Par Jonathan Cook
L’infamie des médias sera bientôt oubliée parce ce sont eux qui nous disent ce qui se passe dans le monde.
Il n’est que juste que nous prenions tous un moment pour célébrer la victoire de la libération de Julian Assange, après 14 ans d’une détention qui a pris différentes formes. Il retrouve enfin sa femme et ses enfants – deux garçons qui n’ont pas eu la chance de vraiment connaître leur père.
Il a passé les cinq dernières années dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, pendant que les États-Unis cherchaient à obtenir son extradition pour le condamner à une peine de 175 ans de prison pour avoir publié des détails sur leurs crimes d’État en Irak, en Afghanistan et ailleurs.
Pendant les sept années précédentes, il a été confiné dans une petite pièce de l’ambassade d’Équateur à Londres, après que Quito lui eut accordé l’asile politique pour qu’il échappe aux griffes d’un empire américain sans foi ni loi et déterminé à faire de lui un exemple.
Il a été arrêté dans l’ambassade par la police britannique au nom de Washington en 2019, après l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement plus proche des États-Unis en Équateur, ce qui a prouvé la mauvaise foi et la malveillance de ceux qui l’accusaient de vouloir « échapper à la justice ».
Tout ce qu’Assange avait dit sur ce que les États-Unis voulaient lui faire subir s’est avéré exact au cours des cinq années suivantes, alors qu’il languissait à Belmarsh, entièrement coupé du monde extérieur.
Personne dans notre classe politique ou médiatique n’a semblé remarquer, ou ne pouvait se permettre d’admettre, que les événements se déroulaient exactement comme le fondateur de Wikileaks l’avait souvent prédit, ce qui lui avait valu d’être abondamment tourné en ridicule.
Cette même classe politico-médiatique n’était pas non plus prête à s’intéresser aux éléments incontestables qui montraient que l’affaire étasunienne d’extradition d’Assange n’avait rien d’une procédure légale mais tout d’une vengeance qui devait, en plus, dissuader d’autres journalistes de révéler des crimes d’État américains, comme l’avait fait le fondateur de Wikileaks.
On a même appris que, fidèle à elle-même, la CIA, dont 250 000 câbles d’ambassades publiés par Wikileaks en 2010 révélaient les agissements criminels, avait comploté pour l’assassiner et le kidnapper dans les rues de Londres.
D’autres preuves ont montré que la CIA avait mené de vastes opérations d’espionnage à l’ambassade, enregistrant les moindres faits et gestes d’Assange, y compris ses rencontres avec ses médecins et ses avocats.
Ce seul fait aurait dû entraîner le rejet de l’affaire américaine par les tribunaux britanniques. Mais la justice britannique obéissait à Washington, au lieu de respecter ses propres lois.
A Kingly Proposal: Letter from Julian Assange to King Charles III
Les médias n’ont rien d’un contre-pouvoir
Les gouvernements occidentaux, les hommes politiques, le système judiciaire et les médias ont tous laissé tomber Assange. Ou plutôt, ils ont fait ce qu’ils sont là pour faire : empêcher la populace – c’est-à-dire vous et moi – de savoir ce qui se passait vraiment.
Leur rôle est nous faire croire qu’ils savent ce qu’ils font, que nous devons leur faire confiance, que leurs crimes, comme ceux qu’ils commettent ou soutiennent en ce moment même à Gaza, ne sont pas du tout ce qu’ils ont l’air d’être – mais sont en fait des efforts déployés dans des circonstances très difficiles pour maintenir l’ordre moral et protéger la civilisation.
C’est pourquoi il est particulièrement nécessaire d’identifier le rôle critique joué par les médias dans l’emprisonnement d’Assange pendant tant d’années.
La vérité, c’est que si nous avions des médias réellement d’opposition, qui jouaient le rôle de contre-pouvoir qu’ils s’attribuent, Assange n’aurait jamais pu être enfermé aussi longtemps. Il aurait été libéré il y a des années. Ce sont les médias qui l’ont maintenu derrière les barreaux.
Les médias de l’establishment se sont prêtés de bonne grâce à la diabolisation d’Assange par les gouvernements américain et britannique.
Aujourd’hui encore, alors qu’il a retrouvé sa famille, la BBC et d’autres médias continuent à colporter les mêmes mensonges.
Ainsi, la BBC reprend dans ses reportages de cette semaine l’affirmation éculée selon laquelle il aurait fait l’objet d’ « accusations de viol » en Suède, accusations qui auraient finalement été retirées.
En réalité, Assange n’a jamais fait l’objet que d’une « enquête préliminaire », que les procureurs suédois ont abandonnée plusieurs fois faute de preuves. L’enquête, nous le savons maintenant, a duré si longtemps non pas à cause de la Suède, mais principalement parce que le parquet britannique, alors dirigé par Sir Keir Starmer (aujourd’hui leader du parti travailliste), a insisté pour qu’elle s’éternise.
Starmer s’est rendu à plusieurs reprises à Washington pendant toute la période où les États-Unis essayaient de trouver un prétexte pour enfermer Assange pour des crimes politiques, et non pas sexuels. Mais comme c’est souvent le cas dans l’affaire Assange, tous les comptes rendus de ces réunions ont été détruits par les autorités britanniques.
Un autre mensonge favori des médias – qui continue d’être colporté – est l’affirmation selon laquelle les publications de Wikileaks mettent en danger les agents américains.
C’est totalement absurde, comme le savent tous les journalistes qui ont un tant soit peu étudié le contexte de l’affaire.
Il y a plus de dix ans, le Pentagone a mis en place une procédure pour identifier les agents américains tués ou blessés à la suite des fuites, dans le but de monter l’opinion publique contre d’Assange.
Mais l’équipe de 120 officiers du contre-espionnage n’a pas pu trouver un seul cas de ce type, comme a fini par l’admettre le chef de l’équipe, le brigadier-général Robert Carr, devant un tribunal en 2013.
Malgré une salle de rédaction remplie de centaines de correspondants, dont certains prétendent être des spécialistes de la défense, la sécurité et la désinformation, la BBC ne parvient toujours pas à établir correctement les faits principaux de l’affaire.
Ce n’est pas un hasard. C’est ce qui arrive lorsque les journalistes boivent comme du petit lait les bobards de ceux qu’ils sont censés surveiller. C’est ce qui arrive lorsque les journalistes entretiennent une relation incestueuse avec les responsables des services de renseignement.
Les médias ont détruit la réputation d’Assange
Mais ce ne sont pas seulement ces manquements flagrants en matière d’information qui ont maintenu Assange confiné dans sa petite cellule de Belmarsh. C’est le fait que l’ensemble des médias aient agi de concert pour détruire sa réputation, rendant non seulement acceptable mais respectable le fait de le haïr.
Il était impossible de publier un message sur les médias sociaux à propos de l’affaire Assange sans que des dizaines de commentateurs ne surgissent pour vous dire qu’il était profondément odieux et narcissique, qu’il avait maltraité son chat ou barbouillé d’excréments les murs de l’ambassade. Bien entendu, aucune de ces personnes ne l’avait jamais rencontré.
Les destins de Gaza et de Julian Assange sont étroitement liés
Il n’est jamais venu à l’esprit de ces personnes que, même si tout cela était vrai, cela n’aurait aucunement pu justifier qu’Assange soit privé de ses droits légaux fondamentaux, comme cela a été le cas. Et plus encore, cela ne pouvait pas justifier que des journalistes renoncent à leur devoir d’intérêt général qui est de révéler les crimes de l’État.
Ce qui était finalement en jeu dans les longues audiences d’extradition, c’était la volonté du gouvernement américain d’assimiler le journalisme d’investigation en matière de sécurité nationale à de l’ « espionnage ». Le fait qu’Assange soit narcissique n’a aucun rapport avec cette question.
Pourquoi tant de gens ont-ils cru que les supposés défauts de caractère d’Assange étaient d’une importance cruciale pour l’affaire ? Parce que les médias de l’establishment – nos supposés arbitres de la vérité – le leur ont unanimement fait croire.
Les calomnies n’auraient peut-être pas marché aussi bien si elles n’étaient venues que des tabloïds de droite. Mais elles se sont imposées parce qu’elles ont été répétées à l’envi par des journalistes censés se situer dans l’autre camp politique, notamment le Guardian.
Les libéraux et les gens de gauche ont été inondés d’articles et de tweets rabaissant Assange et sa lutte désespérée et solitaire contre la superpuissance mondiale pour éviter d’être enfermé pour le reste de sa vie pour crime de journalisme.
Le Guardian, qui avait bénéficié d’une alliance initiale avec Wikileaks pour la publication de ses révélations, n’a fait preuve d’aucune solidarité lorsque l’establishment américain est venu frapper à la porte, déterminé à détruire la plateforme Wikileaks et son fondateur pour avoir révélé leurs crimes.
Pour mémoire, voici quelques exemples de la méthode du Guardian pour faire de lui – et non de l’État sécuritaire américain qui violait la loi – le méchant.
Marina Hyde, dans le Guardian de février 2016 – quatre ans après sa captivité dans l’ambassade – a qualifié de « naïve » l’inquiétude d’un groupe d’experts juridiques de renommée mondiale des Nations unies qui jugeaient qu’Assange était « détenu arbitrairement » parce que Washington avait refusé de garantir qu’il ne demanderait pas son extradition pour des délits politiques.
Le même jour, Joshua Rozenberg, correspondant de longue date de la BBC pour les affaires juridiques, s’est vu accorder un espace dans le Guardian pour affirmer faussement qu’Assange se « cachait » simplement dans l’ambassade, sans être menacé d’extradition (note : bien que sa compréhension de l’affaire se soit avérée défectueuse, la BBC l’a autorisé à s’exprimer à nouveau cette semaine sur l’affaire Assange).
Deux ans plus tard, le Guardian racontait toujours que, malgré les millions dépensés par le Royaume-Uni pour encercler l’ambassade avec des policiers afin d’empêcher Assange de « fuir la justice », c’était seulement par « fierté » qu’il restait enfermé à l’ambassade.
Ou que dire de l’article de Hadley Freeman, publié par le Guardian en 2019, juste au moment où Assange disparaissait pour cinq ans dans ce qui se rapproche le plus du goulag en Grande-Bretagne, sur le « bonheur intense » que le personnel de nettoyage de l’ambassade avait dû ressentir.
Quiconque n’a pas réalisé à quel point les rédacteurs du Guardian haïssaient personnellement Assange devrait lire les tweets qu’ils envoyaient quand ils se lâchaient. Pour Hyde, Assange était « peut-être le plus grand trou du cul de Knightsbridge », tandis que Suzanne Moore a déclaré qu’il était « le plus gros étron ».
Le dénigrement constant d’Assange et le mépris de ses épreuves ne se sont pas limités aux pages d’opinion du Guardian. Le journal a même participé à la rédaction d’un faux rapport – vraisemblablement fourni par les services de renseignement, mais facilement réfutable – destiné à monter les lecteurs du journal contre lui en le présentant comme un laquais de Donald Trump et des Russes.
Cette notoire fake-news selon laquelle, en 2018, Assange aurait rencontré à plusieurs reprises un collaborateur de Trump et des « Russes anonymes », sans qu’aucune des dizaines de caméras de vidéosurveillance situées aux abords de l’ambassade ne l’ait enregistré – figure toujours sur le site web du Guardian.
Le harcèlement de Julian Assange ne laisse aucun refuge au journalisme honnête
Cette campagne de diabolisation a permis à la police britannique de sortir Assange de l’ambassade par la force au début de l’année 2019.
Elle a également permis au Guardian de ne pas attirer l’attention sur lui-même. Car en vérité, ce sont des erreurs commises par le journal, et non par Assange, qui ont conduit au « crime » qu’il est supposé avoir commis et qui est au cœur de l’affaire d’extradition des États-Unis, à savoir que Wikileaks avait publié précipitamment une grande quantité de fichiers non expurgés – comme je l’ai expliqué en détail précédemment.
Trop peu, trop tard
Les médias de l’establishment qui ont collaboré avec Assange il y a 14 ans en publiant les révélations sur les crimes d’État des États-Unis et du Royaume-Uni n’ont commencé à changer timidement leur fusil d’épaule qu’à la fin de 2022, soit plus d’une décennie trop tard.
C’est à ce moment-là que cinq de ses anciens partenaires médiatiques ont adressé une lettre commune à l’administration Biden pour lui demander de « mettre fin aux poursuites engagées contre Julian Assange pour avoir publié des secrets ».
Mais alors même qu’il a été libéré cette semaine, la BBC a continué à attaquer sa réputation.
Si la BBC n’était pas le petit télégraphiste du gouvernement britannique, voilà ce qu’elle aurait sans doute titré : « Tony Blair : Multimillionnaire ou criminel de guerre ? »
En effet, pendant que les médias de l’establishment s’employaient à nous distraire avec les supposés défauts de caractère d’Assange, personne ne s’intéressait aux véritables méchants, ceux qui ont commis les crimes qu’il a révélés : Blair, George W Bush, Dick Cheney et bien d’autres.
On peut discerner un pattern dans tous ces évènements. Lorsque les faits révélés ne peuvent pas être contestés, la seule issue de l’establishment est de tirer sur le messager.
Dans le cas présent, il s’agissait d’Assange. Mais la même machine médiatique a été déployée contre l’ancien leader travailliste Jeremy Corbyn, une autre épine dans le pied de l’establishment. Et comme dans le cas d’Assange, le Guardian et la BBC ont été les deux principaux médias qui ont servi à diffuser les calomnies.
Malheureusement, pour obtenir sa liberté, Assange a été contraint de conclure avec le ministère de la Justice un accord de plaider coupable de l’un des chefs d’accusation retenus contre lui en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act).
On a eu un nouvelle preuve de la mauvaise foi persistante du Guardian, le journal qui n’a jamais cessé de minimiser, voire de nier, les années de détention d’Assange et de tourner en dérision la menace qu’il courait d’être enfermé à vie dans une prison de haute sécurité américaine, cette semaine, quand il a publié, après la libération d’Assange, un article soulignant que son accord de plaider-coupable constituait un « dangereux précédent » pour le journalisme.
Le traitement réservé à Assange par Washington a toujours eu pour but d’envoyer un message glaçant aux journalistes d’investigation : s’il est acceptable de dénoncer les crimes des ennemis officiels, les mêmes normes ne doivent jamais être appliquées à l’empire américain lui-même.
Comment est-il possible que le Guardian vienne seulement de le comprendre ? Pourquoi n’a-t-il rien compris quand cela comptait, tout au long des longues années de persécution politique d’Assange?
Ce qui est encore plus triste, c’est que le rôle infâme des médias dans l’emprisonnement d’Assange sera bientôt effacé des annales. En effet, ce sont les médias qui écrivent le script de ce qui se passe dans le monde.
Ils se décriront vite comme des saints, et non comme des pécheurs, dans cet épisode. Et, en l’absence d’autres Assange pour nous ouvrir les yeux, il est fort probable que nous les croirons.
Auteur : Jonathan Cook
26 juin 2024 – Declassified UK – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet