Retour sur le massacre de l’équipe de bénévoles de « World Central Kitchen »

Des parents et des amis pleurent Saif Abu Taha, un membre du personnel du groupe d'aide World Central Kitchen, basé aux États-Unis, qui a été assassiné dans les frappes aériennes israéliennes le 2 avril 2024 - Photo : Said Khatib, via Commondreams.org

Par Jeffrey St. Clair

Dans l’anodin langage du carnage militaire, on appelle cela un triple tap – trois frappes successives pour s’assurer d’avoir éliminé sa cible – la cible étant, dans ce cas, les occupants de trois véhicules de la World Central Kitchen, qui venaient de décharger plus de 100 tonnes d’aide alimentaire humanitaire dans un entrepôt à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza.

Les voitures étaient blanches et clairement marquées du logo du groupe humanitaire. L’itinéraire se situait dans une zone de déconfliction autorisée par les FDI (Forces de Défense Israéliennes) pour la circulation. Le trajet et l’objectif des véhicules vers Deir al-Balah avaient été coordonnés avec les FDI, qui les ont, au préalable, approuvés. Cela n’avait aucune importance pour les responsables de cette armée qui utilisaient un drone Hermes 450 pour suivre, depuis le ciel, les voitures alors qu’elles quittaient l’entrepôt alimentaire.

Ou peut-être que cela importait. Peut-être que l’objectif de la frappe n’était pas seulement de tuer les travailleurs humanitaires, mais de mettre fin à l’aide humanitaire à Gaza.

Comment expliquer autrement la logique des officiers des FDI qui ont lancé une frappe de drone sur la première voiture après que le convoi a quitté l’entrepôt ; ensuite, lorsque les survivants de la frappe se sont précipités dans la deuxième voiture et ont appelé les FDI pour les informer de l’attaque, ont lancé une autre frappe sur la deuxième voiture ; et puis, lorsque les occupants de la dernière voiture ont accouru pour secourir leurs collègues blessés, ont lancé une troisième frappe de missile, tuant tous les sept travailleurs humanitaires.

Si tel était l’objectif de ces frappes de missiles meurtrières, il semble qu’il ait été atteint. Dans les heures qui ont suivi les assassinats, les dirigeants de la World Central Kitchen (WCK) ont annoncé qu’ils suspendaient leurs opérations à Gaza et que le navire qui se dirigeait vers Gaza avec des cargaisons d’aide retournerait à Chypre. L’annonce de la WCK a été rapidement suivie par la suspension des activités de l’ANERA, qui gère la deuxième plus grande opération humanitaire à Gaza après l’UNRWA.

Pourquoi les Israéliens ont-ils assassiné les bénévoles de World Central Kitchen ?

Rebecca Abou-Chedid, membre du conseil d’administration de l’American Near East Refugee Aid (ANERA), a déclaré à CNN que son groupe avait tenté la coordination avec les FDI, pourtant l’un de ses travailleurs humanitaires, Moussa Shawwa, a été tué lors d’une frappe aérienne israélienne.

« Dans les zones de guerre, il y a ce qu’on appelle la déconfliction. Il s’agit de faire savoir aux militaires où l’on va apporter de l’aide, où vit le personnel, où il est abrité. C’est ce que nous avons fait. Nous avons confirmé les coordonnées quelques jours avant que la maison où vivait Moussa ne soit frappée et c’est pourquoi, le cœur lourd, nous avons dû suspendre les opérations…
Comme vous pouvez le voir, Moussa avait travaillé toute la journée. Il portait encore son gilet ANERA et, en rentrant chez lui, il a été frappé par un missile, de nombreux membres de sa famille ont également été blessés. Nous ne pouvons donc pas assurer la sécurité des gens chez eux. Nous ne pouvons pas assurer la sécurité des personnes sur le terrain, qui apportent de l’aide, comme l’ont fait nos collègues de la World Central Kitchen, qui ont également informé les Israéliens de l’heure exacte à laquelle leur convoi se rendrait sur place.
Nous passons beaucoup de temps à parler de l’acheminement de l’aide à Gaza, par voie aérienne, terrestre ou maritime mais nous en passons moins, je pense, à parler du fait que ce sont des êtres humains qui distribuent cette aide de manière fiable. Et c’est un réseau qui a été mis en place par des organisations comme ANERA au fil des décennies.
Nous avons plus de 20 employés à Gaza, mais nous avons aussi plus de 450 bénévoles qui veillent à ce que l’aide soit distribuée dans le calme, en toute sécurité et de manière fiable. Si ce réseau s’effondre, il n’est pas possible d’acheminer l’aide à distance. On ne peut pas recréer ce réseau. C’est le le drapeau rouge que nous agitons depuis des semaines. »

Le convoi de la WCK a été attaqué sur un tronçon de 1,2 mile de la route côtière Al-Rachid, près du ponton temporaire, construit à partir des ruines de bâtiments bombardés, qui a été utilisé par la WCK et d’autres groupes d’aide pour décharger les produits humanitaires qui arrivent à Gaza par la mer.

« Connaissant le mode opératoire d’Israël, je pense que les forces israéliennes ont tué les travailleurs de la WCK, intentionnellement, afin que les donateurs se retirent et qu’on puisse continuer à affamer tranquillement les civils de Gaza », a déclaré Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires occupés. « Israël sait que les pays occidentaux et la plupart des pays arabes ne bougeront pas le petit doigt pour les Palestiniens. »

Les Forces israéliennes disposent en fait d’un protocole pour les frappes militaires contre les organisations humanitaires. Réfléchissez-y ! Les FDI ont un protocole pour les frappes contre les organisations humanitaires ! Selon Haaretz « les procédures de l’armée stipulent que ceux qui doivent donner l’approbation finale pour les activités contre des cibles sensibles, telles que les organisations d’aide, sont des officiers supérieurs ayant les grades de commandant de division, de général commandant et même de chef d’état-major. »

Et ce n’était pas la première fois que les travailleurs humanitaires de la WCK étaient attaqués par les israéliens. Deux jours auparavant, un sniper des FDI a tiré sur une voiture de la WCK qui se rendait à un entrepôt alimentaire dans la ville de Khan Younès, au sud de Gaza, brisant le pare-brise de la voiture. La WCK a protesté auprès des FDI.

« Le gouvernement israélien doit mettre fin à ce massacre aveugle », a déclaré José Andrés. « Il doit cesser de restreindre l’aide humanitaire, de tuer des civils et des travailleurs humanitaires et d’utiliser la nourriture comme une arme. » José Andrés, nommé par Biden coprésident du Conseil présidentiel sur le sport, le fitness et la nutrition, a précisé que le convoi de la WCK a été délibérément ciblé par les Israéliens et attaqué « systématiquement, voiture par voiture ». Il a déclaré à CBS que Gaza « n’est plus une guerre contre le terrorisme… c’est une guerre contre l’humanité elle-même. »

La Maison Blanche de Joe Biden a tenu à faire savoir que ce dernier avait téléphoné au chef José Andrés pour lui exprimer ses condoléances, dans la syntaxe confuse, propre au président. Au moins 176 travailleurs humanitaires des Nations unies ont été tués par des frappes aériennes israéliennes, combien de leurs familles ont été appelées par Biden ? Combien de ces morts, celles de personnes travaillant pour une organisation dont les États-Unis sont membres, a-t-il même reconnues ?

Biden aurait dit à Andrés qu’il avait « le cœur brisé » par ce qu’il a appelé « l’incident ». L’expression « le cœur brisé » est la version libérale de « pensées et prières » – une sorte d’auto-absolution rituelle du massacre de masse commis avec les armes dont sont équipés les chars, les avions et les drones israéliens. Cependant, un jour plus tard, Biden, alors qu’un nouveau contrat d’armement de 18 milliards de dollars était en préparation pour Israël, a fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de modifier la politique des États-Unis à l’égard de la bande de Gaza.

Génocide à Gaza : Biden a plus que du sang sur les mains

Au moins quatre des restaurants de José Andrés se trouvent à quelques pas de la Maison Blanche de Biden : The Bazaar, Jaleo, China Chilcano et Minibar. J’espère qu’ils refuseront de servir toute personne associée à cette administration assassine.

Ce qui est sombrement ironique, bien sûr, c’est que la WCK devait remplacer l’UNRWA selon Biden, une opération de secours par une organisation privée sous le contrôle des États-Unis et non des Nations unies. Certains Palestiniens en étaient même venus à considérer Andrés comme un agent des USA, son groupe comme une sorte de Blackwater en habits humanitaires. Et les Israéliens ont tout fait sauter : un, deux, trois. Parce que toute aide durable aux Palestiniens compromet leur objectif d’utiliser la famine pour les forcer à quitter Gaza ou bien mourir. Cette arrogance choquerait n’importe qui, à l’exception de Biden l’abruti.

Les excuses et les justifications se sont succédé, plus rapidement que d’habitude. John Kirby, de la Maison Blanche, a affirmé qu’il n’y avait aucune preuve qu’Israël aurait délibérément frappé les travailleurs humanitaires de la WCK à Gaza, il a déclaré que l’administration Biden n’avait vu aucune preuve qu’Israël aurait violé le droit humanitaire international à Gaza. Kirby a déclaré : « Vous voulez que nous leur imposions une condition quelconque… Nous continuons à travailler avec les Israéliens pour nous assurer qu’ils sont aussi précis que possible ». « Aussi précis que possible ? »…Ces frappes de missiles étaient si précises qu’elles ont touché le logo de la WCK sur le toit de la voiture qu’elles visaient.

L’ancien major général britannique Charlie Herbert a rejeté l’idée que l’attaque contre la WCK était le fait d’un officier rebelle : « Je n’accepte pas l’idée que les frappes soient le résultat d’un « manque de discipline ». Elles sont le résultat de failles systémiques dans les règles d’engagement des FDI, qui considèrent toute personne à Gaza comme une cible légitime à abattre. C’est aussi simple que cela ». Kirby aurait défendu le massacre de Wounded Knee…

Pourtant, Israël a attaqué des denrées alimentaires au moment de leur livraison, alors qu’elles se trouvaient dans des entrepôts et lorsqu’elles étaient cultivées dans des champs. Il s’en sont pris à des Palestiniens affamés qui tentaient d’atteindre de la nourriture parachutée sur une plage ou qui faisaient la queue à des postes de ravitaillement. Ils ont qualifié d’organisations terroristes les agences de distribution de nourriture, telles que l’UNRWA. Et aujourd’hui, ils s’en sont pris aux travailleurs humanitaires, après qu’ils ont livré la nourriture, lors de leurs voyages de retour. Si vous essayez de nourrir, de loger ou d’arrêter l’hémorragie d’un Palestinien, vous êtes, quasiment un terroriste selon la définition israélienne…

Les forces armées israéliennes affirment avoir vu un homme armé entrer dans un camion qui accompagnait le convoi de la World Central Kitchen pendant le trajet vers Deir al-Balah. Le camion est resté à l’entrepôt, les forces israéliennes admettent qu’elles n’ont pas vu l’homme quitter l’entrepôt. Elles ont néanmoins décidé de frapper l’ensemble du convoi et de tuer tout le monde en partant du principe que ce terroriste présumé s’était glissé dans l’une des voitures. Netanyahou s’est montré typiquement bestial, considérant qu’il s’agissait du genre de choses qui se produisent en temps de guerre.

Israël a utilisé une défense similaire pour justifier son attaque du 3 novembre contre les ambulances du Croissant-Rouge, au cours de laquelle 21 Palestiniens ont été tués par les FDI, dont trois enfants : « Nos forces ont vu des terroristes utiliser des ambulances pour se déplacer. Elles ont perçu une menace et, en conséquence, ont frappé cette ambulance ».

Il convient de noter que l’administration Biden fournit à Israël les coordonnées des opérations d’aide humanitaire depuis au moins le début du mois de novembre, et qu’Israël a utilisé ces informations pour bombarder ces sites à plusieurs reprises.

Gaza : le génocide par la famine !

Près de 200 travailleurs humanitaires (et des centaines de travailleurs médicaux) ont été tués par Israël depuis le 7 octobre. Pour mettre ce bilan en perspective, il faut savoir qu’au cours des seuls six derniers mois, Israël a tué plus de travailleurs humanitaires que tous les pays du reste du monde réunis au cours des 30 dernières années. Où est le procureur général de la CPI, Karim Khan ? Si Khan avait agi lors de l’un des décès précédents, il aurait peut-être empêché les 7 décès dont les élites occidentales semblent enfin se préoccuper.

Si vous êtes tué par Israël, vous devenez automatiquement une cible légitime, dans la mort – à moins que vous ne soyez au service d’un célèbre chef cuisinier des élites américaines, auquel cas votre assassinat ciblé devient, après son exposition dans les médias internationaux, un accident « involontaire » causé par le « brouillard de la guerre ».

Selon la déclaration du grand journaliste israélien Gideon Levy à la BBC : « Je ne suis pas sûr qu’une enquête soit nécessaire. Que pensez-vous découvrir, le nom du commandant qui a donné l’ordre ? Qui s’en soucie ? C’est la politique… »

Présentateur de la BBC : « Je suppose que l’enquête permettra de déterminer s’il s’agit d’une erreur… »

Levy : « Comment cela peut-il être une erreur ? »

Le jour même où les Israéliens ont lancé leur attaque contre le convoi humanitaire WCK, le département d’État américain a autorisé le transfert de plus de 1 000 bombes MK82 de 500 livres, de fusibles pour bombes MK80 et de plus de 1 000 bombes de petit diamètre.

À chaque nouvelle atrocité israélienne, nous sommes tentés de penser : c’est celle-là, c’est celle-là qui réveillera le monde, c’est celle-là qui arrêtera le flux d’armes, c’est celle-là qui enfin mettra fin au carnage. Et le lendemain, il y a un nouveau massacre, une nouvelle vente d’armes et les crimes de guerre des jours précédents – comme l’assassinat du poète Rafteet Alareer, ou celui du reporter de Reuters, Issam Abdallah, celui de Saber Abu Daqqam d’Al Jazeera, l’assassinat de Hind Rajab et de sa famille, le massacre de la farine et la destruction de l’hôpital Al-Shifa – s’effacent de la vue…

5 avril 2024 – Counterpunch – Traduction : Chronique de Palestine – Lalla Fadhma N’Soumer