Par Mohammed el-Kurd
Sommes-nous vraiment « tous des Palestiniens » comme nous le scandons dans les rues de New York et de Londres ? Si c’est bien le cas, nous ne pouvons plus nous contenter de ce cri de ralliement symbolique, nous devons passer à des actes concrets de résistance et d’opposition. Parce que Gaza ne peut pas être la seule à se sacrifier.
ls l’ont arrêté à l’aéroport, et cela fut, m’a dit mon ami, le « bon côté des choses ». Il savait qu’ils voulaient l’incarcérer, mais il avait peur qu’ils ne l’arrachent à son lit en plein milieu de la nuit, après avoir fracassé la porte de sa maison, ce qui est beaucoup plus traumatisant que d’être arrêté au cours du contrôle de routine, aussi humiliant soit-il, par lequel passent tous ceux qui arrivent en avion à Tel-Aviv.
Omar va rester derrière les barreaux, en détention administrative, pendant les quatre prochains mois. Techniquement, je devrais écrire « au minimum pendant les quatre prochains mois », car l’ordre d’incarcération est indéfiniment renouvelable, mais c’est trop douloureux pour moi d’envisager la déchirante éventualité de l’éternelle reconduction de sa peine, sans parler de ce qu’ils ont pu lui faire ou lui font encore.
« On ne peut rien faire », m’ont dit d’autres amis lorsque j’ai suggéré de faire une campagne pour sa libération. Lorsqu’on est un détenu administratif – retenu en otage sans inculpation ni jugement – aucune pression publique ne peut conduire le commandant militaire à revenir sur sa décision. « Pas même La Haye ».
En outre, mon ami prisonnier n’aurait pas aimé le côté individualisé de ces campagnes et il n’aurait pas apprécié que des affiches, des manifestations et des messages sur les réseaux sociaux lui soient exclusivement consacrés. Il possédait, pourtant, toutes les qualités nécessaires pour susciter la solidarité d’un public occidental : le « passé exceptionnel », le « CV respectable », le « caractère saint ».
Mais des centaines de personnes dans les cachots sionistes connaissent le même sort ignoré de tous. Des dizaines de milliers dont la vie – et pas seulement la liberté – a été détruite, pulvérisée au cours des derniers mois. La plupart d’entre eux sont anonymes, leurs noms sont inconnus.
Les histoires singulières, en particulier lorsqu’elles sont racontées sans prendre de précautions, tendent à isoler l’individu du groupe, à sanctifier le premier et à diaboliser le second. En outre, les histoires singulières permettent de sortir les atrocités commises par l’homme du domaine politique, en les présentant comme des catastrophes naturelles inexplicables.
Omar a été emprisonné précisément parce qu’il refusait d’être singularisé.
Comme les charges retenues contre lui ne sont pas divulguées, conformément aux lois de la prison, j’en suis réduit à supposer que c’est sa présence courageuse dans les rues lors des manifestations et l’aide qu’il apportait aux prisonniers, qui l’ont placé dans le champ de vision de l’ennemi.
Lorsque Ramallah dormait – ou qu’elle était anesthésiée jusqu’à la paralysie politique – il faisait partie des quelques centaines de personnes éveillées dans la ville endormie, qui manifestaient, scandaient des slogans, envoyaient toutes sortes des signaux désespérés à Gaza pour dire : « Vous n’êtes pas seuls ». La déformation de la géographie de notre pays par l’occupant ne pouvait pas le séparer (ni ceux qui étaient avec lui) du reste de notre peuple, ses yeux étaient posés sur Gaza, et ils ne s’en détournaient que pour fusiller du regard ceux qui regardaient ailleurs.
Il n’aurait pas voulu que l’intérêt qu’on lui porte détourne l’attention de ceux qui survivent en mangeant de la nourriture pour les animaux ou qui recousent les membres de leurs proches sur leurs corps martyrisés ; son arrestation n’est que le symptôme d’une situation bien plus inquiétante.
C’était là aussi une lueur d’espoir. Croire cela, digérer cette clarté morale et politique est plus facile pour l’estomac que d’admettre sa propre impuissance ou, pire, sa sordide mollesse.
Il y a des années, dans les rues de Ramallah, alors que la ville était en pleine effervescence, j’ai fait une plaisanterie morbide. Nizar Banat, un leader politique dissident, venait d’être tué par une force spéciale de l’Autorité palestinienne (cette dernière avait obtenu l’autorisation israélienne de passer de la « zone A » de Ramallah à la « zone C » d’Hébron, où résidait Banat, pour l’assassiner) et des milliers de personnes manifestaient.
« Élevez, élevez, élevez votre voix », scandions-nous, « ceux qui protestent ne meurent pas ». « Ironiquement », je me suis tourné vers mon amie, « il est mort parce qu’il a élevé la voix ». Le rire est ma manière de faire face à la brutalité quand elle me dépasse. Cela n’a pas amusé mon amie.
Nizar est mort parce qu’il était seul, m’a-t-elle dit.
(Je faisais allusion, d’une certaine manière, aux vers d’Amal Dunqul : « Je suis pendu à la potence au petit matin / la mort a courbé un front / que je n’ai pas courbé de mon vivant ». Dunqul semblait croire que le bourreau n’épargnait que ceux qui mettent la tête dans le sable).
« Ils ne peuvent pas tous nous tuer », a-t-elle déclaré. Si tout le monde – avocats, médecins, épiciers, chefs d’entreprise, professeurs, gardiens, vendeurs de voitures, trafiquants de drogue – manifestait, rien ne pourrait nous détruire, ni les gaz lacrymogènes fabriqués aux États-Unis et envoyés par les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne, ni les balles, également américaines, tirées par des soldats qui portent l’étoile de David sur leur treillis.
Est-il bien vrai – que « le peuple uni ne sera jamais vaincu » ? Ce qui est vrai, et c’est aussi troublant qu’indubitable, c’est que le choix auquel nous sommes confrontés n’a rien à voir avec la victoire ou la défaite, mais avec le simple fait que nous ne pouvons pas garder lâchement le silence pendant que nos frères et sœurs sont massacrés. Une survie dont nous serions seuls à bénéficier serait trop amère et nous ferait trop honte !
Sommes-nous vraiment « tous des Palestiniens », lorsque nous l’affirmons en défilant par milliers et par millions, dans les rues de New York et de Londres ?
Cette question m’obsède. Il y a deux ans, j’aurais dit, affirmé même, que le ciment des barrières militaires israéliennes n’est que cela – du ciment – et que son seul poids est symbolique. Les barrières coloniales, malgré toute leur puissance, ne peuvent pas rompre les liens sociaux et nationaux qui unissent nos villes coupées les unes des autres. Nos différents papiers – documents de voyage, passeports, laissez-passer, ou leur absence – ne sont que des lettres sur du papier, incapables de nous diviser.
Ceux qui sont emprisonnés par un siège ou dans une geôle, aurais-je dit, peuvent encore garder l’esprit libre, ceux qui sont séparés par des murs et des barbelés peuvent encore rester unis dans leur cœur.
Et pourtant, je suis dans les rues de New York et de Londres, en train de manifester – il y a de la répression, mais pas encore de gaz lacrymogène – pendant qu’Omar est dans une cellule d’une des prisons de l’Occupation (où au moins 35 prisonniers politiques palestiniens sont morts en martyrs depuis le 7 octobre). A Gaza, des hommes en survêtement sont abattus d’une balle dans la poitrine, dans la tête, en plein milieu de leur dernier acte de courage, qu’il s’agisse de courir vers un Merkava blindé ou un semblant d’abri.
Dans le camp de réfugiés de Shatila à Beyrouth, un grand-père vit et meurt hanté par des visions de sa vieille maison au bord de la plage, une vision si viscérale qu’il peut presque sentir l’odeur de la mer. Je m’inquiète pour la maison de ma famille à Jérusalem, pour mon frère qui va au travail sous la menace incessante d’une police qui a la gâchette facile.
Les autres villes pourraient tout aussi bien être d’autres planètes, chacune ayant sa propre cause principale de morts violentes : tireurs d’élite ici, avions de guerre là, expulsions, exil, abolition, génocide, infanticide, humiliation, séparation forcée des couples, bureaucratie, emprisonnement, violence intracommunautaire, vol, soif, famine, pauvreté, isolement, défaitisme, chantage, et j’en passe.
La fragmentation n’est pas seulement symbolique, elle nous a transformés en un million de personnes vivant dans un million d’états à la fois. Un segment de notre société, ce qu’il en reste en tout cas, a payé un prix plus élevé et plus sanglant que le reste d’entre nous, au cours des dernières années – un détail que l’on ne peut pas simplement passer sous silence.
Il fut un temps où je pouvais facilement m’éloigner des classes sociales que j’ai longtemps méprisées et enviées (les élites, les bourgeois et ceux pour qui la Palestine est une métaphore esthétique), mais une nouvelle classe sociale a émergé dans l’enfer étroit de la bande de Gaza : des gens affamés et dépossédés avec une violence implacable et acharnée, et il est impossible d’être davantage qu’un spectateur impuissant, impossible d’appartenir à cette classe, sans souffrir dans sa chair, sans se sacrifier.
Il est tentant, presque réconfortant – en particulier lorsque je regarde la nourriture sur ma table et le toit au-dessus de ma tête – de se laisser aller à la culpabilité, mais c’est un sentiment improductif, qui n’a jamais déclenché de révolutions. La culpabilité est une sorte de puits sans fonds qui se creuse en vous et vous mine, vous en êtes parfaitement conscient, mais vous continuez à vous fourrer les mêmes sucreries dans la bouche, jusqu’à ce que vos dents pourrissent, jusqu’à ce que vous vous autodétruisiez.
Ces jours-ci, je suis hanté par des pensées plus subtiles, mais plus mortelles, une prise de conscience dont je me serais bien passé : Gaza a le droit de nous rejeter, de ne jamais nous pardonner, de nous cracher au visage. Combien de guerres a-t-elle affrontées ? Combien de martyrs a-t-elle donnés ? Combien de corps lui ont été volés, arrachés à l’étreinte de leurs pères ? Et combien d’entre nous bégaient lorsqu’on leur parle de résistance, ou contestent notre droit de résister, notre besoin de résister ? Combien d’entre nous choisissent leur carrière plutôt que leur famille ? Combien d’entre nous auraient pu faire quelque chose, n’importe quoi, mais ne l’ont pas fait ?
Depuis le 7 octobre, de nombreuses personnalités, souvent palestiniennes, en particulier en Occident, ont reconsidéré – voire renoncé – à la catharsis qu’elles ont ressentie en voyant les images des « bulldozers palestiniens » démolissant la clôture israélienne qui encercle Gaza. Beaucoup ont regretté d’avoir célébré les parapentistes qui s’échappaient de leur camp de concentration. (Je mets « bulldozers palestiniens » entre guillemets parce que c’est une expression incroyable).
« Il n’était pas [encore] évident que des centaines de personnes avaient été délibérément abattues et enlevées », a écrit un artiste. Il est difficile de croire que quelqu’un ait pu penser que les images spectaculaires du 7 octobre (capturer des chars militaires et danser dessus) s’étaient produites sans effusion de sang. On en vient à se demander si ces excuses en demi-teinte ne sont pas des manœuvres commerciales.
Le monde occidental, avec ses institutions culturelles et universitaires de premier plan, a condamné le soulèvement de Gaza contre le siège qui lui était imposé et a exigé que notre intelligentsia agisse en conséquence. On nous a ordonné de maintenir le statu quo, alors que beaucoup d’entre nous ont construit leur carrière en critiquant abondamment ce même statu quo, pour pouvoir conserver nos situations, nos réseaux, nos réputations, en tant que membres du camp des « bons ».
La soumission à la logique coloniale qui condamne la violence de l’opprimé et ferme les yeux sur la violence de l’oppresseur est devenue le prix d’entrée du camp des bons. Certains l’ont payé sans hésitation, d’autres l’ont fait à contrecœur.
Mais peut-être que ce phénomène a une cause moins sordide que le carriérisme cynique ; peut-être avons-nous simplement peur. La peur a tout envahi. Elle a infesté les salles de presse et les campus, envahi nos appartements et nos lieux de culte. Elle a transformé les déclarations tonitruantes en chuchotements anonymes.
Ceux d’entre nous qui se rangent du côté des « enfants des ténèbres » savent qu’on les fera chanter, qu’on les mettra l’index. Les dirigeants et puissants internationaux disent à tous ceux qui veulent bien l’entendre : « Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes », pour semer la peur dans les cœurs.
Ces angoisses font-elles partie de notre psychologie ou sont-elles le résultat d’une politique de peur destinée à faire taire les masses ? Qu’est-ce que cette peur, d’ailleurs, comparée à la peur de mourir de faim, d’être écrasé sous un char militaire, d’être asphyxié sous les décombres, d’être le seul survivant de sa famille, d’avoir le cœur qui se brise pour la millionième fois ?
Qu’est-ce que cette peur, si ce n’est une forme de théâtre ?
Moi aussi, j’ai peur. Lorsque j’ai appris la nouvelle concernant Omar, beaucoup m’ont dit que je ne devais pas rentrer chez moi, sinon je serais moi aussi menotté. Mais même depuis ma maison de verre, je peux dire avec certitude qu’il n’y a pas de place pour la peur ou le silence. Pas quand nous avons vu des chats errants manger les corps de notre peuple, pas quand nous avons vu le sionisme brûler leur chair – la chair de notre peuple – encore et encore avec une impunité et une arrogante inexorables.
C’est presque comme si le monde nous faisait une blague morbide : nous vous tuerons que vous résistiez ou que vous vous cachiez, nous vous tuerons que vous disiez non ou oui, et nous dévorerons votre terre et nous engloutirons vos océans et nous vous ferons mourir de faim et de soif.
Les massacres seront télévisés, diffusés en plein jour. Nos juges les légaliseront. Nos politiciens, inertes, ineptes ou complices, les financeront en feignant la compassion. Nos universitaires resteront inactifs – c’est-à-dire jusqu’à ce que la poussière retombe, puis ils écriront des livres sur ce qui aurait dû se passer. Leurs institutions pourries nous commémoreront après notre mort.
Et les vautours, même parmi nous, feront la tournée des musées pour glorifier, romancer ce qu’ils ont condamné autrefois, ce qu’ils n’ont pas daigné défendre – notre résistance – en la mystifiant, en la dépolitisant, en la commercialisant. Les vautours feront des sculptures de notre chair. C’est une plaisanterie morbide, mais elle ne m’amuse pas.
Nous voici donc à la dernière heure, si tant est qu’il y en ait une. La tâche est difficile, ou difficile à définir. Et je ne suis pas en train de prêcher du haut d’une chaire ; je parle, écrasé par ma propre impuissance, pour essayer désespérément de comprendre ce que je devrais faire.
J’entends dire que nous devons honorer nos martyrs, mais comment les honorer vraiment ? Témoigner, quoi que cela puisse signifier, n’est pas suffisant, du moins pas en soi. Il ne suffit pas non plus de les honorer par des discours soporifiques et des slogans apparemment radicaux mais en réalité vides de sens.
Le cri de ralliement selon lequel « nous sommes tous des Palestiniens » ne peut plus être une métaphore, il doit devenir réalité. Cela signifie que nous tous, Palestiniens ou non, devons incarner la condition palestinienne, la condition de la résistance et de l’opposition, dans la vie que nous menons et la compagnie que nous entretenons. Cela signifie que nous rejetons notre complicité dans cette effusion de sang et notre inertie face à tout ce sang. Parce que Gaza ne peut pas rester seule à se sacrifier.
Mais la tâche est difficile. Pouvons-nous vaincre le sionisme et mettre fin à son règne monstrueux ? Elle est encore plus difficile à définir : la fragmentation signifie que des choses différentes nous sont demandées dans des lieux différents. Nous sommes confrontés à des défis et à des circonstances disparates. Pouvons-nous inverser les effets de la fragmentation ?
La lutte collective semble impossible dans un monde hyper-capitaliste et hyper-surveillé. Une logique cynique nous laisse croire que la discipline politique est une arme inefficace. Et les sacrifices personnels (perdre son emploi, s’immoler, les milliers de choses entre les deux) peuvent sembler futiles, parce qu’ils pénalisent celui qui les fait tout en ouvrant à peine une brèche dans le statu quo.
Mais là encore, il ne s’agit pas de leur statu quo, mais du nôtre. Il s’agit de notre relation avec nous-mêmes et nos communautés. Les quelques instants de réflexion avant de s’endormir, la brève rencontre avec le miroir le matin, lorsque nous nous demandons : quelle est notre excuse pour tourner le dos à l’histoire ?
Nous sommes là, sur des planètes différentes, dans des réalités différentes. Les affirmations qui incluent les mots « devrait » ou « doit » courent le risque d’être prétentieuses et simplistes. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que ce moment important nous invite à relever le plafond de ce qui est permis, et exige que nous renouvelions notre engagement à dire la vérité, à cracher la vérité, sans hésitation, sans retenue (et intelligemment), peu importe où, peu importe à qui.
Parce que Gaza ne peut pas lutter seule contre l’empire. Ou, pour reprendre un proverbe amer que ma grand-mère avait l’habitude de marmonner au journal télévisé du soir, « Ils ont demandé au pharaon : ‘Qui t’a fait pharaon ?’ Il a répondu : ‘Personne ne m’en a empêché’ ».
Auteur : Mohammed el-Kurd
* Mohammed El-Kurd est un écrivain et poète de Jérusalem, en Palestine occupée. Il est rédacteur culturel à Mondoweiss. Son compte Twitter/X.
13 mars 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet