Par Hanna al-Shaikh
Les médias ont mal compris le fonctionnement de la direction du Hamas, en établissant des séparations simplistes entre le « modéré » Ismail Haniyeh et l’« extrémiste » Yahya Sinwar. En réalité, le processus décisionnel du Hamas est beaucoup plus institutionnalisé.
Après l’assassinat à Téhéran d’Ismail Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, l’organe consultatif suprême du mouvement, le conseil de la Shura, a rapidement et unanimement choisi Yahya Sinwar pour lui succéder.
Au moment de son assassinat, Haniyeh dirigeait les efforts du Hamas dans les négociations de cessez-le-feu avec les médiateurs, et de nombreux analystes ont prétendu que l’ascension de Sinwar marquait une rupture importante avec les politiques de Haniyeh et d’autres membres de peremier plan du bureau politique.
Une grande partie de cette analyse est erronée.
Elle trahit une connaissance superficielle non seulement des dirigeants du Mouvement de résistance islamique (le Hamas), mais aussi du Mouvement dans son ensemble. L’hypothèse selon laquelle la direction de Sinwar constitue une rupture avec le passé suit une tendance habituelle des analystes occidentaux à considérer les dirigeants palestiniens à travers des binômes vagues et simplistes tels que « faucon contre colombe » ou « modéré contre partisan de la ligne dure ».
Ces étiquettes révèlent plus de confusion qu’autre chose de la part de ces commentateurs.
Une fixation sensationnaliste sur la psychologie de Yahya Sinwar ne fait qu’aggraver ce défaut d’analyse. Cette approche réduit la complexité de la politique à des personnalités et part du principe que la prise de décision du Hamas est largement dictée par une personnalité plutôt que le produit de débats internes et ‘une processus de désignation éprouvés, de délibérations et de consultations complexes et d’une responsabilité institutionnelle.
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Malgré ces failles dans la discussion générale, il est néanmoins intéressant d’explorer la mesure dans laquelle le mandat de Sinwar pourrait être différent de celui de Haniyeh à la tête du Bureau politique. S’agit-il d’une rupture ?
Refuser l’isolement
Pour évaluer la question d’une éventuelle rupture, il convient d’examiner certains parallèles dans les trajectoires de Haniyeh et de Sinwar. Au niveau le plus évident, chacun d’entre eux a fini par devenir le responsable de la direction de Gaza, puis le responsable du bureau politique du Hamas.
Nés dans les camps de réfugiés de la bande de Gaza au début des années 1960, Haniyeh et Sinwar sont entrés dans le monde en tant que réfugiés, ce qui impliquait une existence fondée sur l’exclusion, la dépossession et la marginalisation.
Au mépris de ces conditions, les deux dirigeants ont rejoint le mouvement islamique à Gaza et se sont retrouvés encore plus isolés et séparés dans l’espace : Haniyeh a été exilé dans la ville libanaise de Marj al-Zouhour en 1992, et Sinwar a été emprisonné en 1988 et condamné à une quadruple peine de prison à vie l’année suivante.
Ces difficultés n’ont pas empêché ces deux dirigeants de développer non seulement leurs propres connaissances politiques, mais aussi de jouer un rôle dans le développement du Hamas lui-même.
Dans les conditions difficiles de son exil à Marj al-Zouhour, Haniyeh a acquis de l’expérience dans la coordination des efforts avec les Palestiniens en dehors du Hamas, dans le renforcement des liens avec le Hezbollah et dans l’engagement avec les États arabes et la communauté internationale – ce qui a abouti à l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies demandant leur retour, qu’ils ont pu obtenir un an plus tard.
Cette expérience de la diplomatie et de la négociation avec les groupes palestiniens suivra Haniyeh tout au long de sa carrière.
En 2006, Haniyeh est devenu le premier Premier ministre palestinien démocratiquement élu. Alors que la mise en échec de ce gouvernement d’unité palestinienne a conduit à des combats brutaux entre factions et au début du blocus israélien de Gaza, il a passé des années à travailler à la réconciliation et à l’unité nationales, en plus de ses initiatives sur le plan diplomatique.
Depuis sa prison, Sinwar a continué à développer les capacités de contre-espionnage du mouvement, un processus qu’il a entamé avec la création de l’« Organisation de sécurité et de sensibilisation », connue sous le nom de « Majd », en 1985, dans le but de fournir une formation en matière de sécurité et de contre-espionnage et d’identifier les collaborateurs présumés.
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Lorsque Sinwar est arrêté en 1988, un mois seulement après le début de la première Intifada, il était accusé d’avoir exécuté douze collaborateurs.
En tant que prisonnier, Sinwar a poursuivi ses efforts pour renforcer les moyens de contre-espionnage du mouvement et investir dans les capacités des prisonniers palestiniens. Il parle couramment l’hébreu et est un lecteur passionné.
Cette expertise a eu un impact sur le développement du Mouvement au fil du temps et a contribué à consolider la place de Sinwar en tant qu’autorité du Mouvement en prison.
Un chapitre important et plus connu de l’expérience politique de Sinwar est le rôle clé qu’il a joué dans les négociations qui ont conduit à la libération de plus de 1000 prisonniers palestiniens en 2011, dont Sinwar lui-même, en échange de Gilad Shalit, un soldat israélien capturé par les combattants des Brigades al-Qassam en 2006.
Un aspect moins connu du temps passé par Sinwar en prison est l’habileté avec laquelle il s’est engagé et a rallié les Palestiniens au-delà des lignes factionnelles dans le cadre des grèves de la faim et des manifestations dans les prisons.
Immédiatement après sa libération, il a été en mesure d’utiliser ces compétences pour créer un effet de levier auprès d’Israël et trouver des points d’unité avec les Palestiniens d’autres organisations.
Les négociations après la prison
Peu après son retour à Gaza, Sinwar a été élu au bureau politique du Hamas en 2012. Cinq ans plus tard, il a été élu à la tête de la direction du Hamas à Gaza, succédant à Ismail Haniyeh en 2017.
Les premières années de Sinwar à Gaza sont souvent évoquées comme une période au cours de laquelle le Hamas a resserré les rangs en interne et s’est engagé dans des campagnes publiques contre la collaboration avec Israël, bien que sous une forme assez différente des premiers jours de Majd.
Moins sensationnel et moins propice aux histoires dramatiques, Sinwar s’est également engagé dans plusieurs négociations complexes qui ont changé la trajectoire du mouvement en tant que premier responsable de la direction basée à Gaza.
Dix ans après le début du blocus israélien sur Gaza, les luttes quotidiennes de deux millions de Palestiniens étaient sur le point d’empirer en 2017, lorsqu’une série de décisions de Mahmoud Abbas a intensifié l’impact économique de l’isolement de Gaza.
En mars 2017, l’Autorité palestinienne (AP) basée à Ramallah a réduit les salaires des employés de l’AP à Gaza jusqu’à 30 %, et en juin, les salaires des prisonniers palestiniens « déportés » à Gaza en 2011 ont été complètement supprimés.
Ensuite, dans un geste controversé considéré comme une mesure de punition collective, Abbas a effectivement coupé l’approvisionnement en carburant de Gaza en annulant une exonération fiscale, provoquant une crise énergétique qui a réduit l’approvisionnement en électricité disponible pour les Palestiniens de Gaza d’environ huit à quatre heures par jour.
Par la suite, la seule centrale électrique de Gaza a été contrainte de fermer.
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Dans un geste qui a pris de nombreux observateurs par surprise, Sinwar a conclu un accord avec l’ancien chef des forces de sécurité préventive de l’Autorité palestinienne, Muhammad Dahlan, pour faire face aux crises provoquées par les changements de politique de Ramallah.
Dahlan, comme Sinwar, est né dans le camp de réfugiés de Khan Younis, est devenu un dirigeant clé du Fatah jusqu’à ce qu’il se brouille avec la direction du parti en 2011, et s’est ensuite installé aux Émirats arabes unis. L’idée d’un accord entre le Hamas et l’homme qui a mis en œuvre les souhaits de l’administration Bush de perturber le gouvernement d’unité palestinienne dirigé par le Premier ministre récemment élu, Ismaïl Haniyeh, était inconcevable au début de la scission entre Gaza et la Cisjordanie, il y a dix ans.
Les questions intérieures et régionales exigeaient cependant que les dirigeants du Mouvement s’adaptent, et Sinwar était prêt à discuter.
L’accord Hamas-Dahlan a connu un succès limité, mais il a mis en évidence deux aspects essentiels du mandat de Sinwar à la tête de la bande de Gaza : aplanir les divergences avec d’autres segments de la politique et de la société palestiniennes et équilibrer les relations extérieures dans un nouveau paysage régional.
Plus précisément, grâce à ses liens étroits avec les gouvernements des Émirats arabes unis et de l’Égypte, Dahlan a obtenu l’entrée de carburant par le point de passage de Rafah. Ce point est important, car les relations entre l’Égypte et le Hamas étaient des plus tendues au début du premier mandat de Sinwar à la tête de la bande de Gaza.
Au fil du temps, Sinwar a pu continuer à réduire les tensions avec l’Égypte dans les mois et les années qui ont suivi.
En s’appuyant sur les mobilisations populaires palestiniennes indépendantes connues sous le nom de Grande Marche du retour (2018-19) et sur une tentative ratée du Mossad d’infiltrer et de placer des équipements de surveillance à Gaza en novembre 2018, la direction du Hamas a obtenu un certain nombre de concessions qui ont atténué l’impact du blocus israélien sur Gaza, notamment un assouplissement des restrictions sur les déplacements au point de passage de Rafah avec l’Égypte, un plus grand nombre de camions transportant des marchandises et de l’aide entrant quotidiennement à Gaza, et de l’argent liquide pour payer les salaires des fonctionnaires.
Il est largement reconnu que Sinwar a joué un rôle majeur dans l’amélioration des relations du Hamas avec les autres membres de l’« axe de la résistance » après que la direction du Hamas a quitté Damas en 2012 au milieu du soulèvement et de la guerre civile en Syrie.
Le rôle de Sinwar dans l’amélioration et la renégociation des conditions des relations du Hamas avec d’autres acteurs régionaux en dehors de ses alliances étroites n’est pas aussi largement reconnu. L’accent mis sur ses liens avec l’« axe » limite la discussion sur la direction de Sinwar dans les limites d’un certain courant idéologique, mais sa volonté de négocier signale une approche plus sophistiquée de l’équilibre des pouvoirs régionaux que ces étiquettes arbitraires ne le permettent.
Sinwar et ses prédécesseurs
Deux concepts opérationnels du lexique politique du Hamas – l’accumulation et la consultation – sont essentiels pour comprendre le fonctionnement du mouvement et de ses dirigeants. Toute compréhension du Mouvement en général, ou du pouvoir de Sinwar sur Gaza en particulier, doit prendre en compte ces composantes indispensables du dynamisme institutionnel et du pouvoir en constante évolution du Hamas.
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L’accumulation est couramment utilisée pour qualifier les avancées militaires au fil du temps. Il est également utile de considérer l’accumulation en termes de compétences et d’expérience politiques que les dirigeants du Hamas apportent à la table pour gérer les questions difficiles de la gouvernance sous blocus, de la satisfaction des besoins humanitaires sous le siège, des moments d’isolement régional, des moments de construction et de calibrage d’alliances régionales et de la réconciliation nationale avec d’autres organisations palestiniennes.
Poser les bases des succès politiques et de l’accumulation militaire se prête plus souvent à la continuité qu’à la rupture.
La consultation décrit les meilleures pratiques et structures au sein du Hamas. Le mouvement dispose d’organes consultatifs à différents niveaux qui fonctionnent comme des structures de responsabilité et de conseil pour la direction politique.
Les membres sont élus et représentent les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de la diaspora et des prisons. L’organe consultatif de haut niveau, le Conseil général de la Choura, nomme les membres d’un organe indépendant qui coordonne et supervise les élections du Bureau politique afin de garantir la transparence.
Bien que peu d’informations sur ces structures soient rendues publiques, un scénario d’urgence tel que l’assassinat d’Ismail Haniyeh a révélé que le Conseil général de la Shura nommera un successeur dans des circonstances exceptionnelles (Sinwar a été élu à l’unanimité).
La pratique et la structure de la consultation ne se limitent pas à l’aile politique du Hamas. L’aile militaire du mouvement, les Brigades al-Qassam, dispose également de procédures de consultation – en fait, Sinwar a joué le rôle de coordinateur entre l’aile militaire et l’aile politique après avoir rejoint le Bureau politique.
Zaher Jabareen, qui a créé les Brigades al-Qassam dans le nord de la Cisjordanie, a expliqué que les commentaires sur la centralisation de l’appareil Majd sont inexacts, car les décisions concernant les personnes suspectes ne sont pas entre les mains d’une seule personne – elles font l’objet de procédures en plusieurs étapes, ainsi que d’enquêtes supplémentaires menées par un « appareil professionnel » distinct.
M. Jabareen a fait remarquer qu’il existe de sérieuses de sérieuses obligations de rendre des comptes, en cas de mauvaise gestion d’une affaire par le personnel de sécurité.
Suivant cette même dynamique, lorsqu’un dirigeant comme Sinwar ou Haniyeh prend ou prenait une décision importante, non seulement c’était après avoir consulté des personnalités expérimentées, mais également en étant responsable devant les groupes d’intérêt au sein du mouvement ou de la société en général qui font pression sur lui pour qu’il prenne des mesures.
En tant que responsables de la direction et du bureau politique de Gaza, Sinwar et Haniyeh ont travaillé ensemble et ont souvent participé à des réunions publiques avec divers groupes d’intérêt afin de se rallier à la réconciliation nationale.
Pour eux, la réconciliation nationale ne consistait pas seulement à faire amende honorable auprès du Fatah et à unir le corps politique palestinien, mais aussi à combler d’autres formes de fossés politiques, ainsi que les problèmes sociaux et socio-économiques à Gaza. Tout cela pour se préparer à la bataille à venir, pour accumuler la force militaire nécessaire, le soutien populaire et l’unité politique.
Il semble que la consultation se fasse à la fois du haut vers le bas et du bas vers le haut.
Les déclarations de Sinwar et de deux de ses prédécesseurs montrent comment l’accumulation de forces et de succès a favorisé la continuité entre chaque nouvelle ère.
Khaled Meshaal a exposé les priorités de son dernier mandat lors d’une interview en mai 2013 :
- la résistance ;
- le centrage de Jérusalem comme cœur de la cause palestinienne ;
- la libération des prisonniers ;
- la lutte pour le droit au retour et la promotion du rôle de la diaspora dans la lutte ;
- la réconciliation nationale entre les factions palestiniennes qui unit et rassemble le corps politique palestinien autour de la résistance ;
- l’engagement de la nation arabe et islamique ;
- l’engagement de la communauté internationale aux niveaux populaire et officiel ;
- et le renforcement des institutions internes du Hamas, l’extension de son pouvoir et l’ouverture du mouvement vers d’autres formations palestiniennes, et vers d’autres Arabes et Musulmans en général.
La remarque de Khaled Meshaal concernant les prisonniers est remarquable. Il les a décrits comme la « fierté de notre peuple ». Lorsqu’on lui a demandé des détails sur le plan visant à garantir leur liberté et s’il impliquait la capture d’autres soldats israéliens, Meshaal a refusé de s’étendre sur le sujet.
Deux mois plus tard, le renversement du gouvernement Morsi en Égypte allait complètement changer la formule des opérations du Hamas, ce qui a probablement entraîné un recalibrage de la direction du Bureau politique. Malgré les défis que cela représentait pour le Hamas, juste un an plus tard, lors de la guerre israélienne de 51 jours contre Gaza en 2014, des combattants al-Qassam ont pénétré en Israël, visant ses bases militaires à au moins cinq reprises, et ont capturé les corps de deux soldats au cours de la guerre.
Aujourd’hui, cette accumulation et cette continuité se retrouvent dans les déclarations des dirigeants du Hamas qui expliquent que l’objectif de l’opération du 7 octobre était de capturer des soldats israéliens en vue d’un échange de prisonniers.
Au début du dernier mandat de Meshaal, lui et Haniyeh ont publiquement rejeté les rumeurs de tensions entre eux. Ces rumeurs ont persisté tout au long des années, sans que l’on accorde suffisamment d’attention aux messages au contenu identique de chaque dirigeant, qui indiquent des priorités communes.
La vision, les messages et les priorités partagés se sont poursuivis avec Haniyeh à la tête du Bureau politique. Après la guerre israélienne de 2021 contre Gaza, surnommée « la bataille de l’épée de Jérusalem » par les Palestiniens – qui a coïncidé avec un soulèvement palestinien connu sous le nom d’« Intifada de l’unité », qui s’est étendu de Jérusalem à la Cisjordanie, aux citoyens palestiniens d’Israël et aux communautés de réfugiés palestiniens au Liban et en Jordanie – Ismail Haniyeh a prononcé un discours de victoire qui souligne le rôle central de la continuité et de l’accumulation au sein du Mouvement.
Yahya Sinwar : « la lutte contre l’occupation n’est pas une guerre de religion »
M. Haniyeh a qualifié la bataille de « victoire stratégique » et a déclaré que la suite « ne ressemblera pas à ce qui l’a précédée », ajoutant qu’il s’agit d’une « victoire divine, d’une victoire stratégique, d’une victoire très riche » au niveau de la scène nationale palestinienne, de la nation arabe et islamique, au niveau des masses mondiales et au niveau de la communauté internationale.
Le discours a mis l’accent sur l’accumulation des forces et l’engagement envers les priorités et les efforts des époques précédentes du Mouvement qui ont permis d’aboutir à cette victoire. Il préfigurait également les changements majeurs à venir.
Dans la période précédant le 7 octobre, Sinwar a prononcé un discours dans lequel il déclarait :
« Dans une période limitée de quelques mois, que j’estime ne pas dépasser un an, nous forcerons l’occupation à faire face à deux options : soit nous la forçons à appliquer le droit international, à respecter les résolutions internationales, à se retirer de la Cisjordanie et de Jérusalem, à démanteler les colonies, à libérer les prisonniers et à assurer le retour des réfugiés, pour parvenir à la création d’un État palestinien sur les terres occupées en 1967, y compris Jérusalem ; soit nous plaçons cette occupation dans un état de contradiction et de collision avec l’ensemble de l’ordre international, nous l’isolons de manière extrême et puissante, et nous mettons fin à son intégration dans la région et dans le monde entier, en nous attaquant aux brêches qui se sont produites sur tous les fronts de la résistance au cours des dernières années ».
Dans ce contexte, il convient de se demander si Sinwar est vraiment aussi imprévisible que le prétendent les commentateurs. Ses déclarations remettent également en question la présentation de l’ascension de Sinwar comme une rupture totale avec le passé du mouvement.
Le Hamas en tant que médiateur
La personnalité de Yahya Sinwar a fait l’objet d’un sensationnalisme dans les médias occidentaux (et même arabes).
D’une manière générale, ces discussions sur le Hamas ont souvent été basées sur des rumeurs, des insinuations et des affirmations non fondées qui tendent à mettre en évidence les désaccords entre certains segments de sa direction, étiquetant les dirigeants selon des lignes telles que « les modérés qui favorisent la diplomatie et les négociations » par rapport aux « faucons militants ».
En examinant certains aspects des trajectoires de Sinwar et de Haniyeh, il devrait apparaître plus clairement que si les personnalités et les spécificités du parcours de chaque dirigeant ont un impact sur leur prise de décision, ce n’est qu’une partie de la manière dont ces dirigeants, et le Mouvement dans son ensemble, prennent des décisions.
Au fil des ans, le Hamas a démontré sa capacité à tirer parti de la diversité des parcours de ses dirigeants pour renforcer ses capacités sur les fronts militaire, politique, diplomatique et populaire. Enraciné dans les principes de consultation et d’accumulation, le Hamas est à la fois un mouvement horizontal et un mouvement institutionnel.
Des institutions efficaces telles que le Conseil de la Shura ont aidé le mouvement à traverser des moments d’incertitude, comme à la suite de l’assassinat d’Ismail Haniyeh.
C’est le dernier exemple en date où le Hamas a fait preuve d’un dynamisme et d’une flexibilité institutionnels sans précédent par rapport à l’histoire du renforcement des institutions parmi les organisations palestiniennes.
Dans ce contexte, ce qui peut apparaître comme des différences significatives entre les dirigeants peut devenir une source de renforcement pour le Mouvement, lui permettant d’équilibrer les demandes parfois contradictoires de divers groupes, en particulier lorsqu’il prend des décisions dans un contexte de haute surveillance, de menace constante d’assassinat et d’emprisonnement de ses dirigeants, et d’attaques permanentes contre ses structures et ses institutions.
Il ne s’agit pas de nier qu’il existe parfois des désaccords entre les dirigeants du mouvement. Ce facteur existe depuis la fondation de l’organisation en 1987. Cependant, le Hamas est aussi un mouvement d’institutions, de procédures et de mécanismes de responsabilité. La règle générale a été la consultation, l’accumulation et l’équilibre entre les besoins des différents groupes d’intérêt.
La preuve en a été donnée publiquement et de manière cohérente dans les messages des dirigeants de l’organisation, non seulement tout au long de cette guerre génocidaire en cours, mais tout au long de ses 37 ans d’histoire.
À la suite de l’opération « Déluge d’al-Aqsa » du 7 octobre 2023 et du génocide qui s’en est suivi à Gaza, de nouvelles questions ont été soulevées au sujet du Hamas en général et de la personnalité de Yahya Sinwar en particulier.
Nombreux sont ceux qui considèrent encore Sinwar comme le cerveau imprévisible de l’opération, insistant sur une version dans laquelle Sinwar aurait eu à lui seul le pouvoir de mener une opération sans précédent contre Israël, avec toutes les implications locales, régionales et internationales complexes qui résulteraient d’un tel événement.
Il ne s’agit ni de surestimer le Hamas, ni de rejeter la faute sur une « pomme pourrie » pour permettre le retour d’un Hamas « démilitarisé » à la tête de l’État.
Pour certains experts autoproclamés, l’utilisation de cette explication découle d’une compréhension des plus superficielles du mouvement. Pour d’autres, il s’agit de couvrir Israël pour ses échecs militaires au cas où il capturerait Sinwar et de substituer cela à la « victoire totale ».
Dans cette optique, si Sinwar est le Hamas et si le Hamas est Sinwar, l’élimination de l’un mettrait fin à l’autre.
En réalité, ce que nous pensons savoir de la planification et de la mise en oeuvre de l’offensive du 7 octobre – et des opérations ultérieures du Hamas face à la guerre génocidaire d’Israël – n’est probablement qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais les éléments accessibles au public dont nous disposons nous indiquent que Yahya Sinwar n’est pas si imprévisible que cela.
À l’instar de ses prédécesseurs, il s’est montré très ouvert et très clair sur la direction que prenait l’organisation. Les signes étaient présents partout depuis au moins deux ans, tant au niveau officiel qu’au niveau de la base.
Les grandes puissances ont été choquées parce qu’elles ont sous-estimé et ignoré le Mouvement, et non parce qu’elles ont été mystifiées. Le récit autour de Sinwar fournit également une couverture aux « experts » pour expliquer leur connaissance très insuffisante du mouvement, au mieux, ou leur analyse mensongère, au pire.
Ce que les dits analystes auraient dû savoir, c’est que le Hamas est un mouvement d’institutions et que, comme tout autre mouvement de masse, il rassemble différents courants et orientations politiques qui peuvent être en désaccord sur la tactique, mais pas sur la stratégie.
La règle de l’organisation a été celle de la continuité malgré la fragmentation géographique et les différentes écoles de pensée sur la façon d’aller de l’avant. Il y a eu des moments de débats très durs et de désaccords publics, mais ils ne sont pas tenus secrets et se déroulent parfois dans des lieux publics.
Cette situation est conforme à la dynamique d’une organisation dont les élections internes sont robustes et concurrentielles.
Très peu des rapports attribués à des « sources anonymes proches du Hamas » sur les désaccords internes au sein du Hamas, ou sur la restructuration du Mouvement par Sinwar, sont étayés.
Il est possible que les opérations du mouvement changent en raison de la guerre en cours et que ses institutions se transforment en conséquence. Toutefois, tant que des preuves tangibles ne seront pas disponibles, les analystes seraient bien avisés de fonder leurs réflexions sur les nombreux écrits, discours et interviews qui mettent en lumière des aspects inutilement mystifiés du Hamas et de ses dirigeants.
Il n’existe aucun fait crédible suggérant que Sinwar a totalement remanié la structure du mouvement et centralisé le pouvoir autour de sa personne. Cependant, de nombreux éléments montrent que Sinwar n’est pas seulement un produit du mouvement, mais quelqu’un qui a passé des décennies à le construire et qu’il est peu probable qu’il ait négligé les personnes avec lesquelles il a grandi politiquement et les processus qu’il a contribué à mettre en place.
Un jour, après la fin de cette guerre génocidaire, il est possible que de nouveaux détails apparaissent qui modifieront la compréhension du Hamas et contrediront les hypothèses qui circulent actuellement. Dans ce cas, il sera judicieux de replacer les nouveaux éléments dans leur contexte historique et d’exiger des « experts » qui n’ont pas fait leur travail qu’ils respectent des normes plus strictes.
Auteur : Hanna al-Shaikh
* Hanna Alshaikh est coordinatrice du projet Palestine au Centre arabe de Washington DC. Elle est également doctorante en histoire et en études du Moyen-Orient à l'université de Harvard, et titulaire d'une maîtrise du Centre d'études du Moyen-Orient de l'université de Chicago. Auparavant, Hanna était professeur adjoint au département d'études religieuses de l'université DePaul, où elle donnait des cours sur la religion et la politique au Moyen-Orient. Ses écrits ont été publiés dans des journaux tels que The Hill, Vox, Middle East Eye, Metras et The Nation
30 août 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah