Par Azmi Bishara
Walid Daqqa aspirait à la liberté, à embrasser sa fille Milad et à mourir chez lui, mais la cruauté inhumaine d’Israël lui a refusé ce droit.
J’avais pensé que les crimes d’Israël à Gaza, les souffrances endurées par sa population, en particulier les enfants, et les horreurs de la guerre qui ont perturbé nos vies, nous protégeraient à jamais de notre douleur personnelle ou la rendraient trop relative pour être reconnue.
En vérité, l’effusion frénétique de sang de l’État occupant à Gaza a aussi presque éclipsé ses crimes quotidiens dans les villages et les villes de Cisjordanie, même si elle a dépassé l’intensité de ses répressions lors des soulèvements précédents.
Il faut se forcer à regarder au-delà de ce qui est fabriqué par les médias pour reconnaître comment l’occupation a exploité la guerre contre Gaza pour essayer de tout défaire, y compris les maigres conquêtes des prisonniers palestiniens dans la gestion de la vie derrière les barreaux, et qu’ils ont imposée par leurs luttes.
Les prisons israéliennes n’ont jamais connu un nombre aussi élevé de décès dus à la torture depuis 1967, en plus de priver les prisonniers de droits importants qu’ils avaient péniblement obtenus au fil de décennies de revendications et de luttes collectives.
Lorsque la nouvelle de la mort de Walid Daqqa m’est parvenue à plusieurs reprises hier soir par l’intermédiaire d’amis communs en Palestine, une profonde tristesse m’a envahi.
Ce n’est pas seulement à cause de notre amitié de longue date et de notre appréciation mutuelle, mais aussi parce que nous avons échoué dans nos efforts pour obtenir sa libération alors qu’il était encore en vie. Il la désirait ardemment : son but ultime était de respirer l’air de la liberté et de sentir le contact de sa fille, Milad, sans que le geôlier ne détermine la durée de leurs rencontres, puisqu’elle est née alors qu’il était derrière les barreaux.
Il n’avait aucune perception romantique de la prison… il aspirait à la liberté. Mais Israël cherchait à se venger, et il était impossible de forcer Israël à revenir sur son refus vengeur de le libérer, ainsi que d’autres prisonniers ayant la citoyenneté israélienne, dans le cadre d’accords d’échange de prisonniers, ou même de négocier à ce sujet.
Néanmoins, nous avons toujours espéré, contre toute attente, qu’il serait libéré lors du prochain échange, mais la mort est arrivée en premier.
Il n’y a pas d’égoïsme dans le chagrin que nous ressentons pour Walid. Après avoir quitté la Palestine, la communication avec Walid est devenue sporadique par l’intermédiaire de sa femme et fidèle compagne, Sanaa, et de son frère Assad, qui lui a presque consacré toute sa vie.
Lors de notre dernier appel téléphonique via un téléphone portable introduit clandestinement dans la prison, il a éclaté en sanglots dès que j’ai prononcé son nom.
Nous avons parlé longuement malgré son état émotionnel et le fait que j’étais conscient que ses geôliers pouvaient écouter – c’est la raison pour laquelle ils ferment les yeux sur les téléphones de contrebande.
Le chagrin que je ressens pour lui est sans limite. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que je le rencontrerais à nouveau, même si ce n’était que brièvement, en dehors de la prison.
Les détails de la vie en dehors de la prison, banals pour d’autres, devenaient un rêve hors de portée.
Un esprit libre ne peut jamais s’adapter à l’emprisonnement ou à ses petits détails. J’ai connu de nombreux prisonniers qui ne pouvaient supporter leur longue détention sans être accaparés par ces détails.
Je les aime tous.
Walid m’a également parlé de la vie en prison, mais il était plus préoccupé par les détails de la vie en dehors de la prison, par tout ce qu’il avait manqué depuis et après son emprisonnement, des événements politiques majeurs aux détails de la vie dans sa ville natale, Baqa al-Gharbiyye, et ses environs.
L’intérêt qu’il portait à l’étude et à la lecture à l’intérieur de la prison n’était pas motivé par le plaisir ou l’obtention d’un diplôme universitaire ; il s’agissait d’une forme de libération, d’un dépassement des limites morales de la prison et de sa routine, et j’étais son partenaire dans ce processus.
L’aspiration à la liberté a été la force motrice qui a poussé cet homme doux et raffiné à persévérer et à continuer à vivre à l’intérieur de la prison pendant 38 ans.
Il n’aurait pas supporté de vivre ces années en un seul bloc, car cela s’apparente à la mort, mais il les a compartimentées en les découpant en courtes séquences d’expériences significatives, de mobilisation et d’activisme. Ainsi, dans la vie de Walid en prison, il y a un avant et un après la rencontre avec sa femme, militante pour les droits des prisonniers, dont il est tombé amoureux et qu’il a aimée.
Par la suite, nos rencontres n’ont pas suffi ; craignant d’être écouté, il a écrit d’interminables lettres à ce sujet, suivies de demandes répétées aux autorités pour qu’elles lui permettent de se marier en prison.
Il y a eu aussi un avant et un après la naissance de Milad, un avant et un après avoir commencé à écrire pour être publié, un avant et un après que les gens l’aient connu par ses écrits. Il y a peut-être eu un avant et un après notre rencontre.
Il s’est créé une vie au rythme différent de celui de la prison, une vie qui a défié et transcendé ses murs. Avec ses émotions passionnées et son amour sans limite pour ceux qui l’entourent, il a transformé une vie qui aurait pu être une endurance passive ou une dépression morne, dictée par des gardiens de prison moins humains et moins cultivés, en une vie riche en vitalité.
Je me souviens que lors d’une des premières visites après plus de dix ans d’emprisonnement, il a proposé de changer notre stratégie pour plaider en faveur de la libération des prisonniers, en mettant l’accent sur leurs droits en tant que citoyens palestiniens d’Israël.
À l’époque, nous avons pu nous asseoir ensemble avec plusieurs prisonniers (avant que cela ne nous soit interdit et que les procédures de visite ne soient renforcées, j’ai commencé à leur rendre visite individuellement, ce qui prenait plus de temps).
Certains étaient d’accord avec lui, d’autres non. Le plan que nous avions élaboré consistait à exiger une durée déterminée pour les condamnations à perpétuité, semblable à la manière dont sont traités les prisonniers israéliens, avec la possibilité de réduire les peines après une période déterminée de deux tiers, comme le sont également les prisonniers israéliens.
Ainsi, l’État occupant devrait choisir ; il ne pourrait pas refuser d’inclure les prisonniers palestiniens dans les accords d’échange sous prétexte qu’ils sont des citoyens d’Israël, où aucune organisation palestinienne ne peut parler en leur nom, tout en continuant à refuser de les traiter comme des citoyens bénéficiant des droits des citoyens israéliens.
Nous avons formulé la stratégie et travaillé à sa mise en œuvre pendant des années, jusqu’à ce que la peine d’emprisonnement à perpétuité soit portée à 35 ans, voire 40 ans dans certains cas.
Mais les autorités d’occupation ont refusé de réduire la peine et ont persisté à refuser de les inclure dans les accords d’échange. Nous avons échoué.
Entre-temps, d’autres prisonniers qui avaient purgé leur « peine à perpétuité » ont été libérés. Mais Walid est resté, car deux années supplémentaires ont été ajoutées à sa peine. Il est mort en prison comme il le craignait. Il a été martyrisé, comme on dit.
Walid ne voulait pas être martyrisé en prison, il voulait la liberté. Sa mort me hante beaucoup, car j’imagine son regret sur son lit de mort, seul et en captivité.
Le laisser mourir en prison après avoir purgé sa longue peine dépasse l’entendement humain. C’est le motif de la vengeance que certains minimisent pour expliquer le comportement de l’État d’occupation israélien, y compris les actions barbares de son armée à Gaza.
Ils ont voulu se venger de Walid non seulement pour une accusation qu’il a niée, mais aussi parce qu’il représentait un défi existentiel pour eux. Il incarnait le refus de se soumettre à eux et s’abstenait de se conformer à tout ce que la condamnation à perpétuité signifiait.
Les gardiens et les directeurs de prison le détestaient à cause de son activité, de son élan, de sa vitalité, mais aussi à cause de sa culture, et peut-être même à cause du sourire qui ne quittait jamais son visage.
Chaque fois que je le rencontrais, c’était une longue accolade et un adieu, dans l’espoir d’une rencontre ultérieure qu’il réclamait avec insistance, me reprochant de la retarder.
Adieu, Walid Daqqa. Cet adieu est le plus difficile de tous.
Auteur : Azmi Bishara
* Azmi Bishara est un intellectuel palestinien, universitaire et écrivain. Consultez son site personnel et suivez-le sur Twitter: @AzmiBishara
8 avril 2024 – The New Arab – Traduction : Chronique de Palestine