Par Abdaljawad Omar
En assassinant des dirigeants du Hamas et du Hezbollah, Israël ne cherche pas à affaiblir la résistance. Son véritable objectif est de restaurer l’image de sa supériorité militaire ainsi que de ses services de renseignement aux yeux du public israélien.
Dans la nuit du 30 juillet, Israël a intensifié ses opérations militaires en attaquant ses adversaires sur plusieurs fronts, dont le Liban, l’Iran et la Palestine.
Le gouvernement israélien a revendiqué un succès important avec l’assassinat d’un commandant du Hezbollah dans un quartier densément peuplé du sud de Beyrouth. Simultanément, Israël a lancé une frappe audacieuse au cœur de Téhéran, qui a tué Ismail Haniyeh, l’actuel responsable du bureau politique du Hamas [ainsi que son garde du corps Wasim Abu Shaaban].
Wasim Abu Shaaban était le dévoué garde du corps et commandant aux côtés du responsable du Hamas, Ismail Haniyeh
Connu pour son dévouement sans faille, Abu Shaaban a été le garde du corps personnel de Haniyeh pendant cinq ans, jusqu’à la frappe aérienne qui lui a été fatale à Téhéran. Wasim Abu Shaban est resté aux côtés de Haniyeh, le suivant de près jusqu’à ce que leurs vies soient tragiquement interrompues lors d’une opération d’assassinat à Téhéran mercredi matin, 31 juillet 2024.
Le Hamas a pleuré la perte d’Abu Shaban, 36 ans, connu sous le pseudonyme d’« Abu Anas », qui a consacré sa vie au combat et au commandement au sein de l’aile militaire du Hamas, les Brigades Al-Qassam. Il assurait également la sécurité de hauts responsables du mouvement. Né en 1988 dans le quartier Tal al-Hawa de la ville de Gaza, Abu Shaban est diplômé en droit islamique à l’université islamique de Gaza. Il est marié et père de deux fils et de deux filles. Connu pour ses liens étroits avec les mosquées et sa récitation régulière du Coran, il jouissait d’une bonne réputation par sa piété et sa conduite éthique auprès de ses amis et de sa famille.
Au début de sa carrière, il a servi de garde personnel à Saeed Seyam, le ministre de l’intérieur du premier gouvernement du Hamas. Seyam a été assassiné par une frappe aérienne israélienne à Gaza en 2009 – Anadolu Agency
Après dix mois d’érosion lente mais constante de la maîtrise de l’escalade qu’il avait réussie à garder pendant des décennies, Israël tente aujourd’hui de reprendre l’initiative et de rétablir sa supériorité en ciblant à la fois Beyrouth et Téhéran en moins de 24 heures.
Les actions d’Israël ne visent pas seulement à montrer sa force ; elles sont également conçues pour accroître la pression sur l’axe de la résistance.
L’objectif stratégique est de briser l’unité de cette coalition en utilisant les capacités militaires israéliennes pour flirter avec la perspective d’une guerre totale – une issue que ni Israël ni le Hezbollah, et par extension l’Iran, ne souhaitent vraiment.
Cette politique de la corde raide vise à déstabiliser les adversaires, à les pousser à se désolidariser les uns des autres, et, éventuellement, à faire des concessions à Israël.
Israël mise sur le fait que la crainte d’une nouvelle escalade poussera le Hezbollah et l’Iran à faire pression sur le Hamas pour qu’il satisfasse certaines des exigences d’Israël lors des négociations sur le cessez-le-feu.
En outre, Israël croit qu’une véritable escalade – en particulier si elle est provoquée par ses actions ciblées – obligera les États-Unis et leurs alliés à lui offrir un soutien militaire et diplomatique. Même si Washington ne recherche pas activement un conflit majeur, Israël est persuadé que les États-Unis n’hésiteront pas à lui venir en aide si la situation s’aggrave.
En d’autres termes, Israël cherche à créer des situations inextricables, et, ce faisant, prend des risques calculés, sachant que si les choses tournent mal, l’armée américaine se précipitera à sa défense dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient.
Depuis un certain temps, Israël jauge les réactions de ses adversaires, notant en particulier la faible réaction des Palestiniens à l’annonce de l’assassinat par Israël du commandant militaire du Hamas à Gaza, Muhammad al-Deif. Cette observation a conduit les planificateurs stratégiques israéliens à conclure que, si un accord diplomatique reste une priorité, il est peu probable que de tels assassinats ciblés fassent dérailler ces efforts.
En outre, Israël est convaincu que, même si le Hezbollah et l’Iran considèrent les incursions à Beyrouth ou à Téhéran comme des escalades significatives nécessitant une réponse, ils éviteront de déclencher un conflit total qui pourrait conduire à une guerre ouverte.
Cette conviction explique la confiance d’Israël dans sa capacité à mener des actions ciblées sans provoquer un conflit régional plus large.
Ces assassinats ciblés auraient probablement eu lieu indépendamment de l’incident de Majdal Shams. Les opérations et les escalades actuelles se déroulent à un moment où Israël a tout à y gagner sur le plan stratégique, même s’il finit par signer un accord.
En accumulant les succès tactiques, Israël vise à réaffirmer sa maîtrise de l’escalade dans les conflits qui l’opposent à ses adversaires. L’État hébreu cherche à renforcer sa position de négociation tout en conservant un avantage décisif dans toute confrontation potentielle.
Il cherche également à démontrer sa résilience et sa volonté de combattre, même si la guerre s’éternise depuis des mois, avec des signes de fractures au sein de la société israélienne et une perte de confiance dans l’armée, comme le montrent les récentes émeutes séditieuses et insurrectionnelles devant la célèbre prison de Sde Teiman, pour protester contre la détention de neuf soldats israéliens accusés d’avoir violé collectivement un prisonnier palestinien.
L’histoire israélienne d’assassinat de dirigeants palestiniens
La notion d’assassinat est profondément ancrée dans l’histoire de la région arabe, le terme lui-même étant originaire de la région. Entre le XIe et le XIIIe siècle, dans la tourmente des croisades, les Ismaéliens de Nizari – communément appelés « Hashashin » – ont utilisé l’assassinat comme outil stratégique pour éliminer les dirigeants qui s’opposaient à eux.
Cependant, l’importance de l’assassinat dans la région va bien au-delà de la simple étymologie. Cette région, longtemps soumise à la colonisation et à la désunion artificiellement induite, est devenue un théâtre où les règles conventionnelles de la guerre peuvent être ignorées.
Dans ce contexte, les acteurs politiques qui ne s’alignent pas sur les intérêts hégémoniques occidentaux sont souvent considérés comme des exceptions intolérables, ce qui fait de leurs dirigeants des cibles légitimes, en violation des règles et des normes en vigueur ailleurs.
Au cours du siècle dernier, Israël a affiné sa pratique des assassinats ciblés, souvent doublée de l’arrestation de dirigeants clés, afin d’éliminer des personnalités politiques et militaires influentes.
Cette stratégie ne vise pas seulement à neutraliser les menaces immédiates, mais aussi à façonner la composition et le caractère de la résistance à laquelle il est confronté dans la région.
Par ces interventions meurtrières, Israël cherche à affaiblir la dynamique de la résistance contre ses politiques d’appropriation des terres, de nettoyage ethnique et de colonisation et à favoriser le développement d’une classe dirigeante en Palestine et dans le monde arabe au sens large, qui s’aligne plus étroitement sur les intérêts américains et israéliens.
Ces tactiques se sont avérées efficaces pour écarter les principaux dirigeants palestiniens à des moments critiques de la lutte. Par exemple, durant les années pré-Oslo, l’assassinat de figures centrales telles que le second et le troisième commandant de Yasser Arafat – Abu Iyad (Salah Khalaf) et Abu Jihad (Khalil al-Wazir) – a ouvert la voie à l’émergence d’une direction plus souple, incarnée aujourd’hui par Mahmoud Abbas.
Au cours de la seconde Intifada, Israël a arrêté l’ancien dirigeant du Fatah, Marwan Barghouti, et le secrétaire général du FPLP, Ahmad Saadat. Il est également possible qu’il ait empoisonné Yasser Arafat et il a assassiné le commandant militaire du FPLP, Abu Ali Mustafa, ainsi que des personnalités clés du Hamas telles qu’Abdul Aziz Rantisi et le fondateur du Hamas, Ahmad Yassin, afin de s’assurer qu’aucune opposition réelle à l’enracinement de la classe compradore palestinienne ne puisse se manifester dans la politique palestinienne.
Par ces opérations, Israël a cherché à remodeler la conscience de la classe dirigeante qui s’opposait à lui. Après tout, si les Palestiniens, les Arabes ou leurs dirigeants abandonnaient la cause, il n’y aurait plus de cause à proprement parler. Les nouveaux dirigeants ne craindraient pas seulement pour leur vie, mais seraient également plus favorables aux buts et objectifs israéliens.
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Cette politique a bien servi Israël par le passé, mais elle a également eu des conséquences inattendues.
Aujourd’hui, la désunion palestinienne n’est pas le fait d’une coalition ou d’un groupe politique spécifique, elle provient du rejet de la classe compradore dite pragmatique, qui dirige la Cisjordanie, par des groupes de résistance plus homogènes qui opèrent à partir d’endroits tels que Gaza.
Alors que l’OLP a autrefois intégré des courants divers, comme celui de Mahmoud Abbas, dans son tissu organisationnel, il y a très peu de désaccords entre les groupes de résistance sur les stratégies à adopter vis-à-vis d’Israël. Les différences qui existent au sein de la résistance sont essentiellement d’ordre tactique ou liées au choix des d’alliances.
En d’autres termes, l’assassinat d’Ismail Haniyeh ne conduira pas à l’émergence d’un leadership plus conciliant, car le mouvement dont Haniyeh est issu restera fidèle au cadre de la résistance.
En outre, le perpétuel rejet israélien de personnalités comme Mahmoud Abbas, ou son éternel refus d’accorder aux Palestiniens ne serait-ce qu’un État bantoustan, ont renforcé la conviction des Palestiniens que seule la résistance peut entraîner des changements stratégiques.
Ils savent désormais qu’il est vain de négocier avec une société israélienne arrogante et suprémaciste, au point, par exemple, de manifester violemment à Sde Teiman pour le droit de violer les prisonniers palestiniens.
Les assassinats ciblés israéliens sont de moins en moins efficaces
La peur d’Israël de faire la paix, son insistance à maintenir sa domination par la force, et la tragique farce de la collaboration de personnalités comme Mahmoud Abbas avec la colonisation israélienne en Cisjordanie, ont conduit les Palestiniens et les groupes de résistance palestiniens à rejeter toute forme de solution négociée.
Ils ont désormais la conviction qu’ils n’obtiendront aucun changement significatif en dialoguant avec un État qui ne connaît que la force et la domination absolue.
En outre, les Palestiniens ont à la fois renouvelé le cadre de leur résistance et institutionnalisé ses structures organisationnelles. Les organisations ont évolué, elles sont moins dépendantes d’un culte de la personnalité ou de liens émotionnels profonds avec des leaders individuels, et plus axées sur les rôles organisationnels et l’efficacité opérationnelle.
L’époque où les groupes de résistance s’effondraient dans la douleur à la suite de la perte d’un personnage clé est révolue.
Aujourd’hui, les mouvements de résistance palestiniens et libanais se sont adaptés à la réalité : l’assassinat d’un dirigeant de premier plan peut entraîner un revers tactique, mais ne conduit pas à la désintégration de leurs opérations. En fait, dans de nombreux cas, ces groupes ont fait preuve de résilience, en utilisant ces incidents comme un catalyseur pour consolider et renforcer leurs structures organisationnelles.
Cette évolution reflète la maturation des mouvements de résistance, où l’accent est mis sur la durabilité et la continuité plutôt que sur l’influence de leaders individuels ou de réseaux clientélistes soucieux d’accroitre leur influence au sein d’une formation politique spécifique.
Au-delà de l’impact tactique immédiat, quelles sont les conséquences de ces assassinats ?
Dans certains cas, ils peuvent se retourner contre leurs auteurs, comme on l’a vu avec l’assassinat du chef du Hezbollah, Abbas Musawi, qui a ouvert la voie à l’ascension de Hassan Nasrallah.
Ces actions peuvent même faciliter l’émergence de commandants plus innovants et plus adaptables, capables d’occuper des postes clés. En éliminant un chef, Israël peut involontairement créer un espace pour l’émergence d’un autre chef souvent plus redoutable.
Il suffit d’observer l’évolution du Hamas et du Hezbollah à la suite de divers assassinats à différentes étapes de leur histoire pour se rendre compte que ces opérations ont perdu une grande partie de leur puissance.
En fait, ces méthodes renforcent le lien entre les organisations politico-militaires et la société dans son ensemble, au lieu de les diviser. Elles renforcent l’unité et la détermination des adversaires, en comblant le fossé entre les factions militantes et l’ensemble de la population, au lieu de les affaiblir. L’assassinat de dirigeants du Hamas tels qu’Ismail Haniyeh, qui ne vivait pas à Gaza, atténue les dissensions internes.
Le véritable but de la politique actuelle d’Israël en matière d’assassinats est davantage de galvaniser sa propre société que de modifier véritablement la position politique ou militaire de ses adversaires.
La diminution de l’efficacité de ces tactiques pour déstabiliser les ennemis d’Israël a modifié leur objectif. Ces assassinats ciblés n’ont plus pour but de paralyser les forces d’opposition, ils fonctionnent désormais principalement comme un outil de cohésion interne, de ralliement au sentiment national israélien et de démonstration des capacités de renseignement et opérationnelles d’Israël.
Ils permettent également à Israël de se targuer d’avoir repris le dessus sur ses adversaires en ce qui concerne le niveau de l’escalade.
En fin de compte, ces actes sont des démonstrations de prouesses tactiques destinées à consacrer la suprématie de la puissance israélienne, qui visent essentiellement à impressionner les Israéliens eux-mêmes à un moment où ceux-ci ont le sentiment que leur armée et leur appareil de renseignement ont failli à leur tâche.
Lorsqu’Israël parle d’ « érosion de sa force de dissuasion », ce qui le préoccupe n’est pas tant la façon dont ses ennemis le perçoivent que la façon dont il se perçoit lui-même.
La rhétorique de la dissuasion renvoie moins aux menaces extérieures qu’au besoin de nourrir un récit interne de force et d’invincibilité, en veillant à ce que l’image de la puissance israélienne reste intacte dans la psyché collective de la société.
Auteur : Abdaljawad Omar
* Abdaljawad Omar est un écrivain et un conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au département de philosophie et d'études culturelles de l'université de Birzeit.
31 juillet 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet