Par Jonathan Cook
Le problème n’est pas « l’inaction mondiale » face à ces atrocités de masse, comme le prétend le Guardian. Le problème, c’est le soutien sans faille des États-Unis et du Royaume-Uni à ces atrocités aussi longtemps qu’elles renforcent leur pouvoir global.
Comment les politiciens, les diplomates, les médias et même les défenseurs des droits de l’homme réussissent-ils à nous maintenir dans l’ignorance politique, la soumission et la passivité, pour nous empêcher de remettre en question leur pouvoir ainsi que le statu quo qui leur profite ?
La réponse : En déformant constamment la réalité et en nous cachant le rôle qu’ils jouent dans cette déformation. Et s’ils y parviennent si bien, c’est parce que, en même temps, ils nous jurent qu’ils n’ont qu’un seul but : rendre le monde meilleur – un monde meilleur qui, s’il venait à se réaliser, mettrait en danger leur propre pouvoir en le diminuant sérieusement.
Une illustration parfaite du fonctionnement de cette grande manipulation nous a été fournie par un article paru le week-end dernier dans le Guardian, journal prétendument progressiste, intitulé « World faces ‘heightened risk’ of mass atrocities due to global inaction x (Le monde est confronté à un ‘risque accru’ d’atrocités de masse en raison de l’inaction mondiale).
Dans le premier paragraphe on lit que les défenseurs des droits de l’homme s’inquiètent que « la communauté internationale semble avoir renoncé à intervenir pour mettre fin aux atrocités de masse, ce qui fait craindre que de tels événements ne deviennent la norme dans le monde entier ».
Dans la pratique, cet « échec », selon l’article, s’est traduit par l’abandon, par les États occidentaux, du principe de la responsabilité de protéger (R2P). Ce principe et les préoccupations « humanitaires » afférentes ont été utilisés pour justifier l’ingérence des États-Unis et de leurs alliés depuis les années 1990 au Kosovo, en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, avec les conséquences désastreuses qu’on connaît.
Des millions de personnes ont été tuées au cours d’interventions de type R2P (responsability to protect) et des dizaines de millions de personnes déplacées, entraînant des mouvements massifs de population que les États occidentaux qualifient aujourd’hui de « menace d’immigration illégale ».
Un massacre sans fin
Les défenseurs des droits de l’homme s’inquiètent, nous dit-on, des violations croissantes de la Convention sur le génocide et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces deux textes ont été adoptés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale afin d’éviter que ne se reproduisent l’holocauste nazi et les atrocités commises à grande échelle contre les civils des deux camps.
On aurait pu supposer, à ce stade, que ce qui a augmenté leurs craintes – au point qu’elles ont été exprimées aux Nations unies – c’est précisément le génocide le plus choquant des temps modernes : le massacre continuel, depuis deux mois, de civils palestiniens à Gaza et la destruction gratuite de la grande majorité de leurs maisons, pour forcer les survivants de Gaza à se sauver en Égypte.
On sait qu’au moins 17 000 Palestiniens ont été tués par Israël à ce jour, la plupart d’entre eux étant des femmes et des enfants. Plus de 100 000 maisons sont inhabitables. Quelque 2,3 millions de Palestiniens ont été entassés dans un espace minuscule et de plus en plus réduit, près de la frontière avec l’Égypte, privés d’eau, de nourriture et de carburant.
Cet acte combiné de génocide et de nettoyage ethnique est le plus violent, le plus flagrant et le plus industriel – du fait de l’utilisation des armes les plus récentes et les plus puissantes disponibles – de mémoire d’homme.
Mais, chose extraordinaire, cela ne semble pas être la plus grande préoccupation de la « communauté internationale ». Selon le Guardian, les crises mondiales qui engendrent une forte augmentation des atrocités sont les suivantes :
« Le massacre de civils en Syrie et en Ukraine, et l’internement de plus d’un million d’Ouïghours et d’autres musulmans en Chine, qui ont été suivis par des crimes de guerre en Éthiopie, et une reprise du nettoyage ethnique dans la province soudanaise du Darfour, 20 ans après le début du génocide dans cette région. »
Vous avez noté ce qui fait la spécificité de cette liste ? Elle ne comprend que des atrocités de masse commises par ceux qui refusent fermement de faire allégeance à l’empire étasunien.
Le massacre de civils à Gaza, qui fait la une des journaux depuis de nombreuses semaines, ne peut être totalement ignoré sans nuire à la crédibilité du journal. Il est donc mentionné, mais notez le procédé pour détourner les projecteurs des événements actuels, extrêmement importants, en Israël et en Palestine.
L’auteur de l’article consacre trois lignes en passant au génocide à Gaza, qui a fait descendre des millions de manifestants dans les rues d’Europe et d’Amérique du Nord :
« Le 7 octobre, le Hamas a tué 1200 Israéliens, pour la plupart des civils, et l’invasion israélienne de Gaza qui s’en est suivie, au cours de laquelle les femmes et les enfants ont représenté la majeure partie des 16 000 morts estimés, a ajouté au chaos sanglant ».
Des manipulations à la chaîne
Dans ces quelques lignes, les manipulations sont nombreuses, à commencer par le fait que Gaza devrait être en tête de liste des préoccupations, et non à la fin.
La formulation de ce paragraphe a pour but – comme toujours dans les reportages occidentaux – de créer une fausse équivalence entre les actions du Hamas et celles d’Israël, et de donner l’impression que les massacres israéliens de Palestiniens sont une réponse légitime aux massacres de masse d’Israéliens perpétrés auparavant par le Hamas.
Il ne devrait pas être nécessaire de rappeler que l’évasion du Hamas de la prison qu’est Gaza – et ses conséquences désastreuses prévisibles – a été précédée par des décennies d’exactions militaires israéliennes à l’encontre des Palestiniens sous occupation militaire et par un siège illégal de 16 ans de leur territoire privant plus de 2 millions de personnes de leur liberté, de leurs droits fondamentaux et de leur dignité.
Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est subissent des atrocités de manière constante et régulière depuis des décennies, bien avant que les défenseurs des droits de l’homme, les Nations unies et le Guardian ne fassent part de leurs nouvelles préoccupations concernant « un risque accru de crimes atroces ».
Il y a également une nette différence entre la violence exceptionnelle et ponctuelle, que le Hamas a pu exercer le 7 octobre en raison des défaillances spectaculaires et inattendues de la surveillance et du contrôle israélien sur la population palestinienne de Gaza, et l’exacerbation de la violence structurelle d’une occupation et d’un siège israéliens qui durent depuis des dizaines d’années.
Il est évident qu’il ne s’agit pas de la même chose et que la violence du Hamas ne constitue pas une atteinte de même ampleur au statut de la Convention sur le génocide et à la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Suggérer le contraire – comme le font constamment tous les reportages occidentaux – revient à exagérer la menace que représentent pour le droit international les atrocités commises par le Hamas et à minimiser considérablement l’importance du génocide et de la purification ethnique d’Israël.
Terrain d’essai de nouvelles armes
Mais la façon qu’a l’article de formuler ces préoccupations pose un problème bien plus profond. Le problème essentiel n’est pas « l’inaction mondiale » face aux atrocités de masse. C’est exactement le contraire : le problème c’est que l’Occident – principalement les États-Unis – soutient intensément ces atrocités et s’en fait le complice.
Ce problème n’est que trop clairement mis en évidence par les événements de Gaza. C’est précisément pour cette raison qu’il est inclus à contrecœur, et seulement en passant, dans la liste des menaces pesant sur le droit humanitaire international. Les États-Unis ne sont pas impuissants face au génocide en cours. Ils le facilitent activement. En fait, le génocide et le nettoyage ethnique d’Israël seraient impossibles sans la collusion des États-Unis et sans leur participation active.
Le massacre de civils à Gaza peut avoir lieu parce que les États-Unis fournissent une grande partie des bombes lourdes qui détruisent les gratte-ciel de Gaza et tuent les enfants. Le massacre a lieu parce que les États-Unis ont envoyé des navires de guerre dans la région pour intimider les États arabes voisins et les groupes militants afin qu’ils restent tranquilles pendant qu’Israël assassine les civils de Gaza.
Le Hezbollah libanais, par exemple, est tout à fait capable de mettre fin à « l’inaction mondiale » en attaquant Israël et en détournant la puissance de feu israélienne de Gaza. Mais personne au sein de la « communauté internationale » ne souhaite sans doute ce type d’ « action ».
Le massacre de Gaza a lieu parce que les États-Unis ont utilisé leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU vendredi dernier pour bloquer un cessez-le-feu. Il a lieu parce que les États-Unis ont financé le Dôme de fer qui intercepte les roquettes que le Hamas tire sur les villes israéliennes – reflétant à petite échelle la destruction d’Israël à Gaza – afin d’augmenter la pression politique en Israël pour un cessez-le-feu.
Le massacre de Gaza a lieu parce que Washington soutient depuis des décennies l’armée israélienne en lui consacrant l’essentiel du budget américain d’aide à l’étranger et accepte qu’Israël se serve des territoires palestiniens comme laboratoire pour tester de nouveaux systèmes d’armement, des techniques de surveillance et des technologies cybernétiques.
Blocage des négociations de paix
Le problème n’est absolument pas l’ « inaction ». Le problème, c’est les États-Unis qui décident de quand et comment ils vont passer à l’action pour générer, maintenir ou stopper des conflits dans le monde.
On peut noter l’absence remarquable du Yémen, où l’Arabie saoudite mène une guerre génocidaire depuis des années, dans la liste des préoccupations relatives à la propagation des atrocités. En moyenne, quatre enfants yéménites ont été tués ou mutilés chaque jour au cours des huit dernières années en raison des atrocités commises par l’Arabie saoudite.
Pourquoi le Yémen est-il passé sous silence ? Parce que les factions yéménites sont considérées comme des alliés de l’Iran et donc comme des ennemis de l’Occident dont les vies ne comptent pas. Parce que Riyad est un allié et un fournisseur de pétrole des États-Unis d’une importance capitale. Et parce que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont armé les Saoudiens autant qu’ils le pouvaient pour les aider à commettre le génocide.
De même, en Ukraine. La grande majorité des victimes des deux côtés auraient pu être évitées si les pourparlers de paix n’avaient pas été bloqués par les États-Unis et la Grande-Bretagne dans les premières semaines qui ont suivi l’invasion de la Russie.
C’est cette « action » et d’autres – telles que l’expansion menaçante de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie et l’inondation de l’Ukraine avec des armes occidentales et les fausses promesses que l’OTAN soutiendrait Kiev jusqu’au bout – qui sont responsables de ces deux ans de guerre et de la quasi-totalité des pertes en vies humaines dans ce pays.
Comme pour Gaza, le problème n’est pas l’inaction, mais bien trop d’actions de la part des États-Unis et de leurs caniches européens, des actions destinées à faciliter les massacres et les génocides.
Il faut obéir
Il y a cependant une raison pour laquelle la « communauté internationale » s’inquiète aujourd’hui des « crimes d’atrocité », tout en minimisant ou en niant le pire crime d’atrocité possible – le génocide – à Gaza.
Et c’est parce que l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre représente un danger pour la domination occidentale, le soi-disant « ordre mondial fondé sur des règles ». L’inquiétude ne porte pas vraiment sur une augmentation des atrocités de masse. L’Occident n’a rien à redire aux atrocités qu’il commet ou qu’il aide à commettre.
L’Occident s’inquiète de sa difficulté croissante à maintenir le reste du monde dans un état d’impuissance, de peur et de soumission malgré son recours aux pires atrocités. Les échecs militaires américains en Afghanistan, en Syrie et en Ukraine – et la croissante confiance en soi de la Russie et de la Chine – imposent de nouvelles limites à la suprématie de Washington.
La vérité est que l’attaque du Hamas contre Israël – aussi horribles qu’aient été ses conséquences – a été le signe annonciateur d’un avenir différent pour beaucoup de ceux qui vivent depuis des décennies sous la coupe, ou plus souvent sous la botte, des États-Unis et de leurs alliés.
Ils voient qu’il est possible, même quand on est opprimé, faible et persécuté, de faire saigner le nez du brutal hégémon mondial et de ses acolytes.
Ce qui est perçu par les Occidentaux privilégiés et contents d’eux-mêmes comme de la violence irrationnelle et barbare est considéré par d’autres comme une révolte d’esclaves – où pendant un moment on s’identifie à Spartacus.
C’est pourquoi, comme cela s’est produit après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une grande partie du reste du monde ne se joint pas à l’Occident dans son concert d’indignation et de condamnation bien-pensantes. Le reste du monde considère cette indignation comme de la pure hypocrisie.
C’est aussi la raison pour laquelle les États-Unis se montrent si indulgents à l’égard d’Israël dans son déchaînement génocidaire à Gaza. Pour Washington, l’important n’est pas de mettre fin aux atrocités commises par Israël, mais de s’assurer qu’Israël réaffirme sa fameuse « dissuasion » afin de donner une leçon à ceux qui pourraient avoir l’idée de se lancer dans leur propre révolte d’esclaves.
Devant les caméras, l’administration Biden appelle à la retenue et exhorte Israël à minimiser les pertes civiles. Mais en coulisses, elle calcule avec soin le degré de sauvagerie qu’Israël doit déployer pour envoyer le bon message au monde non occidental : « Vous ne pouvez pas gagner. Vous devez obéir et c’est tout ».
Auteur : Jonathan Cook
11 décembre 2023 – Declassified UK – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet