Par Ramzy Baroud
Lorsque les Israéliens affirment que la seule « solution » pour Gaza est de déplacer les Palestiniens, ils ne semblent pas bien connaître l’histoire de Gaza.
Peu avant que des combattants palestiniens ne tuent et ne blessent de nombreux soldats israéliens dans le quartier de Shuja’iyya, à l’est de la ville de Gaza, le mardi 12 décembre, ce même groupe de soldats s’est réuni à la périphérie de la ville.
Une vidéo, qui a largement circulé sur les médias sociaux, montrait l’un des officiers – liquidé par la suite – jurant de venger d’autres soldats israéliens tués dans ce même quartier lors de la guerre israélienne de 2014 contre Gaza.
La bataille de Shuja’iyya, en 2014, est considérée comme la bataille la plus décisive entre les forces d’invasion israéliennes et la résistance palestinienne dans le cadre de l’opération israélienne dite « Bordure protectrice ».
À l’époque, Israël avait admis avoir perdu 16 soldats.
Peu après cette vantardise, les officiers qui avaient juré de venger les soldats morts il y a près de dix ans ont eux-mêmes été victimes d’embuscades tendues par la Résistance.
Les Brigades Al-Qassam, l’aile militaire du mouvement de résistance Hamas, ont déclaré que le nombre de soldats israéliens morts dans trois embuscades successives menées par la Résistance dépasse de loin le nombre de victimes reconnues par Israël.
« Un évènement pénible »
Mercredi matin, l’armée israélienne a déclaré que huit soldats, pour la plupart des officiers, avaient été tués dans une embuscade à Shuja’iyya. Parmi eux, le colonel Itzhak Ben Basat, commandant de la brigade Golani, et le lieutenant-colonel Tomer Greenberg, le soldat qui vociférait dans la vidéo.
Plus tard, l’armée israélienne a annoncé que d’autres morts et des dizaines de blessés avaient également été évacués de Shuja’iyya.
Le chef d’état-major israélien Herzl Halevi a décrit ce qui s’est passé à Shuja’iyya comme « Un évènement pénible ». Plus tard, un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré qu’une enquête était en cours sur cet « évènement pénible ».
Mais enquêter pourrait laisser entendrer que ces soldats ont été tués de façon hasardeuse, ou par une sorte d’erreur de calcul de la part de l’armée israélienne.
Il est peu probable que ce soit le cas. Selon l’armée israélienne, citée par Al-Jazeera, l’armée israélienne combat la « Brigade meurtrière Shuja’iyya » depuis une semaine et demie, une bataille qu’il semble pratiquement impossible de gagner.
Il est impossible de l’emporter parce que les combats se déroulent dans des zones qui ont été complètement détruites, et à plusieurs reprises, par des frappes aériennes israéliennes. Personne ne sait d’où viennent les combattants et où ils disparaissent.
L’armée israélienne est elle-même parvenue à la conclusion que la bataille de Shuja’iyya ne peut être gagnée par les airs, c’est-à-dire par des frappes aériennes.
Mais elle ne semble pas non plus pouvoir être gagnée sur le terrain, car un flux constant d’informations et de vidéos continue d’émerger de la région de Shuja’iyya, montrant des soldats israéliens pris pour cible, des chars explosés et des batailles féroces, dont l’issue est presque toujours gagnée par les combattants palestiniens.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que la bataille de Shuja’iyya sera probablement l’un des principaux facteurs de la défaite de l’armée israélienne à Gaza.
La légende de Shuja’iyya, cependant, n’est pas un phénomène récent allant de juillet 2014 à décembre 2023. Quelle est donc l’histoire de Shuja’iyya ?
« Qu’est-ce qui se cache derrière ce nom ? »
Shuja’iyya est l’un des plus grands quartiers de la ville de Gaza. Il est situé immédiatement à l’est de la ville et est divisé en deux zones, la zone sud, connue sous le nom de Turkman, et la zone nord, connue sous le nom de Jdeidah – cette dernière ayant été construite pendant l’ère Ayyubaid – fondée au 12ème siècle.
L’étymologie du mot Shuja’iyya est souvent mal comprise. Le mot indique une relation directe avec le substantif Shajaa’, qui signifie bravoure.
Cette explication est logique pour beaucoup, étant donné la bravoure évidente des guerriers issus de ce quartier au fil des ans.
Mais des sources historiques suggèrent que le nom est attribué à Shuja al-Din Othman al-Kurdi, un célèbre guerrier qui mourut lors d’une bataille entre les Ayyubaids et les armées d’invasion des croisés en 1239 [calendrier chrétien].
La porte de Gaza
L’importance militaire de Shuja’iyya est évidente depuis des centaines d’années, en partie à cause de Tell Al-Muntar, une colline stratégique située à Shuja’iyya et considérée comme la porte de Gaza.
Ceux qui contrôlent la colline d’Al-Muntar ont un accès visuel et stratégique à l’ensemble de la ville de Gaza.
C’est précisément pour cette raison que Napoléon Bonaparte s’est battu pour contrôler Al-Muntar et a finalement campé avec son armée d’invasion à proximité de la colline.
Là aussi, des milliers de soldats alliés, bien des années plus tard, sont morts près de cette même colline, ce qui explique le cimetière de la Première Guerre mondiale à Gaza, l’un des nombreux sites historiques qui racontent une histoire bien plus large que la guerre d’Israël et l’objectif déclaré de Tel-Aviv de vouloir « éliminer le Hamas ».
La démographie même de Shuja’iyya est enracinée dans une longue histoire d’invasions, de bravoure et de défaites finales des conquérants. Shuja’iyya elle-même porte le nom d’un guerrier kurde, et l’un de ses quartiers, Turkman, porte le nom des tribus turques qui ont rejoint Salah ad-Din al-Ayyubi – Saladin, dans sa quête pour libérer la Palestine des croisés et de leurs vestiges.
C’est dans cette même Shuja’iyya que les armées triomphantes ont célébré leurs victoires, leurs chefs emplis de fierté montant leurs chevaux arabes sur Tell Al-Muntar, en contemplant la ville de Gaza et ses environs.
Par ailleurs, à Shuja’iyya les musulmans, les juifs et les chrétiens vivaient autrefois côte à côte. Les envahisseurs sont venus et repartis et, par la suite, la démographie a changé.
Aujourd’hui, près de 100 000 Palestiniens y vivent, soumis à un siège militaire sans précédent et, depuis le 7 octobre, ils subissent la plus grave tentative d’anéantissement jamais entreprise par une armée d’invasion.
Le secret de Shuja’iyya
On parle beaucoup des Brigades Shuja’iyya d’Al-Qassam, l’un des groupes de la Résistance palestinienne les mieux entraînés et préparés.
Comme les brigades Al-Shati et les brigades Jabaliya, les brigades huja’iyya sont principalement composées de forces Nukhba, les unités d’élite d’Al-Qassam.
Cela explique en grande partie les batailles féroces qui se déroulent dans le quartier.
Une autre explication est que Shuja’iyya a le plus souffert lors des révoltes et soulèvements précédents, en particulier lors de la première Intifada de 1987, qui a cimenté la culture de la résistance parmi ses habitants.
Mais l’histoire ne se résume pas au génocide en cours à Gaza et à la violence sans limite de l’armée israélienne.
L’histoire de Shuja’iyya est ancrée dans l’Histoire et relie les peuples de toute la région – Arabes, Kurdes, Turkmènes, musulmans, chrétiens et juifs -, ce qui accentue l’importance de ce récit dans la façon dont les Palestiniens, collectivement, se perçoivent et perçoivent leur vaillante résistance.
Lorsque les Israéliens affirment que la seule « solution » pour Gaza est de déplacer les Palestiniens, ils ne semblent pas avoir une grande connaissance des faits historiques.
S’ils savaient que ces jeunes combattants de Shuja’iyya sont les descendants des grandes armées qui ont vaincu les Croisés, combattu les Français et les Britanniques, ils se seraient arrêtés longtemps avant de penser que Shuja’iyya puisse tomber dans un jour, une semaine ou un millier d’années.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
13 décembre 2023 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah