En cette période d’élections françaises, l’instrumentalisation de l’antisémtisme par les courants sionistes et pro-israéliens, a atteint des sommets. Dans un complet renversement de ce qui semblait acquis jusqu’ici, la presse dominante accuse les forces de gauche d’antisémitisme, tout en présentant le courant fasciste (Rassemblement national, ou RN) comme un rempart contre cette forme de racisme. Un peu comme si le vocabulaire usuel voyait sa signification habituelle totalement inversée… à l’instar de ce qui est qualifié de « novlangue » dans le roman « 1984 » d’Orwell. Alors que des figures sionistes connues appellent ouvertement à voter RN – et cela peut surprendre – il est utile de rappeler qu’il y a des antécédents historiques qui établissent que la proximité entre le fascisme et le sionisme (deux idéologies basées sur la discrimination, le racisme, les logiques génocidaires, les volontés expansionnistes et l’usage débridée de la violence à des fins politiques) n’est pas chose nouvelle. Cette proximité s’est manifestée en effet dans la contexte de l’Allemagne nazie et des débuts de l’implantation coloniale sioniste en Palestine.
L’ouvrage de Lotfallah Soliman – « Pour une histoire profane de la Palestine » – dont sont tirés les extraits qui suivent, expose de façon très crue les relations entre l’Allemagne nazie et les organisations sionistes, et il faut savoir que tous ces faits ont été exposés et analysés également par Hannah Arendt dans son ouvrage « Eichman à Jérusalem », republié en 2023 chez Folio.
L’agence juive et l’Organisation sioniste contre le boycott du Reich
La raison d’État n’a jamais été absente des soucis de l’Agence juive [exécutif de l’Organisation sioniste mondiale en Palestine mandataire britannique, créé en 1929], même avant que l’État n’existe et même si des juifs devaient en payer le prix. Et contrairement aux dirigeants arabes, l’Agence juive et le Yishouv [peuplement juif en Palestine antérieur à 1948] ne pouvaient, dire, comme les juifs de Londres évoqués par Ben Gourion, que la lutte contre l’Allemagne, devenue hitlérienne, n’était pas la leur.
Car en ce qui concerne les juifs, Hitler et les théoriciens du national-socialisme n’ont jamais caché leur jeu. Bien avant 1933, tous ceux concernés par la politique allemande savaient que « le problème juif » était une composante de l’idéologie nazie. Le passage du Mein Kampf, où l’on pouvait lire : « Si l’on avait, au début et au cours de la [Première] guerre [mondiale] tenu douze ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés, comme des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemand ont dû endurer, le sacrifice de millions d’hommes sur le front n’eût pas été vain », avait été traduit dans toutes les langues européennes, y compris le yiddish. Et l’on savait également, parce que Hitler et les siens l’avaient suffisamment crié sur les toits, que les nazis pouvaient recourir un jour ou l’autre à des mesures extrêmes, mais qu’en attendant, ils allaient faire des juifs une composante de la politique étrangère du IIIe Reich, c’est-à-dire que la diplomatie allemande allait consister, pendant un temps, à marchander les juifs et leurs avoirs avec qui en voulait.
Il y avait plusieurs manières de contrer cette politique. Mais il n’est pas utile de s’appesantir sur ce point : toute réécriture de l’histoire est malsaine. Restent les faits, non pas interprétés selon nos concepts politiques d’aujourd’hui, mais tels qu’ils furent alors vécus dans leur quotidienneté.
À se référer à la presse de l’époque, on remarque que les écrits d’Hitler et de ses idéologues, les discours incendiaires prononcés pendant les longues années d’agitation et répétés à satiété au cors de la campagne électorale qui allait assurer au parti national-socialiste la majorité au Reichstag avaient soulevé une très vive émotion partout en Europe et même aux États-Unis. Aussi, dès le lendemain du 31 mars 1933, se dessina dans ces pays un vaste mouvement qui appela, sinon à déclarer immédiatement la guere à l’Allemagne, du moins à la boycotter. Bien qu’animé essentiellement par les communistes et les juifs, ce mouvement n’était pas pour déplaire aux capitalistes occidentaux qui, encore mal remis de la crise économique commencée en 1929, entendaient profiter de tout ce qui pouvait justifier les mesures protectionnistes dont ils prétendaient avoir besoin.
Dès les premiers jours du mois d’avril, on voit apparaître dans certains magasins de Londres, surtout dans les quartiers à forte population juive, des pancartes sur lesquelles on pouvait lire No German Goods sold here ou même No German travellers should call here. Le mouvement s’amplifie après la publication, le 7 avril, des premières lois antisémites contre les fonctionnaires, les médecins et les avocats juifs allemands.
Mais si tel est le sentiment des juifs un peu partout dans les grands pays occidentaux, celui-ci n’est pas partagé par les responsables sionistes, qui vont s’employer à saboter le mouvement spontané de boycottage.
Dès le mois d’avril, l’Agence juive qui représente les intérêts du Yishoud donne le ton. Elle se décalre ouvertement hotstile au boycottage du Reich. « Les instructions que, de son siège à Jérusalem, elle envoie à son bureau de Londres, sont catégoriques : persévérer dans l’action diplomatique et protestataire contre la politique juive du Reich ; éviter tout recours au boycottage économique. » La Fédération sioniste d’Allemagne, elle, est plus explicite. Dans une déclaration du 21 juin, elle affirme que « la propagande qui exhorte au boycottage de l’Allemagne de la manière dont elle est fréquemment menée aujourd’hui, va, par son essence même, à l’encontre du sionisme [1]. Car le sionisme ne vise pas à combattre [les gouvernements hostiles aux juifs], mais à [les] convaincre et à construire ».
L’Organisation sioniste mondiale ne s’associe donc pas au boycottage. De toutes les personnaltés marqauntes du sionisme, seul Jabotinsky s’insurge ouvertement contre la décision de l’Organisation. A lui seul, l’entrée de l’Allemagne sera interdite. Après une forte opposition, le rabbin Stephen Wise, figure éminente du sionisme américain, finit par baisser les bras, comme il les baissera, en 1943, lorsque les sionistes extrémistes menés par Abba Hillel Silver imposeront à la Conférence juive américaine de privilégier la création, après la guerre, d’un Etat juif en Palestine au détriment du sauvetage des juifs européens. quant à Nahum Goldmann, il rapportera honnêtement, dans son Autobiographie, les reproches que lui fit le Tchécoslovaque Edward Bénès, alors minitre des Affaires étrangères de Masaryk : « Il me dit en criant :”Ne comprenez-vous donc pas qu’en ne réagissant que mollement, en manquant de soulever l’opinion publique et de préconiser une action vigoureuse contre les Allemands, les juifs mettent en danger leur avenir et leurs droits humains partout dans le monde ?” » Et Goldmann d’ajouter : « Je savais que Bénès avait raison [2]. »
C’est dans ces perspectives « éducatives » et « constructives » qu’est conclu, dès le mois de mai 1933, le premier accord officiel entre l’Agence juive et le IIIe Reich !
Août 1933 : l’accord de la « Haavara » entre les nazis et les sionistes
Dès l’arrivée des nazis au pouvoir et surtout après la publication des lois antisémites d’avril 1933, des milliers de juifs allemnads s’étaient expatriés. Comme il s’agissait généralement de gens bien nés, exerçant pour la plupart des professions libérales,ils n’avaient pas eu trop de difficultés à se faire admettre dans les pays voisins et même à se faire inscrire sur les quotas d’immigration aux Etats-Unis. Pour les candidats à l’immigration, les restrictions qui existaient dans les pays occidentaux s’assouplissaient comme par enchantement en fonction du statut social et de l’importance des capitaux dont ils disposaient. Mais un contrôle des changes ne tarda pas à venir réglementer strictement la sortie des devises étrangères et ceux qui avaient la possibilité de quitter le Reich ne pouvaient donc plus emporter leurs avoirs, surtout lorsqu’ils s’agissait de biens immobiliers dont la vente était soumise à des formalités légales difficiles à contourner, et devaient les verser à un compte bloqué en marks. Dans la logique capitaliste, il s’agissait là d’une atteinte intolérable à l’intégrité du portefeuille, aux droits de l’homme et à sa dignité. Et les juifs riches, à qui les consulats étrangers auraient été heureux d’accorder des visas de « courtoisie », hésitaient à quitter l’Allemagne en laissant l’essentiel de leur fortune derrière eux.
Mais on sait que les quotas et les contrôles, quelque stricts qu’ils soient, ont leurs caprices. C’est ainsi que l’immigration juive en Palestine était soumise à un quota que, pour des raisons différentes, l’Agence juive et la Grande-Bretagne prétendaient rigoureux. Mais les immigrants dits « capitalistes », c’est-à-dire ceux qui possédaient au moins cinq cents, puis mille livres sterling, étaient admis « hors quota ». De leur côté, les nazis savaient parfois fermer les yeux et il leur arrivait même de ne pas refuser aux émigrants l’allocation requise. […]
Mais ces aménagements pouvaient satisfaire ceux qui, une fois toutes les taxes payées, ne possédaient guère plus de 1000 livres. Ils n’étaient pas suffisants pour ceux qui en possédaient beaucoup plus. C’est alors que Sam Cohen, un juif de Palestine, responsable d’une compagnie de colonisation, la Ha’notea eut l’idée de réserver à l’Allemagne l’exclusivité de ses importations de machines, agricoles et autres, et de financer ces achats par les capitaux que les juifs candidats à l’immigration n’avaient pas le droit de convertir en devises. Une fois arrivés en Palestine, admis « hors quota » parce que possédant officiellement mille livres, ces émigrants toucheraient de la Ha’notea la contre-valeur de leurs capitaux bloqués en marks. Un tel accord arrangerait tout le monde : l’Agence juive, puisque le candidat à l’émigration d’Allemagne ne pourrait récupérer sa fortune qu’en Palestine, la Ha’notea qui n’aurait plus à payer ses importations en devises, et surtout l’Allemagne nazie qui, tout en se débarassant d’un certain nombre de ses juifs, briserait le boycottage organisé par les communistes, les juifs non sionistes et leurs alliés « démocrato-ploutocrates » et donnerait en même temps un coup de pouce à ses industriels en mal de commandes.
Le dossier est bouclé rapidement et un accord portant sur un million de marks est signé le 19 mai 1933. Aussitôt, l’Agence juive, avant même de prendre officiellement le relais de la Ha’notea, place l’affaire sous la responsabilité d’Arlosoroff, directeur du département politique de l’Agence. Ce dernier sera assassiné, le 16 juin 1933, au retour d’un voyage en Allemagne, sur la plage de Tel-Aviv par Abraham Stavsky, un partisan de Jabotinsky. Bien qu’identifié par la femme d’Arlosoroff, présente au momen du meurtre, Stavsky sera acquitté, le tribunal précisant que « selon la loi britannique, un seul témoignage aurait suffi mais les lois d’Eretz-Israël en exigeaient au moins deux [3] ».
L’assassinat d’Arlosoroff n’a toutefois aucune incidence sur les rapports entre l’Agence juive et l’Allemagne nazie, et une conférence s’ouvre, le 7 août, dans les locaux du ministère de l’Economie du Reich. Y assistent, du côté juif, deux réprésentants de la Ha’notea, des délégués de la Fédération sioniste d’Allemagne, le directeur de l’Anglo-Palestinian Bank, institution créée par l’Organisation sioniste, et Arthur Ruppin, un des principaux responsables de l’Organisation sioniste et de l’Agence juiveet grand spécialiste des questions de colonisation juive.
Le 10 août, la conférence débouche sur l’accord qui sera connu sous le nom hébreu de Haavara. Une société fiduciaire, la Haavara Trust and Transfert Office est créée sous l’égide de l’Anglo-Palestinian Bank. Elle a pour fonction de gérer les intérêts des juifs candidats à l’émigration et de négocier avec les exportateurs et les industriels allemands. Le montant des transactions est fixé à trois millions de marks, avec possibilité de renouvellement.
L’accord sur les trois millions de marks sera révélera rapidement insuffisant. Il sera renouvelé, dès le 13 février 1934, et continuera à l’être périodiquement, jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale et sur des sommes croissantes qui ateindront 37 millions de marks en 1937 pour retomber à 19 millions en 1938 et 8 millions en 1939. Il permettra le transfert en Palestine, naturellement au seul secteur juif de l’économie, de sommes considérables.
Notes :
[1] Citations faites par Eliahou Ben Elissar, La Diplomatie du IIIe Reich et les juifs, Julliard, Paris, 1969, p.70.
[2] Goldman, Nahum, Autobiographie, Fayard, Paris, 1971.
[3] Ben Gourion, David, Mémoires, Israël avant Israël, Grasset, Paris, 1974, p. 453.
Auteur : Lotfallah Soliman
* Soliman Lotfallah est né à Mansourah (Égypte), le 20 avril 1918. Journaliste, écrivain, libraire, éditeur, militant communiste et anti-colonialiste, il a été de toutes les luttes qui ont marqué l'histoire de l'Égypte et du monde arabe jusqu'à son départ d'Algérie en 1966. Il a vécu ensuite en France, à Paris, où il est décédé le 18 décembre 1995.
Janvier 1989 – Pour une histoire profane de la Palestine, aux Editions La Découverte