la Responsabilité de Protéger, ainsi que le Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale pour qu’ils interviennent immédiatement, entreprennent les enquêtes nécessaires et mettent en place les procédures d’avertissement nécessaires pour protéger la population palestinienne du génocide.
Note :
(1) TWAIL: THIRD WORLD APPROACHES to INTERNATIONAL LAW: Approaches du Tiers Monde du Droit International.
17 octobre 2023- TWAIL review – Traduction : Chronique de Palestine – MJB