Par Jonathan Cook
Les Israéliens dansent dans les rues, la Maison Blanche salue une opération « audacieuse », Sunak se dit « soulagé ». Il est clair que le carnage à Gaza est devenu la nouvelle normalité.
Israël a fait plus que traverser les prétendues « lignes rouges » de l’administration Biden en massacrant les habitants du camp de réfugiés de Nuseirat à Gaza le week-end dernier, il les a défoncées au bulldozer.
Samedi, une opération militaire israélienne, visant à libérer quatre Israéliens détenus par le Hamas depuis qu’il a attaqué Israël le 7 octobre, s’est soldée par la mort de plus de 270 Palestiniens, dont beaucoup de femmes et d’enfants.
Le véritable bilan ne sera peut-être jamais connu. Un nombre incalculable d’hommes, de femmes et d’enfants sont encore sous les décombres des bombardements, écrasés vifs ou voués à une mort lente par asphyxie ou déshydratation.
Des centaines d’autres souffrent de blessures atroces, quand ils ne meurent pas de leurs blessures du fait qu’il n’y a pratiquement plus d’installations médicales, après qu’Israël a détruit les hôpitaux et arrêté massivement le personnel médical palestinien. En outre, à cause du blocus imposé par Israël depuis des mois il n’y a pas de médicaments pour traiter les victimes.
Les Israéliens et les organisations juives américaines – si promptes à condamner les Palestiniens qui acclament les attaques contre Israël – ont célébré le carnage causé par la libération des captifs israéliens, qui auraient pu rentrer chez eux il y a plusieurs mois si Israël avait été prêt à accepter un cessez-le-feu.
Des vidéos montrent même des Israéliens dansant dans la rue.
Selon certaines informations, l’opération israélienne meurtrière menée dans le centre de Gaza pourrait avoir tué trois autres captifs, dont un citoyen américain.
Dans des commentaires au journal Haaretz publiés dimanche, Louis Har, un captif libéré en février, a parlé de sa captivité : « Notre plus grande peur, c’était les avions de Tsahal et la crainte qu’ils ne bombardent le bâtiment dans lequel nous nous trouvions ».
Il a ajouté : « Nous n’étions pas inquiets qu’ils [le Hamas] nous fassent quoi que ce soit. Nous n’avons jamais résisté. Je n’avais donc pas peur qu’ils me tuent ».
Les médias israéliens ont rapporté que le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, avait décrit l’opération de samedi comme « l’une des opérations les plus héroïques et les plus extraordinaires dont j’ai été témoin au cours de mes 47 années de service au sein de l’establishment de la défense israélienne ».
Le procureur général de la Cour pénale internationale cherche actuellement à obtenir un mandat d’arrêt à l’encontre de Gallant, ainsi que du Premier ministre Benjamin Netanyahu, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Les accusations portent notamment sur les efforts déployés pour exterminer la population de Gaza par une famine planifiée.
Terrorisme d’État
Depuis plus de huit mois, Israël bafoue les lois établies de la guerre.
On sait qu’au moins 37 000 Palestiniens ont été tués à ce jour à Gaza, bien que les responsables palestiniens aient perdu depuis longtemps la capacité de compter les morts avec précision, à cause de la destruction incessante des institutions et des infrastructures de l’enclave par Israël.
Israël a en outre provoqué une famine pour faire mourir de faim la population de Gaza, sans que cela se voit trop.
En janvier dernier, la Cour internationale de justice a jugé Israël pour génocide. Le mois dernier, elle a ordonné l’arrêt immédiat de l’attaque israélienne contre la ville de Rafah, au sud de Gaza. Israël a réagi à ces deux jugements en intensifiant sa folie meurtrière.
Autre preuve de l’impunité dont jouit Israël, l’opération de sauvetage de samedi a donné lieu à un nouveau crime de guerre flagrant.
Israël a utilisé un camion d’aide humanitaire – censé porter secours à la population désespérée de Gaza – comme couverture pour son opération militaire. En droit international, c’est ce que l’on appelle un crime de perfidie.
Depuis des mois, Israël bloque l’aide à Gaza, dans le cadre de ses efforts pour affamer la population. Il a également pris pour cible les travailleurs humanitaires, tuant plus de 250 d’entre eux depuis octobre.
Mais plus spécifiquement, Israël mène une guerre contre l’UNRWA, affirmant sans preuve que la principale agence d’aide de l’ONU à Gaza est impliquée dans les opérations « terroristes » du Hamas. Il veut que l’ONU, le seul instrument qui reste à la communauté internationale pour mettre fin à la sauvagerie gratuite d’Israël, à Gaza disparaisse définitivement.
En cachant ses propres soldats dans un camion d’aide humanitaire, et donc en faisant exactement ce dont il accuse le Hamas, Israël a rendu grotesques ses prétendues « préoccupations en matière de terrorisme ».
Mais l’action militaire d’Israël a également remis l’aide humanitaire – le seul moyen de mettre fin à la famine à Gaza – au centre du champ de bataille. Le Hamas a désormais toutes les raisons de craindre que ceux qui prétendent être des travailleurs humanitaires soient en réalité des instruments du terrorisme d’État israélien.
Des motivations secrètement hostiles
Dans ces circonstances, on aurait pu espérer que l’administration Biden s’empresserait de condamner les actions d’Israël et de prendre ses distances par rapport au massacre.
Au lieu de cela, Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président Joe Biden, a tenu à s’attribuer le mérite de ce carnage, qu’il a qualifié d’ « opération audacieuse ».
Il a admis dans une interview dimanche que les États-Unis avaient offert leur aide pour l’opération de sauvetage, mais il a refusé de dire sous quelle forme. D’autres rapports font état d’un rôle de soutien de la part de la Grande-Bretagne.
« Les États-Unis soutiennent Israël depuis plusieurs mois en l’aidant à identifier les lieux où se trouvent les otages à Gaza ainsi qu’à les récupérer », a déclaré Sullivan à CNN.
Gaza redoute que le port flottant américain ne serve à l’expulsion des Palestiniens
Les commentaires de Sullivan ont alimenté les soupçons que cette assistance aille bien au-delà de la fourniture des renseignements et des bombes qu’Israël a larguées sur la minuscule enclave de Gaza au cours des derniers mois – plus que le total des bombes qui ont frappé Londres, Dresde et Hambourg réunies au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Un représentant de Joe Biden a révélé au site web Axios que des soldats américains appartenant à une soi-disant unité d’otages américains avaient participé à l’opération de récupération qui a massacré les civils palestiniens.
En outre, des images montrent que la jetée flottante de Washington a servi de base aux hélicoptères impliqués dans l’attaque.
La jetée a été ostensiblement construite au large de la côte de Gaza à un coût énorme – quelque 320 millions de dollars – et en deux mois, soi-disant pour contourner le blocage israélien de l’aide humanitaire.
Des observateurs ont fait valoir à l’époque que cette jetée était non seulement un moyen extraordinairement malcommode et inefficace d’acheminer l’aide, mais qu’il y avait probablement des motivations secrètement malveillantes derrière sa construction.
Son emplacement, au milieu de la côte de Gaza, a renforcé la division israélienne de l’enclave en deux parties, créant un corridor terrestre qui est effectivement devenu une nouvelle frontière à partir de laquelle Israël peut lancer des raids dans le centre de Gaza, comme le raid de samedi.
Ces analystes semblent avoir eu raison. La jetée n’a quasiment pas servi à acheminer de l’aide depuis sa construction à la mi-mai.
La jetée s’est rapidement brisée et sa réparation et sa remise en service n’ont été annoncées que vendredi.
Le fait qu’elle semble avoir été utilisée immédiatement comme tête de pont pour une opération qui a tué au moins 270 Palestiniens entraîne Washington encore plus loin dans la complicité avec ce que la Cour mondiale a qualifié de « génocide plausible ».
Mais comme pour l’utilisation du camion d’aide, cela signifie également que l’administration Biden se joint une fois de plus à Israël – après avoir retiré son financement à l’UNRWA – pour discréditer la distribution de l’aide à Gaza, au moment où elle est la plus urgente.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’annonce que le Programme alimentaire mondial (PAM), a faite dimanche, selon laquelle il cessera d’utiliser l’embarcadère pour les livraisons d’aide, à cause de problèmes de « sécurité ».
Un massacre « réussi »
Comme toujours, la vie des Palestiniens n’a littéralement aucune valeur pour les médias et les hommes politiques occidentaux, qui se sont quasiment tous fermement opposés à un cessez-le-feu qui aurait pu soulager les souffrances des captifs israéliens et de leur famille il y a des mois.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a jugé bon de qualifier de « signe d’espoir important » la mort de plus de 270 Palestiniens lors de la libération des quatre Israéliens, tandis que le Premier ministre britannique Rishi Sunak a fait part de son « immense soulagement ». Le nombre effroyable de morts n’a pas été mentionné.
Imaginez que l’on décrive en termes aussi positifs une opération du Hamas qui aurait tué 270 Israéliens pour libérer quelques-uns des centaines de membres du personnel médical enlevés à Gaza par Israël au cours des derniers mois et dont on sait qu’ils sont détenus dans un centre de torture.
Le London Times, quant à lui, a rayé d’un trait de plume le massacre de Palestiniens de samedi en qualifiant l’opération de « frappe chirurgicale ».
Les médias ont uniformément salué l’opération comme un « succès » et une « audace », comme si le meurtre et la mutilation d’un millier de Palestiniens – et les crimes de guerre en série commis par Israël au cours de ce processus – n’avaient aucune importance.
Le principal reportage de BBC News samedi soir s’est concentré sur les célébrations des familles des captifs libérés et n’a mentionné que brièvement le massacre des Palestiniens tout à la fin. L’émission a de plus souligné que le nombre de morts était « contesté » – sans mentionner que, comme toujours, c’était Israël qui contestait.
En réalité, l’opération barbare de « sauvetage » aurait été tout à fait inutile si Netanyahu n’avait pas refusé de négocier la libération des captifs par peur d’aller en prison pour corruption et si les États-Unis n’avaient pas toléré ses atermoiements.
Il sera également très difficile de répéter une telle opération, comme l’a noté le correspondant militaire de Haaretz, Amos Harel, ce week-end. Le Hamas en tirera des leçons et surveillera encore plus étroitement les captifs restants, très probablement sous terre dans ses tunnels.
Le retour des captifs restants « ne se fera probablement que dans le cadre d’un accord qui nécessitera d’importantes concessions », a-t-il conclu.
L’exploitation du meurtre de masse
Benny Gantz, le général-politicien qui a contribué à superviser les huit mois de massacre d’Israël à Gaza au sein du cabinet de guerre de Netanyahu et qui est largement décrit comme un « modéré » en Occident, a démissionné du gouvernement dimanche.
Bien que le différend porte ostensiblement sur la forme que prendra le retrait israélien de Gaza au cours des prochains mois, l’explication la plus probable est que Gantz veut à la fois prendre ses distances vis à vis de Netanyahu, qui risque d’être arrêté pour crimes contre l’humanité, et préparer des élections pour prendre sa place.
Le Pentagone et l’administration Biden considèrent Gantz comme leur homme. Le fait qu’il ne fasse plus partie du gouvernement pourrait leur donner un moyen de pression supplémentaire sur Netanyahu à l’approche de l’élection présidentielle américaine de novembre, au cours de laquelle Donald Trump tentera activement de se rapprocher du premier ministre israélien.
L’accent mis sur la politique politicienne israélienne détournera fort à propos l’attention de la complicité des États-Unis dans le massacre de Nuseirat, au moment où le secrétaire d’État américain Antony Blinken est en visite dans la région. Il veut qu’on le voit travailler à mettre en place, une fois de plus, un cessez-le-feu censé permettre la libération des prisonniers israéliens – un plan auquel Netanyahu s’opposera une fois de plus.
Les efforts de Blinken risquent de prendre une tournure encore plus désespérée dans le sillage immédiat de l’implication évidente de l’administration Biden dans le meurtre de centaines de Palestiniens.
La prétention de Washington à jouer le rôle d’un « honnête médiateur » semble à tout le monde – à l’exception de la classe politique et des médias occidentaux dont la soumission aux Etats-Unis est proverbiale – encore plus dérisoire qu’à l’accoutumée.
La vraie question est de savoir si les échecs diplomatiques répétés de Blinken pour mettre fin au massacre de Gaza sont dus à un dysfonctionnement ou s’ils sont voulus.
La contradiction flagrante de la position de Washington à l’égard de Gaza a été mise en évidence la semaine dernière lors d’une conférence de presse du porte-parole du département d’État, Matthew Miller.
Il a laissé entendre que l’objectif d’Israël et des États-Unis était de persuader le Hamas de se dissoudre – vraisemblablement par une forme de reddition – en échange d’un cessez-le-feu. Le groupe a intérêt à le faire, a déclaré Miller, « parce qu’il ne veut pas que le conflit se poursuive et que le peuple palestinien continue de mourir. Ils ne veulent pas de guerre à Gaza ».
Même la presse occidentale, habituellement complaisante, a été déconcertée par les propos de Miller, qui laissait entendre qu’un crime contre l’humanité – les massacres de Palestiniens, comme celui qui a eu lieu au camp de Nuseirat samedi – pouvait être utilisé par Washington comme un moyen de pression sur le Hamas.
Mais il est plus probable que cette apparente contradiction soit le reflet des tours de passe-passe que Washington multiplie pour détourner l’attention de son véritable objectif : donner plus de temps à Israël pour parachever son œuvre.
Israël doit finir de pulvériser Gaza, pour la rendre définitivement inhabitable et mettre la population devant le dilemme brutal : rester et mourir, ou partir par tous les moyens possibles.
Le « quai humanitaire » américain qui a été utilisé pour le massacre de samedi pourrait bientôt servir à nettoyer ethniquement Gaza des Palestiniens, en les transportant hors de la zone de mort dans laquelle Israël les a emprisonnés.
Auteur : Jonathan Cook
12 juin 2024 – Middle-East-Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet