La première fois que je suis allé en Palestine en tant que jeune journaliste dans les années 1960, j’ai séjourné dans un kibboutz. Les personnes que j’ai rencontrées travaillaient dur, étaient pleines d’entrain et se disaient socialistes. Je les aimais bien.
Un soir au dîner, j’ai demandé qui étaient les silhouettes de gens au loin, au-delà de notre périmètre. Des “Arabes”, ont-ils dit, des “nomades”. Les mots avaient presque été crachés. Israël, ont-ils dit, signifiant la Palestine, n’avait été pour la majeure partie que des terres en friche et l’un des grands exploits de l’entreprise sioniste consistait à faire verdir le désert.
Ils m’ont donné comme exemple leur récolte d’oranges Jaffa, exportées vers le reste du monde. Quel triomphe contre les caprices de la nature et le manque de soin de l’humanité.
C’était le premier mensonge. La plupart des orangeraies et des vignobles appartenaient aux Palestiniens qui avaient cultivé le sol et exporté des oranges et des raisins vers l’Europe depuis le dix-huitième siècle. L’ancienne ville palestinienne de Jaffa était connue par ses habitants précédents comme “le lieu des oranges tristes”.
Au kibboutz, le mot “Palestinien” n’était jamais utilisé. J’ai demandé pourquoi. La réponse a été un silence gêné.
Partout dans le monde colonisé, la véritable souveraineté des peuples autochtones est redoutée par ceux qui ne peuvent jamais totalement masquer le fait, et le crime, qu’ils vivent sur des terres volées.
Dénier à ces peuples leur humanité est l’étape suivante – comme le peuple juif ne le sait que trop bien. Profaner leur dignité, leur culture et leur fierté suit aussi logiquement que la violence.
À Ramallah, suite à une invasion de la Cisjordanie par feu Ariel Sharon en 2002, en me rendant au Centre culturel palestinien j’ai traversé des rues de voitures écrasées et de maisons démolies. Jusqu’à ce matin-là, des soldats israéliens y avaient campé.
J’y ai été accueilli par la directrice du centre, la romancière, Liana Badr, dont les manuscrits originaux gisaient au sol dispersés et déchirés. Le disque dur contenant ses œuvres de fiction, et une bibliothèque de pièces de théâtre et de poésies avait été prise par des soldats israéliens. Presque tout avait été brisé, et souillé.
Aucun livre n’a survécu avec toutes ses pages; pas une seule bande maîtresse d’une des meilleures collections de cinéma palestinien.
Les soldats avaient uriné et déféqué sur les planchers, les bureaux, les broderies et les œuvres d’art. Ils avaient maculé les peintures des enfants de matières fécales, et écrit – avec de la merde – “Born to kill” (nés pour tuer).
Liana Badr avait des larmes aux yeux, mais elle gardait la tête haute. Elle a dit: “Nous allons le remettre en état.”
Ce qui rend furieux ceux qui colonisent et occupent, volent, oppriment, vandalisent et souillent, c’est le refus des victimes de se soumettre. Et c’est l’hommage que nous devrions tous rendre aux Palestiniens. Ils refusent de se soumettre. Ils continuent. Ils attendent – jusqu’à ce qu’ils reprennent le combat. Et ils le font même lorsque ceux qui les gouvernent collaborent avec leurs oppresseurs.
En plein bombardement israélien de Gaza en 2014, le journaliste palestinien Mohammed Omer n’a jamais cessé ses reportages. Lui et sa famille étaient éprouvés; il faisait la queue pour de la nourriture et de l’eau qu’il transportait à travers les décombres. Quand je lui téléphonais, je pouvais entendre les bombes à l’extérieur de sa porte. Il a refusé de se soumettre.
Les reportages de Mohammed, accompagnés de photos réalistes, étaient un modèle de journalisme professionnel qui faisait honte aux reportages dociles et veules des médias dits “mainstream” [dominants] en Grande-Bretagne et aux États-Unis. La notion d’objectivité de la BBC – amplifier les mythes et les mensonges de l’autorité, pratique dont elle est fière – est quotidiennement tournée en dérision par des journalistes comme Mohammed Omer.
Depuis plus de 40 ans, j’ai enregistré le refus du peuple de Palestine de se soumettre à leurs oppresseurs: Israël, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union européenne.
Depuis 2008, la Grande-Bretagne à elle seule a accordé des licences pour l’exportation en Israël d’armes, de missiles, de drones et de fusils de tireur d’élite, d’une valeur de 434 millions de livres sterling.
Ceux qui ont affronté cela, sans armes, ceux qui ont refusé de se soumettre, font partie des Palestiniens que j’ai eu le privilège de connaître:
Mon ami, feu Mohammed Jarella, qui s’est escrimé pour l’agence des Nations Unies, l’UNRWA, en 1967 m’a montré un camp de réfugiés palestinien pour la première fois. C’était une journée d’hiver glaciale et les écoliers tremblaient de froid. “Un jour …” disait-il. “Un jour …”
Mustafa Barghouti, dont l’éloquence reste intacte, qui a décrit la tolérance qui existait en Palestine entre les juifs, les musulmans et les chrétiens jusqu’à ce que, comme il me l’a dit, “les sionistes ont voulu un état aux dépends des Palestiniens”.
Mona El-Farra, médecin à Gaza, dont la passion a été de recueillir de l’argent pour financer des interventions de chirurgie plastique pour les enfants défigurés par des balles israéliennes et des éclats d’obus. Son hôpital a été rasé par les bombes israéliennes en 2014.
Dr. Khalid Dahlan, psychiatre, dont les cliniques pour enfants à Gaza – enfants que la violence israélienne a rendus presque fous – étaient des oasis de civilisation.
Fatima et Nasser, couple dont la maison se trouvait dans un village près de Jérusalem classé “Zone A et B”, ce qui signifie qu’il a été proclamé que la terre y était réservée exclusivement aux juifs. Leurs parents y avaient vécu… Leurs grands-parents y avaient vécu. Aujourd’hui, les bulldozers construisent des routes réservées aux juifs, protégés par des lois qui ne s’appliquent qu’aux juifs.
Il était minuit passé quand le travail d’accouchement de leur second enfant a commencé. Le bébé était prématuré, et quand ils sont arrivés à un poste de contrôle avec l’hôpital en vue, le jeune soldat israélien leur a dit qu’ils devaient produire un autre document.
Fatima perdait beaucoup de sang. Le soldat se mit à rire et à imiter ses gémissements et il leur a dit: “Rentrez chez vous”. Le bébé est né là dans un camion. Il était tout bleu de froid et sous peu, n’ayant pu recevoir de soins, il est mort d’hypothermie. Le nom du bébé était Sultan.
Pour les Palestiniens, ce seront des histoires bien connues. La question est la suivante : pourquoi ne le sont-elles pas à Londres, à Washington, à Bruxelles et à Sydney?
En Syrie, une cause progressiste récente – parrainée par George Clooney – recueille des fonds généreux en Grande-Bretagne et aux États-Unis, même si les bénéficiaires, les soi-disant rebelles, sont dominés par des djihadistes fanatiques, produits de l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak et de la destruction de la Libye moderne.
Et pourtant, l’occupation la plus longue des temps modernes et la résistance qui lui est opposée ne sont pas reconnues. Lorsque soudainement l’ONU bouge et définit Israël comme un État d’apartheid, comme ce fut le cas cette année, cela suscite l’indignation – non pas envers un État dont la “vocation essentielle” est le racisme, mais envers une commission de l’ONU qui a osé rompre le silence.
“La Palestine” a déclaré Nelson Mandela, “est la plus grande question morale de notre époque”.
Pourquoi cette vérité est-elle étouffée, jour après jour, mois près mois, année après année ?
Concernant Israël, l’État d’apartheid, coupable de crime contre l’humanité et de violation du droit international plus que tout autre état, ceux qui savent et dont le travail consiste à maintenir les pendules à l’heure, ceux-là gardent le silence
Concernant Israël, tant de journalisme se laisse impressionner et contrôler par la pensée unique qui exige le silence sur la Palestine, alors que le journalisme qui se respecte est devenu dissidence: une avant-garde métaphorique.
Un seul mot – “conflit” – permet ce silence. “Le conflit israélo-arabe”, entonnent les robots devant leurs téléprompteurs. Quand un journaliste de longue date de la BBC, un homme qui connaît la vérité, parle de “deux récits”, la contorsion morale est totale.
Il n’y a pas de conflit, pas deux récits, avec leur articulation morale. Il y a une occupation militaire imposée par une puissance nucléaire soutenue par la plus grande puissance militaire au monde; et il y a une énorme injustice.
Le mot “occupation” peut être interdit, supprimé du dictionnaire. Mais le souvenir de la vérité historique ne peut être interdit: celui de l’expulsion systémique des Palestiniens de leur patrie. “Le Plan D”, comme l’appelaient les Israéliens en 1948.
L’historien israélien Benny Morris rapporte comment un des généraux de David Ben-Gourion, premier premier ministre israélien, lui demanda: “Que ferons-nous des Arabes?”
Le premier ministre, écrit Morris, “fit un geste de la main dédaigneux et vigoureux”. “Expulsez-les!”, a-t-il répondu.
Soixante-dix ans, plus tard, ce crime est étouffé dans la culture intellectuelle et politique de l’Occident. Ou bien c’est une question discutable, ou simplement controversée. Des journalistes grassement payés et qui acceptent avec enthousiasme les voyages offerts par le gouvernement israélien, son hospitalité et sa flatterie, protestent avec véhémence si leur indépendance est mise en cause. Le terme “idiots utiles” a été inventé pour eux.
En 2011, j’ai été frappé par la facilité avec laquelle l’un des romanciers les plus acclamés de Grande-Bretagne, Ian McEwan, un homme tout irradié des Lumières de la bourgeoisie, a accepté le Prix de Jérusalem de littérature dans l’État d’apartheid.
McEwan serait-il allé à Sun City dans l’Afrique du Sud de l’apartheid ? Ils y remettaient aussi des prix, tous frais payés. M. McEwan a justifié son geste en termes ambigus sur l’indépendance de la “société civile”
La propagande – à la McEwan, avec petite tape symbolique sur les doigts de ses hôtes ravis – est une arme pour les oppresseurs de la Palestine. Comme le sucre, elle s’insinue dans presque tout aujourd’hui.
Comprendre et déconstruire la propagande étatique et culturelle est notre tâche la plus cruciale. On nous emmène de force vers une deuxième guerre froide, dont le but final est de soumettre et de balkaniser la Russie et d’intimider la Chine.
Lorsque Donald Trump et Vladimir Poutine se sont entretenus en privé pendant plus de deux heures lors de la réunion du G20 à Hambourg, apparemment sur la nécessité de ne pas se faire la guerre mutuellement, les objecteurs les plus virulents étaient ceux qui se font les chantres du libéralisme, comme le journaliste politique sioniste du Guardian.
“Pas étonnant que Poutine était souriant à Hambourg”, a écrit Jonathan Freedland. “Il sait qu’il a atteint son objectif principal: il a restauré la faiblesse de l’Amérique.” Signal du mépris pour le Méchant Vlad.
Ces propagandistes n’ont jamais connu la guerre mais ils adorent le jeu de la guerre impériale. Ce que Ian McEwan appelle la “société civile” est devenu une source riche en propagande connexe.
Prenez un terme souvent utilisé par les gardiens de la société civile – “droits de l’homme”. À l’instar d’un autre concept noble, celui de “démocratie”, le terme “droits de l’homme” a été presque vidé de son sens et de son objectif.
À l’instar du “processus de paix” et de la “feuille de route”, les droits de l’homme en Palestine ont été détournés par les gouvernements occidentaux et les ONG d’entreprises qu’ils financent et qui revendiquent une autorité morale chimérique.
Ainsi, lorsque les gouvernements et les ONG demandent à Israël de “respecter les droits de l’homme” en Palestine, rien ne se passe, car tous savent qu’il n’y a rien à craindre; rien ne changera.
Notez le silence de l’Union européenne, qui satisfait les désirs d’Israël tout en refusant de respecter ses engagements envers le peuple de Gaza – comme maintenir la planche de salut qu’est l‘ouverture du passage frontalier de Rafah : mesure qu’elle a acceptée pour remplir sa part de l’accord en vue de l’arrêt des combats en 2014. L’aménagement d’un port maritime pour Gaza – convenu par Bruxelles en 2014 – a été abandonné.
La commission des Nations Unies dont j’ai parlée, dont le nom complet est Commission économique et sociale de l’ONU pour l’Asie occidentale, a décrit Israël comme étant, je la cite, “conçu avec pour vocation essentielle” la discrimination raciale.
Des millions de personnes comprennent cela. Ce que les gouvernements de Londres, de Washington, de Bruxelles et de Tel Aviv ne peuvent pas contrôler, c’est que l’humanité au niveau de la rue est en train de changer, peut-être comme jamais auparavant.
Les gens, partout, sont en train de bouger et ont une plus grande conscience, à mon avis, que jamais auparavant. Certains sont déjà en révolte ouverte. L’atrocité de Grenfell Tower à Londres a rassemblé les communautés dans une résistance dynamique quasi nationale.
Grâce à une campagne populaire, le pouvoir judiciaire examine aujourd’hui les preuves en vue d’une éventuelle poursuite de Tony Blair pour crimes de guerre. Même si cela échoue, c’est une évolution cruciale, faisant tomber une nouvelle barrière entre le public et sa prise de conscience de la nature vorace des crimes du pouvoir étatique – le mépris systémique de l’humanité perpétrée en Irak, dans la tour Grenfell, en Palestine. Ce sont les points qui attendent d’être reliés.
Pendant la majeure partie du 21ème siècle, la supercherie du pouvoir d’entreprise se faisant passer pour la démocratie a dépendu de la propagande de l’égarement: reposant en grande partie sur le culte du “moi d’abord” conçu pour désorienter notre faculté de nous soucier des autres, d’agir ensemble, de nous préoccuper de justice sociale et d’internationalisme.
Classe, genre et race ont été séparés de force. Le personnel est devenu le politique et les médias le message. La promotion du privilège bourgeois a été présentée comme une politique “progressiste”. Ce n’était pas le cas. Ça ne l’est jamais. C’est la promotion du privilège et du pouvoir.
Chez les jeunes, l’internationalisme a trouvé un vaste nouveau public. Voyez le soutien à Jeremy Corbyn et la réception réservée au cirque du G20 à Hambourg. En comprenant la vérité et les impératifs de l’internationalisme, et en rejetant le colonialisme, nous comprenons la lutte de la Palestine.
Mandela l’a formulé ainsi: “Nous ne savons que trop bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens”.
Au cœur du Moyen-Orient, il y a l’injustice historique en Palestine. Jusqu’à ce qu’elle soit résolue, et que les Palestiniens aient leur liberté et leur patrie, et qu’Israéliens et Palestiniens soient égaux devant la loi, il n’y aura pas de paix dans la région, et peut-être nulle part ailleurs.
Ce que Mandela disait, c’est que la liberté elle-même est précaire tant que les gouvernements puissants peuvent refuser la justice aux autres, terroriser les autres, emprisonner et tuer les autres, en notre nom. Israël comprend certainement la menace qu’un jour il puisse devoir être normal.
Voilà pourquoi son ambassadeur en Grande-Bretagne est Mark Regev, bien connu des journalistes en tant que propagandiste professionnel, et pourquoi le “grand bluff” des accusations d’antisémitisme, comme le nomma Ilan Pappe, a pu contorsionner le Parti travailliste visant à discréditer Jeremy Corbyn en tant que dirigeant. Le fait est qu’il n’a pas réussi.
Les événements évoluent rapidement maintenant. La remarquable campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) remporte des succès, jour après jour; des villes et des cités, des syndicats et des organisations étudiantes y adhèrent. La tentative du gouvernement britannique de restreindre la liberté des conseils locaux à appliquer le BDS a échoué devant les tribunaux.
Ce ne sont pas des fétus de paille. Lorsque les Palestiniens se lèveront à nouveau, ce qu’ils feront, ils ne réussiront peut-être pas tout de suite, mais ils finiront par le faire si nous comprenons qu’ils sont nous, et que nous sommes eux.
* Militant anti-guerre, John Pilger est aussi un journaliste et réalisateur internationalement connu . Consultez son site internet.
11 juillet 2017 – Counterpunch – Traduction: Chronique de Palestine – MJB