Par Mazen Masri
Le juge ad hoc d’Israël à l’audience de la CIJ sur le génocide a une longue expérience du contournement des normes juridiques internationales pour soutenir l’apartheid israélien.
Les 11 et 12 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) a tenu sa première audience dans le cadre de la procédure engagée par l’Afrique du Sud contre Israël. Dans la requête déposée le 29 décembre, le gouvernement sud-africain a fait valoir que la manière dont Israël mène sa guerre à Gaza est de nature génocidaire et qu’il viole donc les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Le statut de la CIJ permet aux États parties de choisir une personne pour siéger en tant que juge ad hoc s’il n’y a pas de juge de leur nationalité à la Cour, au moment où elle est saisie d’une affaire qui les concerne. Les deux États ont choisi de nommer leur propre juge ad hoc. L’Afrique du Sud a choisi l’ancien juge en chef adjoint Dikgang Moseneke, tandis qu’Israël a opté pour son ancien président de la Cour suprême, Aharon Barak.
Il n’est pas surprenant que la décision de nommer Barak ait été saluée par de nombreuses parties. Âgé de 87 ans, il a été juge à la Cour suprême pendant 28 ans, dont 11 ans en tant que président. Sa carrière de juge a été précédée d’un mandat de trois ans en tant que procureur général d’Israël (1975-1978) et d’une brillante carrière universitaire à l’Université hébraïque.
Lire également : Sur la nécessité urgente de prendre des mesures provisoires pour protéger les Palestiniens de Gaza par Blinne Ní Ghrálaigh
Auteur prolifique jouissant d’une réputation internationale, ses interventions étaient très recherchées par les universités occidentales prestigieuses et les forums internationaux. Son attrait tient en partie au fait que, tout au long de sa carrière, il a réussi à se forger une réputation de juriste libéral occidental qui s’efforçait de promouvoir l’État de droit et les droits humains malgré les difficultés liées au fait qu’il vivait dans une « région difficile du monde ».
Cette image soigneusement cultivée et son pedigree académique, combinés à son passé de survivant de l’Holocauste, lui ont conféré la stature d’un personnage plus grand que nature, une sorte de champion intrépide des droits humains.
Barak siégera en tant que juge dans une affaire où l’Afrique du Sud contestera la légalité de la manière dont Israël mène sa guerre brutale contre les Palestiniens, un domaine dans lequel il possède une vaste expérience. Après tout, la Cour suprême d’Israël est l’arbitre final de la légalité des pratiques israéliennes depuis l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967. Sa nomination en tant que juge ad hoc est une bonne occasion de réexaminer ses actions passées et celles de la Cour, ainsi que la manière dont lui et la Cour ont façonné l’application du droit international par Israël.
Les colonies israéliennes en Cisjordanie et à Gaza ont été l’une des questions les plus épineuses traitées par Barak en tant que procureur général et juge à la Cour suprême. Malgré le consensus presque total sur l’illégalité des colonies israéliennes et la longue liste d’autorités de droit international, dont les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies et un avis de la CIJ, la Cour suprême a statué en 1993 que les colonies n’étaient pas « justiciables ». Cela signifie que la Cour a refusé de discuter de leur légalité au regard du droit international.
La Cour a tempéré certains des excès du projet de colonisation, principalement pour éviter une situation d’anarchie et de chaos total, qui aurait pu saper la politique du gouvernement et rendre plus difficile la défense des colonies de peuplement à l’international. Mais en réalité, les règles établies par la Cour ont servi à légitimer l’ensemble du projet de colonisation. Le résultat est que la population de colons est passée de quelques milliers en 1975 à 700 000 en 2023.
Un schéma similaire a pu être identifié dans les affaires liées au mur construit par Israël en Cisjordanie. En 2004, la CIJ a émis un avis consultatif déclarant que le mur était illégal parce qu’il violait les droits humains du peuple palestinien, y compris le droit à l’autodétermination. Mais Barak n’était pas du même avis.
Sous sa direction, la Cour a donné le sceau de la légalité au mur malgré le fait qu’il serpente à travers la Cisjordanie, coupant les Palestiniens de leurs terres et restreignant de manière significative leurs déplacements. Si quelques recours juridiques ont permis d’apporter des modifications mineures au tracé parce que la violation des droits de la population locale était trop évidente, ces décisions ont ignoré certains principes importants du droit international.
Le résultat est que l’ensemble du projet de mur, qui coupe en deux des villages et des quartiers, a été légitimé par la Cour.
Sous Barak, la Cour suprême a également continué à approuver la pratique sauvage de la démolition punitive de maisons. Introduite pour la première fois par les Britanniques lors de la deuxième guerre des Boers (1899-1902) en Afrique du Sud, cette pratique a été importée par les autorités du mandat britannique dans le but de mater la révolte arabe en Palestine (1936-39).
La base juridique de cette pratique a été supprimée pendant que la Jordanie contrôlait la Cisjordanie, soit entre 1948 et 1967, mais dès qu’Israël a occupé ces territoires, il a ressuscité la législation coloniale et l’a utilisée à grande échelle contre les familles de Palestiniens soupçonnés de résister activement à l’occupation.
La Cour suprême a rejeté à plusieurs reprises l’argument selon lequel cette pratique était illégale au regard du droit international, parce qu’elle violait l’interdiction des châtiments collectifs stipulée dans la convention de Genève. Bien qu’il y ait eu quelques opinions dissidentes au sein de la Cour en raison de sa nature draconienne, la pratique a été approuvée sous la direction de Barak, qui a nié son caractère punitif et l’a présentée comme une mesure administrative destinée à assurer la sécurité par la dissuasion.
Dans un petit nombre de cas, la Cour a décidé que la démolition était disproportionnée et a opté pour le scellement d’une partie de la maison, mais, sur le principe, elle n’a jamais remis en question cette pratique malgré son illégalité manifeste au regard du droit international. Une fois de plus, le rôle de Barak a été de rendre légal ce qui violait les normes juridiques.
La décision sur l’utilisation de la torture est probablement l’affaire qui illustre le mieux l’approche de Barak consistant à contrôler les excès afin de légitimer et de sauver ce qui est manifestement illégal au regard du droit international. L’interdiction de la torture en vertu du droit international est absolue. Elle a atteint le statut de jus cogens – un principe fondamental du droit international qui s’applique en temps de guerre et de paix et en toutes circonstances. Mais ce n’est pas l’avis de Barak.
Dans un arrêt de 1999, la Cour suprême a confirmé le principe de l’interdiction de la torture, mais cette interdiction n’était pas absolue. Sous la direction de Barak, elle a laissé la porte ouverte à l’utilisation de la torture, ou, selon l’euphémisme de rigueur, « aux moyens d’investigation physique », dans des situations de « bombe à retardement ». Dans de tels cas, les personnes chargées des interrogatoires ne seraient pas tenues pour responsables. Il a ainsi introduit en même temps l’interdiction et le moyen de la contourner.
Lire également : Pourquoi la plainte de l’Afrique du Sud devant la CIJ est si importante par Yumna Patel
Si les cas de torture ont nettement diminué à la suite de cette affaire, la porte dérobée créée par Barak s’est transformée en porte ouverte. Les cas de torture ont considérablement augmenté en l’espace de quelques années, et cette pratique était largement répandue à l’encontre des prisonniers politiques palestiniens avant même les attentats du 7 octobre. Les organisations de défense des droits de l’homme ont recensé des cas de violences sexuelles assimilées à des actes de torture et des cas de torture ayant entraîné la mort. Aucune des personnes ayant pratiqué la torture n’a jamais été poursuivie.
Le cas de Mubarak Awad est un autre exemple de l’approche cavalière de Barak à l’égard du droit international. Comme d’autres Palestiniens de Jérusalem, Mubarak Awad a obtenu le statut de résident permanent en vertu de la loi israélienne après 1967. Après avoir passé quelques années aux États-Unis, il est rentré chez lui et a créé le Centre palestinien pour l’étude de la non-violence en 1983 afin de promouvoir la résistance non violente à l’occupation.
L’activisme d’Awad a attiré l’attention du gouvernement israélien, qui a décidé en 1988 de l’expulser malgré le fait qu’il soit né à Jérusalem et qu’il avait le statut de résident permanent avant de se rendre aux États-Unis pour ses études.
La Cour suprême a rejeté le recours juridique d’Awad ainsi que le droit international, qui interdit clairement l’expulsion de la population d’un territoire occupé. Barak a rédigé la décision de la Cour, à laquelle les deux autres juges ont souscrit. Appliquant le droit israélien, il a déclaré que le statut de résident d’Awad avait expiré et qu’il n’avait pas le droit de rester dans son pays d’origine.
Le gouvernement israélien a utilisé ce précédent pour invalider le statut de résident de milliers de Palestiniens à Jérusalem. Ce cadre juridique, qui traite la population palestinienne autochtone comme des migrants, est encore utilisé aujourd’hui, et il limite considérablement la capacité des Palestiniens à voyager, à s’instruire et à travailler à l’étranger.
Ces exemples – et ce ne sont pas les seuls – illustrent l’approche de Barak à l’égard du droit international : l’ignorer lorsqu’il ne convient pas à ses objectifs ou en appliquer une version déformée qui donne l’apparence du respect de l’État de droit et des droits humains tout en permettant à la pratique illicite de se poursuivre avec quelques contraintes. Il s’agit d’une approche qui permet de jouir de l’image d’un juge libéral et respectueux des droits humains sans s’attaquer directement aux violations des droits humains commises par Israël.
Pour les Palestiniens, cependant, les conséquences ont été désastreuses. Nous pouvons le voir très clairement dans le nombre croissant de colons et de colonies, dans la normalisation de la torture et des mauvais traitements infligés aux prisonniers, la multiplication des enfants et des familles qui sont devenus des sans-abri parce que leurs maisons ont été démolies, et les dizaines de milliers de Palestiniens qui ne peuvent pas retourner à Jérusalem parce qu’Israël les considère comme des immigrants étrangers qui ont perdu leur statut de résident et non comme la population autochtone protégée par le droit international.
D’aucuns diront que l’approche “équilibrée” de Barak est la meilleure que l’on puisse espérer dans les circonstances. Mais avancer cet argument, implique d’ignorer la situation dans son ensemble et la souffrance de ceux qui ont subi les décisions de Barak.
Aucune analyse juridique ou justification politique ne peut occulter ou excuser le fait que, sous la direction de Barak, un système sophistiqué d’apartheid a vu le jour, comme l’ont démontré des organisations de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, Al-Haq et B’tselem, ainsi que plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations unies.
Aucune personne véritablement attachée aux droits humains et à l’État de droit n’aurait permis l’émergence d’un système aussi brutal sous sa présidence, sans parler d’en être le principal soutien juridique.
Pendant longtemps, l’approche et la réputation de Barak ont permis à Israël d’éviter d’avoir à répondre de ses actes devant les Cours et tribunaux internationaux. Sa nomination en tant que juge ad hoc à la CIJ est une énième manifestation de sa fonction de « gilet pare-balles » juridique d’Israël. Il n’y aura pas de surprise quant à son verdict, car il semble avoir déjà décidé que les attaques du 7 octobre peuvent être qualifiées de génocide, mais pas les attaques et les pratiques israéliennes, qui, selon Barak, sont conformes à la législation internationale en matière de droits humains.
Heureusement, à La Haye, il y a 17 autres juges.
Auteur : Mazen Masri
* Mazen Masri est maître de conférences à la City Law School, à Londres. Il est l'auteur de The Dynamics of Exclusionary Constitutionalism : Israel as a Jewish and Democratic State (Hart Publishing, 2017).
11 janvier 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet